L'histoire du Soudan est marquée par l'influence militaire et culturelle de ses voisins, dont l'Égypte, la péninsule Arabique, l'Éthiopie, les deux Congo (République du Congo et République démocratique du Congo) et le Tchad ainsi que, plus récemment, du Royaume-Uni et des États-Unis. Son territoire recoupe celui de plusieurs anciens royaumes dont le royaume de Koush, ceux du Darfour et de Nubie.1
L'égyptianisation de la Nubie
Dès le IIe millénaire avant J.-C., des pharaons égyptiens entreprennent la conquête de la Nubie, le « pays de Koush » (correspondant à peu près au nord du Soudan actuel), et parviennent jusqu'à la quatrième cataracte du Nil. Cependant, vers 700 avant notre ère, le royaume koushite, mais égyptianisé, de Napata conquiert l'Égypte et s'étend jusqu'au delta du Nil. Cette dernière se défait de l'emprise des souverains koushites, qui se replient à Napata, puis, plus au sud, à Méroé.
Le royaume de Méroé subsistera sept siècles, jusqu'au IVe siècle après J.-C.
Il est alors supplanté par l'Empire éthiopien d'Aksoum (ou Axoum), converti au christianisme à la même époque par des missionnaires de l'Empire byzantin. Subsistent trois petits royaumes soudanais du Nord, Nobatia, Aloa et Makouria, qui se convertissent eux aussi au christianisme avant de tomber l'un après l'autre au fil des siècles sous la domination arabe, qu'accompagne une forte immigration de Bédouins.2
Période islamique (XIVe-XIXe siècle)
En septembre 1315, les Mamelouks d'Égypte lancent une expédition contre le royaume chrétien de Makurie ; le sultan du Caire al-Nâsir dépose Kérenbés, dernier roi chrétien de Dongola, qui refusait de payer le tribut. Il installe sur le trône un roi nubien musulman nommé Abdallah ibn-Sanbou. Ce dernier est à son tour renversé par un autre musulman, Kanz ed-Daoula, qui occupe la région jusqu’en 1382. Il est en lutte continuelle contre les Égyptiens et parvient à occuper temporairement la région d’Assouan, mais il en sera définitivement chassé à la fin du siècle par les troupes égyptiennes. Le royaume d’Aloa, plus au sud, reste à l’écart de ces combats, mais lorsque Dongola tombe, il est coupé de la chrétienté, car le royaume d’Aksoum lui est hostile.
Le 29 mai 1317, la cathédrale de Dongola est officiellement transformée en mosquée. L’islamisation des élites commence.
En 1484, Amara Dounkas (1484-1526) fonde le royaume foundj de Sennar (ou Sinnar) qui annexe le royaume d’Alodie en 1504. Il règne entre le Nil blanc et le Nil bleu sur une population composée d’Arabes, de Nubiens, de Méroïtiques et de Noirs. Les Foundj ont Sennar pour capitale sur le Nil bleu dont ils contrôlent la vallée. L’essentiel des exportations est composé des esclaves des tribus païennes de l’ouest et du sud.
À la fin du XVIIIe siècle, le royaume foundj est ruiné par les luttes intestines des rois et de leurs vizirs Hamadj. Le royaume, qui a déjà perdu le Kordofan au profit du Darfour, ne contrôle plus que Sennar, la capitale, et la Gezirah (« île »), riche terre entre le Nil Blanc et le Nil Bleu où l’irrigation est possible ; il connaît une succession de meurtres de sultans jusqu’en 1821 avant d’être conquis par l’Égypte alaouite.3
La conquête égyptienne
La région avait depuis longtemps des liens linguistiques, culturels, religieux et économiques avec l'Égypte et avait partiellement été sous la même autorité administrative à différentes périodes depuis l'époque des pharaons. Méhémet Ali menait une politique agressive d'extension de son autorité avec pour objectif la possibilité de supplanter l'Empire ottoman (dont il était le vassal) et voyait le Soudan comme une extension naturelle du territoire égyptien. Pendant son règne et celui de ses successeurs, l'Égypte et le Soudan sont parvenus à être administrés par une entité politique unique, tous les membres dirigeants de la dynastie de Méhémet Ali cherchant à préserver et prolonger « l'unité de la vallée du Nil ». Cette politique a été étendue et intensifiée plus particulièrement par le petit-fils de Méhémet Ali, Ismaïl Pacha, sous le règne duquel la majeure partie restante du Soudan moderne a été conquise.4
En octobre 1820, sur ordre de la Porte, Méhémet Ali organise une mission au Soudan dirigée par son fils Ismaïl Kamil. Le 12 juin 1821, après avoir soumis Dongola et les Chaïkieh, Ismaïl entre à Sennar et annexe le royaume Foundj. Son lieutenant, le defterdar Mohammed Kousrao conquiert le Kordofan sur le Darfour dont la capitale tombe le 16 août. La révolte en Grèce ne permet pas de continuer la conquête vers le Darfour. Quatre gouverneurs sont installés à Dongola, à Berber, à Sennar et au Kordofan.
L’Égypte impose au Soudan un régime administratif sévère dominé par les « Turcs », al-Turkiyya (la Turquerie), en réalité des gens de langue turque (Albanais, Circassiens, anciens mamelouks ralliés au khédive). Le turc osmanli devient la langue administrative. Des impôts très lourds payables en nature (bétail et esclaves) sont levés. Les Égyptiens instituent un régime fiscal qui suscitera maintes révoltes. La base de la taxation est la terre, l’unité taxée étant le nombre de grandes roues à eau (sagiya) qui doivent payer de 15 à 132 piastres par an selon la production. Les terres non irriguées sont beaucoup moins imposées, mais les palmiers-dattiers le sont aussi. Les soldats noirs, qui meurent de maladie hors du Soudan, sont affectés à la colonisation de leurs propres terres. Ils forment une armée de mercenaires efficace (Nubi) et plus tard serviront à la colonisation des Allemands au Tanganyika et des Belges au Congo.
Des esclaves sont recrutés massivement pour l’armée du khédive et entraînés à Assouan. Un des motifs de l’expansion égyptienne le long de la vallée du Nil est la traite des esclaves, en particulier pour approvisionner l’armée en soldats. Méhémet Ali compte obtenir annuellement entre 20 et 40 000 hommes par an, mais la traite ne lui en procurera qu’entre 2 et 3 000.
Dès octobre 1822, le pays se révolte contre le système d’impôts imposé par l'Égypte. Ismaïl Kamil est brûlé vif. La situation est rétablie par le defterdar Mohammed Kousrao, qui vainc les rebelles à la bataille de Makdur en septembre 1823. Le defterdar est remplacé comme commandant en chef des troupes égyptiennes par Uthman Jarkas al-Biringi en septembre 1824 qui fixe son quartier général à Khartoum au confluent des deux Nils.5
Engagement britannique
Avec l'ouverture du canal de Suez en 1869, l'importance économique et stratégique de l'Égypte et du Soudan ont considérablement augmenté, attisant les appétits coloniaux des Grandes puissances, au premier rang desquelles le Royaume-Uni. Dix ans plus tard en 1879, la dette étrangère colossale du gouvernement d'Ismaïl Pacha servit de prétexte aux grandes puissances pour le forcer à abdiquer et le faire remplacer par son fils Tawfiq. La façon dont fut orchestrée par les puissances étrangères l'ascension au trône de Tawfik a énormément irrité les milieux nationalistes égyptiens et soudanais, qui étaient ulcérés par l'influence toujours croissante de gouvernements européens et des marchands dans les affaires du pays. La situation a été envenimée par la corruption supposée de Tawfiq ainsi que sa mauvaise gestion et culmina en fin de compte avec la Révolte d'Urabi. Son maintien sur le trône étant menacé, Tawfiq fait alors appel à l'aide britannique. En 1882, à la demande de Tawfiq, Alexandrie, le principal port de l'Égypte et du Soudan, fut bombardée par les Britanniques qui envahirent par la suite le pays. Les forces britanniques renversèrent le gouvernement Urabi au Caire et procédèrent à l'occupation du reste de l'Égypte et du Soudan en 1882. Si officiellement l'autorité de Tawfiq fut rétablie, en réalité les Anglais prirent en grande partie le contrôle de l'Égypte et du Soudan.6
Un pays né des rivalités coloniales
Le Soudan lui-même est le produit des rivalités passées entre grandes puissances. La bataille ou plutôt le massacre d’Omdurman, près de Khartoum, au cours de laquelle les troupes du général britannique Kitchener taillèrent en pièces 10 000 soldats soudanais, eut lieu le 3 septembre 1898. Cette bataille marqua l’intégration du Soudan dans l’empire britannique sous le statut hypocrite de « condominium anglo-égyptien ». Cela signifiait que l’administration et la police y étaient organisées et payées par l’Égypte (alors protectorat britannique), mais que des officiers britanniques, formellement rattachés à l’armée égyptienne mais ne recevant d’ordres que de Londres, occupaient toutes les positions-clés.
Mais surtout, la mainmise britannique sur le Soudan marqua la dernière étape décisive dans le partage de l’Afrique entre les grandes puissances coloniales. Dans la guerre plus ou moins ouverte à laquelle ce partage donna lieu, la région occupée aujourd’hui par le Soudan constituait un enjeu majeur dans la lutte que se livraient les deux principales puissances rivales, la Grande-Bretagne et la France. Londres avait réussi à évincer la France de l’Égypte, qui avait été un temps sous protectorat anglo-français. Mais pour que sa victoire soit complète, il était vital que le Soudan et les rives de la Mer Rouge échappent à l’influence française.
Le Soudan n’était pas, en lui-même, très attractif pour les puissances coloniales. Il n’avait pas de richesses naturelles connues. C’était un pays rural, très arriéré, dont la population était pauvre et en partie nomade. Mais qui contrôlait le Soudan contrôlait aussi le cours supérieur du Nil, et pouvait donc prendre l’économie égyptienne à la gorge. De plus, grâce à sa position dominante en Afrique occidentale et centrale, la bourgeoisie française menaçait d’établir sa propre route commerciale à travers le continent africain, de l’Atlantique à la Mer Rouge. Pour ce faire, la France n’avait plus qu’à imposer son droit de passage à travers le Soudan. En sens inverse, le contrôle du Soudan offrait aux Britanniques un lien physique entre leur protectorat égyptien et leurs colonies d’Afrique orientale (l’Ouganda et le Kenya d’aujourd’hui).
En fait, si le Soudan vit le jour sous sa forme actuelle, ce fut en grande partie pour servir de zone-tampon entre les empires coloniaux français et britannique. Le caractère artificiel de ses frontières est d’ailleurs évident au vu de ses quelque 1500 kilomètres de frontières rectilignes au nord-nord-est, visiblement tracées à la règle sur une carte, sans tenir le moindre compte de la géographie ni des populations. Du Soudan ainsi constitué, seule la partie située au nord-est du pays avait jamais existé en tant qu’entité politique distincte. Le nord et le centre du pays comprenaient plus d’une demi-douzaine d’ethnies différentes, dont certaines furent coupées en deux par ces frontières avec ce qui constitue aujourd’hui le Tchad, l’Égypte, l’Érythrée et l’Éthiopie. Sur le plan politique, ces ethnies avaient toujours été divisées en de nombreux fiefs féodaux rivaux. Leur seul point commun était d’avoir longtemps été soumises au pillage des commerçants et marchands d’esclaves arabes venus d’Égypte. C’est ainsi que l’Islam avait été imposé à la majorité de ces populations au fil des siècles ainsi que, bien que dans une moindre mesure, l’usage de l’arabe.
Quant au sud du pays, il était encore plus divisé et comprenait une multitude de groupes ethniques, apparentés pour l’essentiel aux populations noires d’Afrique centrale. Dans le Sud, qui n’avait jamais eu beaucoup de contacts avec le Nord, les religions traditionnelles et le christianisme des missionnaires européens prédominaient, plutôt que l’Islam. Presque tous les groupes ethniques du Sud couvraient des régions qui s’étendaient loin à l’intérieur des territoires actuels de l’Éthiopie, Ouganda, Congo et République centrafricaine. L’inclusion de cette mosaïque de groupes ethniques d’Afrique noire au sein du Soudan était si aberrante que même l’administration coloniale britannique en vint à élaborer un plan visant à incorporer le sud soudanais dans un « grand Ouganda ». Si ce plan ne vit finalement jamais le jour, ce fut en partie parce qu’il ne résolvait pas tous les problèmes mais aussi du fait des rivalités entre les sections égyptienne et est-africaine de l’Office Colonial de Londres.
Par la suite, les autorités coloniales britanniques s’ingénièrent à verser de l’huile sur le feu des nombreuses divisions ainsi créées au sein de la population soudanaise, jouant les ethnies les unes contre les autres, et surtout les populations du Nord contre celles du Sud. Ainsi, sous prétexte de préserver le Sud des pressions arabes, mais en réalité pour empêcher un possible exode de la population pauvre du Sud vers le Nord plus riche, l’administration coloniale mena une politique visant à isoler le Sud du reste du pays, ce qui empêcha le développement de tout lien entre les populations.
La constitution artificielle du Soudan et la politique suivie par la suite par les autorités coloniales britanniques créèrent les conditions qui conduisirent à la guerre civile qui a ravagé le Soudan. Le début de cette guerre remonte à 1955, un an avant l’accession du pays à l’indépendance, avec la rébellion de soldats du sud soudanais contre la politique de « soudanisation » du gouvernement semi-autonome d’alors (nomination systématique au Sud de fonctionnaires venus du Nord). Depuis, cette guerre n’a jamais cessé, à l’exception d’une période de 11 ans, entre 1972 et 1983.
L’époque de la guerre froide
Deux ans seulement après l’indépendance de 1956, le Soudan connut le premier d’une longue série de coups d’État. En 1958, le général Abboud s’empara du pouvoir, interdit les partis politiques et les syndicats et instaura un état d’urgence qui devait durer jusqu’à son renversement en 1964.
La principale cause de ce coup d’État tenait sans doute à la montée de l’agitation populaire face à l’aggravation de la situation économique du pays et à la corruption des partis religieux au pouvoir jusque-là. Mais ce coup d’État avait aussi un lien direct avec la politique de l’impérialisme américain dans la région. La position stratégique du Soudan et l’impulsion donnée au nationalisme arabe par la nationalisation du canal de Suez par Nasser en 1956, avaient incité Washington à rechercher les bonnes grâces du régime soudanais pour lui faire abandonner la politique de non-alignement qu’il menait dans l’ombre de Nasser et se ranger dans le camp impérialiste. Nixon, alors vice-président des États-Unis, avait visité Khartoum pour inviter le gouvernement à signer un « plan Eisenhower », pur produit de la guerre froide qui offrait au pays une aide économique et militaire (y compris la construction de bases américaines) afin de contrebalancer l’influence soviétique au Moyen-Orient (illustrée par l’aide militaire apportée par l’Union Soviétique à Nasser). L’offre américaine scinda en deux la coalition au pouvoir. Le Parti Umma, principal parti religieux du Nord, se rangea résolument dans le camp pro-américain avec le soutien des cercles dirigeants de l’armée et, malgré l’opposition de ses partenaires gouvernementaux, il accepta de signer le texte proposé par les Américains. Face à la montée en force d’une coalition anti-américaine qui menaçait le parti Umma de destitution, ses dirigeants firent appel au général Abboud. Ainsi le Soudan devint-il l’un des composants de la politique de l’impérialisme américain au Moyen-Orient.
Il y avait cependant, à l’intérieur de l’armée, un courant d’opposition à cette politique pro-américaine. Suivant l’exemple de Nasser en Égypte, une Organisation des Officiers Libres fut créée par de jeunes officiers en 1959, pour s’opposer à la dictature d’Abboud et promouvoir une politique nationaliste anti-américaine, une gestion étatique de l’économie et la démocratie politique. Ces jeunes officiers participèrent par la suite à toute une série de tentatives pour renverser Abboud tentatives qui, si elles échouèrent, n’en contribuèrent pas moins à affaiblir la dictature.
Entre temps, les méthodes brutales d’Abboud alimentaient la mobilisation des classes laborieuses et de la petite bourgeoisie étudiante. Le Parti Communiste clandestin, qui apparaissait comme la seule force d’opposition active au sein de la population, se trouva en mesure de prendre la tête des mouvements de protestation et des grèves de masse qui aboutirent à la grève générale du 26 octobre 1964 à l’appel d’un Front National, une alliance bizarre entre les vieux partis religieux, le Parti Communiste et les syndicats illégaux. Quand le régime fit appel à l’armée, l’agitation de l’Organisation des Officiers Libres porta ses fruits : les officiers refusèrent de donner l’ordre à leurs troupes de tirer sur les manifestants qui avaient envahi les rues de la capitale et Abboud se vit contraint de remettre le pouvoir au Front National.
Le nouveau gouvernement aussitôt formé comportait un ministre issu de chacun des partis religieux (y compris les Frères Musulmans intégristes), un ministre du Parti Communiste, le secrétaire général de la fédération syndicale soudanaise et le président de l’Association des paysans de Gezira, l’organisation paysanne la plus importante et la plus militante du pays, ainsi que deux ministres représentant les forces politiques du Sud. Le programme de ce gouvernement, appelé Charte Nationale, proposait une rupture claire avec l’impérialisme, le respect des droits civils et la libération des prisonniers politiques. En revanche, il ne parlait pas, et c’était significatif, d’un quelconque changement social ou économique.
Ce programme résumait très bien la politique du Parti Communiste du Soudan, comme d’ailleurs celle de tous les partis communistes dans les pays du tiers monde à l’époque. Il n’était pas question pour les dirigeants communistes de postuler au pouvoir au nom des classes pauvres. Le Front National, c’était l’alliance « démocratique » de toutes les classes, c’est-à-dire la soumission des classes pauvres aux classes privilégiées et il n’était pas question pour le Parti Communiste d’offrir aux partis religieux le moindre prétexte pour quitter la coalition même s’il devait pour cela faire passer à la trappe son propre programme et les aspirations des masses pauvres. Derrière son langage radical, la politique du PC était avant tout dictée par les intérêts de la bureaucratie soviétique, qui voulait voir le Soudan réintégrer le camp des non-alignés. Les intérêts des masses pauvres pouvaient bien attendre !
Cette politique n’offrait aucune perspective à la population pauvre qui avait renversé la dictature. Elle ne pouvait que la démobiliser et la désarmer. Bientôt, l’ordre fut rétabli dans les rues. Les partis traditionnels n’eurent plus qu’à invoquer le « respect des droits civils » inscrit dans la Charte Nationale et réactiver le vieux système électoral hérité des Britanniques système qui excluait la grande masse des pauvres de la vie politique. Ils purent ainsi faire basculer le rapport de force au sein de la coalition gouvernementale en leur faveur. Et trois ans après le renversement d’Abboud, les partis religieux se sentirent suffisamment forts pour prendre le risque d’expulser du Parlement les 16 députés communistes qui y siégeaient.
D’une certaine façon, ce coup de force ne fit que marquer le retour à l’ancien régime de corruption qui avait précédé le coup d’État d’Abboud. Mais il marqua aussi le retour à la politique de non-alignement qui avait marqué cette période. C’était sans doute une politique des plus modérées, très éloignée de l’anti-impérialisme virulent proclamé par la Charte Nationale. Mais l’éclatement de la guerre des Six Jours, en 1967, contraignit les dirigeants soudanais à sortir des déclarations rituelles pour choisir leur camp. Et, au grand dam des dirigeants de Washington, ils choisirent celui des pays arabes contre Israël. C’est ainsi que l’on vit le spectacle étrange de ces partis religieux soudanais, rompant leurs relations diplomatiques avec les États-Unis et se tournant vers l’Union Soviétique pour lui demander son aide militaire et économique que les dirigeants du Kremlin leur accordèrent d’ailleurs sans condition.
Du faux radicalisme de Nemeiry à la charia
Une fois de plus cependant, devant le mécontentement croissant né de l’incapacité des partis traditionnels à résoudre les problèmes économiques du pays, l’armée fut appelée en renfort. L’appel vint de deux côtés, cette fois. D’un côté, les États-Unis et certains éléments du Parti Umma essayèrent de convaincre la hiérarchie militaire traditionnelle de suivre l’exemple du général Abboud et de ramener le pays dans le camp impérialiste. De l’autre, le PC et les nationalistes radicaux en appelèrent aux Officiers Libres, leur offrant leur soutien s’ils prenaient le pouvoir. C’est ainsi qu’en mai 1969, le colonel Gaafar Nemeiry, un vétéran des Officiers Libres s’empara du pouvoir au nom de l’armée, avec le soutien du Parti Communiste, des syndicats et des associations paysannes. Dans sa première déclaration, Nemeiry s’engagea à « suivre la voie du socialisme ». Il rebaptisa le pays République Démocratique du Soudan, puis interdit tous les partis politiques et envoya en prison une bonne partie des politiciens et des ministres de l’ancien régime. De toute évidence, la « voie vers le socialisme » de Nemeiry n’avait fait qu’emprunter au stalinisme ce qui convenait aux besoins spécifiques d’une dictature militaire soudanaise.
La direction du PC soudanais ne pouvait ignorer les risques mortels résultant de son soutien à Nemeiry et des illusions qu’il suscitait ainsi quant au rôle de l’armée ne serait-ce qu’à cause de l’amère expérience du Parti Communiste égyptien, dont les dirigeants avaient continué à chanter les louanges de Nasser jusque dans leurs cellules de condamnés à mort. La politique du PC soudanais ne tarda pas à tourner à la catastrophe lorsque Nemeiry décida qu’il était temps, précisément, de suivre l’exemple de Nasser. En juillet 1971, un prétendu « complot communiste » qui aurait visé à assassiner Nemeiry fut opportunément découvert. Des centaines de militants communistes furent arrêtés et plusieurs de leurs dirigeants, dont le secrétaire général du parti, furent exécutés après des simulacres de procès. En même temps, Nemeiry rompit ses relations diplomatiques avec l’URSS. Quelques mois plus tard, les diplomates américains étaient de retour à Khartoum et, en 1976, l’aide militaire et économique américaine afflua de nouveau au Soudan. Grâce à l’appui du Parti Communiste soudanais, et à la désorientation qu’il avait engendrée dans la population pauvre, Nemeiry avait réussi à ramener le pays dans l’orbite de l’impérialisme !
Après juillet 1971, le Soudan de Nemeiry vécut sous la coupe de son parti unique, l’Union Socialiste du Soudan, et s’engagea non pas sur « la voie du socialisme », mais sur celle de la réaction. Après l’échec d’un coup d’État organisé en 1976 par des militaires proches des partis religieux traditionnels et des intégristes islamistes de la Fraternité Musulmane, l’année suivante, Nemeiry proposa à ces partis une « réconciliation nationale » et réintroduisit l’Islam dans la phraséologie officielle du régime. Plus il devenait impopulaire, à cause de sa politique répressive et de la situation économique de plus en plus dramatique du pays, plus Nemeiry céda du terrain aux partis religieux. Et en septembre 1983, il finit par céder complètement aux exigences de la Fraternité Musulmane, en faisant de la loi islamique, la charia, la loi fondamentale du régime.
Il faut dire en passant que les États-Unis, qui condamnent en paroles l’application de la charia au Soudan, au nom de la morale et des Droits de l’Homme, n’ont rien trouvé à redire à l’époque à son introduction par Nemeiry. Au contraire, la dictature de Nemeiry resta considérée comme un régime ami, chouchouté par les dirigeants américains, qui ne lui ménagèrent pas leur aide, militaire en particulier ! Peut-être ces démonstrations d’amitié envers ce récent champion de l’anti-communisme avaient-elles d’ailleurs aussi quelque chose à voir avec le soutien apporté à l’époque par l’URSS à Mengistu, le dictateur de l’Éthiopie voisine ? En tout cas, cela montre que rien ne répugne aux dirigeants impérialistes, pas même les dictatures les plus réactionnaires, intégristes ou non, pourvu qu’ils y trouvent leur intérêt.
En avril 1985, après trois semaines de manifestations et de grèves contre la suppression de subventions d’État à certains produits alimentaires de base, le chef d’état-major du général Nemeiry, le général Dahab prit la place de son ancien maître. Le régime en revint, une fois encore, à une libéralisation très limitée et reprit quelque distance vis-à-vis de l’impérialisme. Le non-alignement redevint la politique officielle du pays et le régime parlementaire fut rétabli l’année suivante, sous l’égide d’une coalition comprenant le Front National Islamique, qui avait succédé à la Fraternité Musulmane. Mais, libéralisation ou pas, la charia instaurée par Nemeiry ne fut même pas assouplie.
Le nouveau régime parlementaire ne tint pas plus longtemps que ses prédécesseurs. En 1989, après que le Front National Islamique eût décidé de quitter le gouvernement, le lieutenant-général Hassan Bashir organisa un nouveau coup d’État, avec l’aide occulte du Front. Les partis politiques furent à nouveau interdits et la République devint officiellement un État islamique. De nombreux « raffinements » furent périodiquement ajoutés à la charia et renforcèrent, entre autres, la discrimination légale à l’égard des non-musulmans.
Le pays s’enfonça dans un cauchemar réactionnaire et répressif. Mais il est sans doute significatif, par comparaison en particulier avec l’Iran de Khomeiny, que le Front National Islamique ait toujours choisi depuis de ne pas apparaître ouvertement sur le devant de la scène politique, laissant cette place à une armée dont il contrôle étroitement les rouages. En fait, contrairement à l’Iran des années quatre-vingt, la base sociale des intégristes soudanais semble avoir été limitée à une frange étroite des couches éduquées de la petite bourgeoisie. Ce qui explique sans doute que, malgré son caractère répressif, le régime ne soit jamais parvenu à étouffer vraiment ni les manifestations d’opposition ni les grèves.
Le trou noir de la guerre civile
Les changements politiques qui ont jalonné l’histoire du Soudan depuis son accession à l’indépendance sont directement reflétés dans les avatars qu’a connu la guerre civile dans le sud du pays.
Jusqu’en 1963, celle-ci se limita à de fréquents incidents entre les bandes armées de chefs de guerre locaux et la police. Le Sud était un endroit peu sûr pour les fonctionnaires venus du Nord et pour la police. L’armée était présente en force dans les villes, mais elle s’aventurait rarement dans les campagnes, de sorte que l’impact de la guerre civile était limité. Quant aux forces des rebelles du Sud, elles étaient trop hétéroclites et désunies pour menacer sérieusement Khartoum. Cette situation changea néanmoins en 1963, lorsque le premier mouvement de guérilla du Sud fut formé par d’anciens mutins de l’insurrection de 1955 qui venaient d’être libérés, avec le soutien de plusieurs des groupes politiques qui s’étaient créés au Sud après l’indépendance.
Pendant cette période, celle de la dictature d’Abboud, la répression contre les militants du Sud s’intensifia. La vieille technique britannique, consistant à créer des « villages sûrs » (en réalité des camps, où certains groupes de population étaient isolés par la force pour priver la guérilla de tout appui populaire), fut réintroduite pour terroriser les groupes ethniques les plus remuants. Des dizaines de milliers de Sudistes durent alors chercher refuge dans les pays voisins. Cette politique devait finalement se retourner contre les dirigeants de Khartoum, en fournissant aux nationalistes du Sud une audience captive, concentrée dans les camps de réfugiés mis en place de l’autre côté des frontières soudanaises, où ils purent former, politiquement et militairement, les futurs cadres de la guérilla.
L’arrivée au pouvoir du Front National en 1964 marqua néanmoins un tournant, lorsque le nouveau gouvernement prit publiquement la voie de la recherche d’un règlement politique. Des négociations s’engagèrent autour d’un projet de type fédéral répondant ainsi aux revendications des mouvements du Sud qui n’avaient jamais revendiqué leur indépendance. Mais le retour en force des partis religieux eut tôt fait de geler le processus qui ne reprit qu’après la prise du pouvoir de Nemeiry. Et en mars 1972, un accord de paix fut signé avec les dirigeants du Sud, sous le patronage des États-Unis. Il prévoyait l’autonomie régionale pour le Sud et l’abrogation de toute discrimination légale fondée sur la religion. Il donnait aussi mandat aux États-Unis de veiller à l’application du plan de paix et d’organiser le retour des réfugiés.
Bien sûr, dans cette affaire, les dirigeants américains n’étaient pas partie prenante par seul amour de la paix. Sans doute voulaient-ils régler un conflit qui menaçait la stabilité de la région et du régime de Khartoum. Mais ils étaient aussi là pour prendre des gages en prévision de l’avenir. En particulier, le rôle apparemment humanitaire qu’ils jouèrent dans l’organisation du retour des réfugiés servit de couverture à une politique, d’ailleurs menée en parallèle au sein de l’armée soudanaise, visant à sélectionner, recruter et former dans les institutions américaines une génération de cadres politiques et militaires qui seraient prêts le moment venu à servir loyalement les intérêts de l’impérialisme. Et ce moment ne tarda pas à venir.
En 1979, la chute d’Idi Amin Dada en Ouganda provoqua l’exode vers le Soudan de nombreux réfugiés soudanais dont certains protégés des « éducateurs » américains appartenant au groupe ethnique d’Idi Amin Dada. Ces hommes, qui avaient pour la plupart reçu une bonne éducation, découvrirent en rentrant au pays qu’avec la politique de réconciliation lancée par Nemeiry en direction des partis religieux, il n’y avait plus guère de place pour des cadres issus des ethnies du Sud. Ils se tournèrent alors vers une opposition politique ouverte, qui menaça rapidement de faire renaître la guerre civile. Ce fut chose faite en mai 1983, avec la mutinerie de deux bataillons de l’armée soudanaise d’où sortit un nouveau mouvement de guérilla, l’Armée Populaire de Libération du Soudan (SPLA), dont le principal objectif était de tenter d’unifier, pour la première fois, tous les nationalistes du Sud dans un seul mouvement, luttant pour une République fédérale du Soudan et pour le retour à une démocratie laïque débarrassée de toute trace de la charia.
Par la suite, après le renversement de Nemeiry, la SPLA participa à plusieurs tentatives d’accords de paix, sur la base des positions conquises par la guérilla face aux troupes gouvernementales. Ce furent probablement les progrès de l’une de ses tentatives, en 1989, qui incitèrent les cadres dirigeants de l’armée et les intégristes, chacun pour leurs propres raisons, à s’engager ensemble dans la voie du coup d’État militaire qui amena au pouvoir la dictature du général Bashir.
Depuis 1989, la guerre n’a pas cessé de s’intensifier, malgré les nombreuses négociations et tentatives de règlement organisées sous l’égide des pays voisins. Il est impossible d’évaluer le nombre des victimes de la guerre civile au Soudan, pas plus au Sud qu’au Nord, où le régime organise depuis des années la mobilisation forcée de jeunes qui sont envoyés dans le Sud combattre dans des « milices » contrôlées par le gouvernement. Le taux de mortalité parmi ces jeunes contraints à faire une guerre qui n’est pas la leur est, dit-on, très élevé. Il n’y a pas non plus de moyen fiable d’estimer le nombre des réfugiés ou des personnes déplacées. Mais ce qui est certain, c’est que le tissu social et économique du Sud du pays a été complètement détruit par la guerre. Seules subsistent quelques rares villes, transformées en forteresses par l’armée gouvernementale. Tout autour, le pays n’est que terre brûlée.
L’intensification de la guerre a entraîné, des deux côtés, l’utilisation des mêmes méthodes terroristes contre la population. La SPLA utilise elle aussi la technique des « villages sûrs » et les transferts forcés de populations entières, même si c’est sur une échelle moindre que le gouvernement. Avec le temps, la SPLA est devenue une coalition de chefs de guerre, plus que la branche armée d’un mouvement nationaliste. Plusieurs de ses dirigeants ont leur propre armée et des bases régionales qu’ils quittent rarement. Quand l’un de ces dirigeants rompt avec la SPLA, ce qui s’est déjà souvent produit, il s’ensuit une guerre sanglante une guerre dans la guerre et c’est la population qui se trouve sur le territoire contrôlé par le chef renégat qui paye le prix de sa dissidence.
Le gouvernement de Khartoum met d’ailleurs en œuvre une politique très élaborée, destinée à tirer avantage de ces fréquents affrontements entre les chefs de guerre de la SPLA. Cette politique, dite « politique de la paix par l’intérieur », consiste à offrir aux dissidents la possibilité de rejoindre le camp gouvernemental avec leurs troupes et de prendre la tête des forces gouvernementales dans leurs fiefs. Mais il faut dire qu'en 1998, cette politique n’a pour l’instant réussi à rallier que trois chefs de seconde zone de la SPLA, et encore, de façon limitée, car une fois passés dans le camp gouvernemental, ceux-ci se sont en gros contentés de défendre leur territoire contre les attaques de leurs voisins.
Le jeu sanglant des impérialismes
Le principal dirigeant de la SPLA est un ex-colonel de l’armée soudanaise, John Garang. Garang faisait partie de ces réfugiés dont le retour a été supervisé par les Américains. Peu après l’accord de paix de 1972, il a été envoyé par ses mentors à Fort Benning aux États-Unis, pour y suivre une formation militaire. Puis, il a passé les quatre années suivantes, jusqu’en 1981, dans une académie militaire de l’Iowa. Par ailleurs, au temps de son exil, Garang avait été un proche du protégé des États-Unis en Ouganda, Yoweri Museveni (qui devait réussir par la suite à prendre la succession d’Amin Dada en 1986). De toute évidence, Garang est l’une des recrues sur qui les États-Unis « comptent » pour servir leurs intérêts. Mais il avait aussi d’autres « amis ». Parmi les proches de Garang ainsi d’ailleurs que des services spéciaux britanniques figure en bonne place le millionnaire anglais « Tiny » Rowlands, qui continue à siéger à la direction de la multinationale financière et minière Lonrho. Garang a utilisé bien souvent l’avion privé de Rowlands, tandis que ce dernier fut fait membre d’honneur de la SPLA un an après sa création, sans doute en reconnaissance de son généreux soutien financier.
Mais, comme à leur habitude, les dirigeants américains ont d’abord gardé ouvertes pendant longtemps toutes les possibilités qui s’offraient à eux. Dans un premier temps, ils se sont contentés d’encourager discrètement la SPLA, tout en soutenant officiellement le régime en place. À partir de 1986, avec l’arrivée au pouvoir de Museveni en Ouganda, l’aide militaire américaine à la SPLA augmenta par Ouganda interposé (ainsi d’ailleurs que l’aide britannique) tandis que celui-ci s’offrit complaisamment pour abriter les bases arrière de la SPLA. Mais, dans une large mesure, c’est seulement au milieu des années quatre-vingt-dix, après les premières sanctions à l’encontre du régime de Khartoum, que le bloc anglo-américain se mit à soutenir Garang à fond. Depuis, la SPLA a bénéficié de l’aide logistique et militaire de bien d’autres alliés de l’impérialisme américain par exemple celle du nouveau régime pro-américain d’Érythrée, qui a admis avoir envoyé des troupes combattre aux côtés de la SPLA dans le sud du Soudan.
En face, le régime de Khartoum a reçu une aide, politique et militaire, non seulement d’Iran, de Chine et de certains émirats arabes du Golfe, mais de l’impérialisme français lui-même.
Ainsi, on a appris en 1994 que la France avait obtenu pour les troupes de Khartoum un droit de passage à travers la République Centrafricaine, pour leur permettre de prendre la SPLA à revers. En même temps, Paris fournissait à l’armée soudanaise des images satellites montrant la position des bases et des troupes de la SPLA. Il ne fait pas de doute que c’est l’aide apportée par la France qui a permis à Chirac, en août 1994, de se payer un bon coup de publicité à l’adresse de l’électorat de droite en sortant de son chapeau le fameux terroriste Carlos, qui venait d’être arrêté à Khartoum par la police soudanaise à la demande des autorités françaises. L’aide de la France ne s’est pas arrêtée là. En 1996, la revue New African a révélé que des pistes d’atterrissage du Haut-Zaïre étaient utilisées par l’aviation soudanaise pour ravitailler des troupes postées de l’autre côté de la frontière du Zaïre avec le Soudan ce qui signifie qu’un autre des « protégés » de Paris, l’ex-dictateur zaïrois Mobutu, apportait son aide à Khartoum.
Ce qui est en jeu ici, dans la politique des impérialismes américain et britannique, ce n’est pas seulement le problème des relations de Khartoum avec l’Iran, ou celui des groupes terroristes qui auraient trouvé refuge au Soudan. Pas plus que l’impérialisme français ne se sent soudainement attiré, en soi, par l’intégrisme islamiste. La politique des uns et des autres s’explique par des raisons beaucoup plus terre-à-terre, qui relèvent du séculaire affrontement entre ces impérialismes rivaux.
Comme il y a un siècle, le Soudan est toujours une zone-tampon entre les sphères d’influence anglo-américaine et française. Le problème n’est plus de savoir qui va contrôler les voies commerciales ou les territoires coloniaux, mais, par exemple, de savoir quelles compagnies feront main basse sur les ressources naturelles du Soudan, lesquelles bénéficieront des commandes de son État ou lui vendront des armes. Sur ce terrain, les impérialismes anglo-américain et français sont en concurrence directe. Ils ont parié sur des camps opposés dans la guerre civile soudanaise et entendent tirer le maximum de leurs paris.
Les ressources naturelles du Soudan, jusqu’ici peu connues, semblent la cible principale des impérialismes rivaux. Dans les années soixante-dix, le géant américain Chevron découvrit d’immenses réserves de pétrole au sud du Soudan et au large des côtes de la Mer Rouge. En 1984, suite aux pressions des intégristes islamistes pour qu’il se montre moins conciliant à l’égard des multinationales américaines, Nemeiry annula les licences d’exploitation accordées à Chevron. Par la suite, en 1992, Chevron revendit ses concessions au gouvernement soudanais. La question qui se posait alors était de savoir qui allait récupérer ces concessions pétrolières. Finalement, plusieurs consortiums furent formés. Les deux plus importants, qui ont repris les anciennes concessions de Chevron, sont des sociétés basées au Canada : il s’agit de Talisman Energy et d’International Petrol Corporation, qui sont probablement toutes deux contrôlées, en partie, par des capitaux américains, même si elles ne sont pas contrôlées par les grandes compagnies pétrolières américaines, les majors (l’une de celles-ci, pourtant, Continental, a réussi à s’introduire dans le capital de Talisman).
Mais il y a encore beaucoup de champs pétroliers à exploiter au Soudan. Et puis, des pipelines, des installations de stockage et de pompage et au moins une raffinerie, devront être construits. Certains contrats ont déjà été signés, mais il y en avait encore beaucoup à venir. Qui les obtiendrait ? Les candidats étaient nombreux. On trouvait parmi eux la compagnie française Elf, qui, au Tchad, avait réussi à extorquer à Exxon et Shell une participation de 20 % dans le consortium créé pour exploiter le plus grand champ de pétrole jamais découvert en Afrique centrale cela grâce à l’appui du président tchadien Idris Deby. Il est vrai que Deby était un « ami très proche » de la France. Les compagnies anglo-américaines avaient donc toutes les raisons de se méfier des ambitions d’Elf au Soudan. Et puis, en 1998, de l’or fut découvert au nord du Soudan. La compagnie qui a remporté la concession n’appartenait pas au cercle des géants américains, britanniques ou sud-africains de l’or, non, c’était une compagnie française, Ariab. Il s’agissait là, sans aucun doute d’un geste de Khartoum en remerciement pour le soutien apporté par Paris au régime en place.
La féroce lutte pour le pouvoir qui se livrait par procuration au sud du Soudan n’était que l’un des affrontements qui se sont déroulés en Afrique centrale au cours de ces dernières années.7
Une « génération perdue »
La guerre civile au Soudan a déplacé plus de quatre millions d'habitants du Sud et fait deux millions de morts. Certains ont fui dans des villes du Sud comme Djouba, d'autres ont cheminé vers le nord jusqu'à Khartoum ou ont pris le chemin de pays voisins comme l'Éthiopie, le Kenya, l'Ouganda ou l'Égypte. Ces gens ne pouvaient pas produire de la nourriture ou gagner de l'argent pour se nourrir, et la malnutrition et la famine se sont répandues. Le manque d'investissement dans le Sud a également abouti à ce que les organisations humanitaires internationales appellent une « génération perdue », mal éduquée, sans accès aux soins de base et sans grandes chances de trouver un emploi productif que ce soit dans le Sud ou dans le Nord.
Rébellion au Darfour en 2003
Les pourparlers de paix entre les rebelles du Sud et le gouvernement ont fait des progrès notables en 2003 et au début de l'année 2004, même si des accrochages se seraient encore produits dans certaines régions méridionales.
Une nouvelle rébellion dans la province occidentale du Darfour a commencé début 2003. Le gouvernement et les rebelles ont été accusés d'atrocités au cours de cette guerre. En février 2004, le gouvernement a proclamé sa victoire sur la rébellion mais les rebelles disent garder le contrôle des zones rurales et certaines sources indiquent que des combats continuent à de nombreux endroits. Les milices janjawids sont accusées du massacre de plus de cinquante mille personnes, le conflit ayant fait, en trois ans, plus de trois cent mille morts et trois millions de déplacés et réfugiés, selon certaines estimations.
Accord de paix de 2005
Le 9 janvier 2005, un accord de paix a été signé à Nairobi entre John Garang (SPLA) et le vice-président Ali Osmane Taha, représentant le gouvernement soudanais. Il met fin à vingt-et-un ans de guerre civile dans l'État, dominé par les musulmans et les miliciens chrétiens de Garang. Cet accord prévoit un régime d'autonomie de six ans au Soudan du Sud, période à l'issue de laquelle un référendum d'autodétermination sera organisé.
Le 9 juillet 2005, la nouvelle constitution, élaborée grâce aux accords de Nairobi, est appliquée et permet le retour du mouvement de John Garang à Khartoum. Un gouvernement d'union nationale est instauré pour cette période de transition.
Le 31 juillet 2005, John Garang meurt dans l'accident de l'hélicoptère ougandais qui le transportait, dans le sud du Soudan. Cela provoque plusieurs jours d'émeutes dans la capitale ainsi qu'à Djouba entre les partisans de Garang et ceux du gouvernement. Les partisans de l'ancien chef rebelle John Garang ne croient en effet pas à la thèse officielle du gouvernement selon laquelle l'hélicoptère a été victime de problèmes techniques. Ils déclenchent des émeutes à Khartoum, provoquant les représailles de militants nordistes. Ces violences font, d'après le bilan du Croissant-Rouge soudanais, cent trente morts et plus de trois cent cinquante blessés.
Le référendum d'autodétermination du Soudan du Sud prévu par les accords de paix a eu lieu le 9 janvier 2011. Les votants se sont exprimés en faveur de la sécession à 98,83 %. Le 8 février 2011, Omar el-Béchir a officiellement reconnu ce résultat. Ce nouvel État a accédé à son indépendance dès le 9 juillet 2011. En perdant plus d'un quart de son territoire, le Soudan perd également son « statut » de plus grand état d'Afrique (au profit de l'Algérie) qu'il détenait depuis son indépendance en 1956.8
Naissance du Sud-Soudan : une Afrique toujours plus pillée et morcelée
Après 22 ans de massacres, d'exactions, de pillage, l'accord de paix conclu en 2005 entre la rébellion du Sud-Soudan, où dominent chrétiens et animistes, et le régime du Nord dirigé par Omar El-Béchir, à majorité musulmane, a donc débouché sur la séparation en deux du pays.
Les représentants des puissances impérialistes, les États-Unis en tête, l'ONU, l'Union européenne, se sont empressés de saluer cette indépendance. Le secrétaire général de l'ONU Ban-Ki-moon, les représentants des États-Unis, Alain Juppé pour la France... ont donc assisté comme Omar El-Béchir, par ailleurs poursuivi pour crime contre l'humanité par le tribunal pénal international, à la cérémonie officielle.
Cette reconnaissance ne relève pas d'un souci démocratique, ni de la volonté d'offrir un avenir pacifique aux peuples de cette région.
Enclavé, sans infrastructure, sans route goudronnée, sans moyen (à peine 120 médecins pour 8,5 millions d'habitants d'après Médecins sans frontières), avec plus de 90 % de la population vivant avec moins de un dollar par jour, le Sud-Soudan restera malheureusement voué à une situation de misère.
Sa séparation avec le Nord ne garantissait pas la fin des massacres, la paix. Une guerre se préparait déjà à propos du tracé des frontières contestées entre le Nord et le Sud, mais aussi sur la répartition de la manne pétrolière.
C'est au Sud-Soudan que se trouvent désormais 80 % de la production pétrolière soudanaise, et les compagnies pétrolières internationales veulent s'emparer de ces ressources potentielles. Total à lui seul a un permis d'exploitation de 118 000 km² !
Voilà qui expliquait mieux ce soutien enthousiaste de l'impérialisme à ce nouvel État.9
La guerre civile et les responsabilités des dirigeants des USA
Une guerre civile sanglante oppose depuis décembre 2013, le clan du président Salva Kiir et celui de l'ex-vice-président Riek Machar. Leurs hommes se sont affrontés au sein des forces armées et depuis, les tueries succèdent aux tueries. Les 15 et 16 avril 2014, plusieurs centaines de personnes ont ainsi péri lorsque les milices de Riek Machar sont entrées dans la ville de Bentiu. Quelques jours plus tard, les bandes de Salva Kiir prenaient d'assaut la base des Nations unies où étaient réfugiées 5 000 personnes, faisant 58 morts et de nombreux blessés. Le secrétaire d'État américain John Kerry s'est déplacé à Addis Abeba, la capitale éthiopienne, où se tenaient des pourparlers entre les deux camps, et y a dénoncé les « risques de génocide ». Cette situation dramatique est pourtant l'aboutissement de la politique menée par les USA.
La création du Soudan du Sud en juillet 2011 a été le résultat d'une longue rébellion contre l'État central soudanais dans laquelle les USA ont soutenu militairement la SPLA, l'organisation armée qui dirigeait la lutte pour l'indépendance du Sud. Le principal chef de ce mouvement, John Garang, un ex-colonel de l'armée soudanaise pris en main par les services secrets américains, avait suivi une formation militaire aux USA. L'Ouganda, allié régional des USA, assurait sa base arrière par où transitaient les armes. Les dirigeants de la SPLA ont utilisé vis-à-vis de la population des méthodes aussi sanglantes que celles des troupes soudanaises qu'ils combattaient. Il s'agissait en fait d'une coalition de chefs de guerre, recrutant leur propre armée sur des bases régionales et se livrant déjà entre eux à des conflits qui préfiguraient les affrontements actuels. Riek Machar s'était ainsi opposé à John Garang et à Salva Kiir et avait même rallié le régime soudanais, mobilisant dans cette sécession les populations Nuers, dont il était issu, contre les Dinkas. Ces rivalités ethniques cultivées par les chefs de guerre, venant après celles attisées par l'ancien colonisateur britannique, éclatent une fois de plus aujourd'hui.
Les dirigeants des États-Unis ont porté ces hommes au pouvoir en toute connaissance de cause, en souhaitant favoriser l'affaiblissement du régime soudanais qui leur était hostile. D'autre part, l'immense majorité des champs de pétrole se trouvant au Sud, les dirigeants américains pouvaient espérer qu'une fois à la tête d'un État indépendant les chefs rebelles sauraient se montrer reconnaissants. Ils ont donc soutenu de toutes leurs forces la partition du Soudan, à l'ONU comme sur le terrain. Les bandes armées des chefs de guerre ont alors fusionné dans une armée qui n'avait de nationale que le nom. La population n'eut pas davantage de routes, d'hôpitaux ou de médecins, mais ses nouveaux dirigeants purent mettre la main sur la rente provenant de l'exploitation du pétrole et du détournement de l'aide humanitaire. C'est pour ce pactole que les mêmes s'affrontent aujourd'hui, jettent les populations les unes contre les autres, leur faisant vivre un enfer. Un tiers de la population ne vit que de l'assistance humanitaire, des centaines de milliers de personnes ont été déplacées et beaucoup survivent dans les enceintes précaires des camps des Nations unies.
Si un génocide menace aujourd'hui, comme le dit John Kerry, la politique des États-Unis au Soudan depuis des décennies a une grande part de responsabilité.10
Cette guerre civile a causé la mort de plus de cinquante mille personnes, la plupart civiles, et une crise alimentaire qui désormais touche la moitié de la population.
L’accord de paix entre les deux belligérants signé en août 2015 prévoyait que Riek Machar retrouve son poste de vice-président et puisse revenir dans la capitale avec ses hommes, ce qui fut effectif huit mois plus tard en avril. De nouveau, les deux troupes se sont affrontées provoquant en quatre jours la fuite de dizaines de milliers de personnes.
Les deux dirigeants ont appelé à un cessez-le-feu immédiat qui reste des plus précaires au vu des affaiblissements des chaînes de commandement, notamment du côté de Riek Machar. Tant que ces dirigeants resteront au gouvernement et bénéficieront de l’impunité malgré leurs crimes, l’avenir des populations du Sud Soudan restera bien sombre.11
De la révolte contre la hausse des prix au renversement d’Omar al-Bechir
Au matin du 1er décembre 2018, le gouvernement d’Omar al-Bechir annonçait sa décision de tripler le prix du pain. La révolte se répandait aussitôt comme une traînée de poudre et, le soir même, des manifestations massives envahissaient les rues des grandes villes et éclataient jusque dans des régions reculées. Le mouvement prit rapidement une tournure politique, exigeant le départ du dictateur. Les manifestants scandaient des slogans comme « Liberté, paix et justice » ou « Tombe et c’est tout ».
Avec les hausses prévues, la population, déjà privée de ses moyens d’existence, se voyait complètement étranglée. Il n’y avait plus d’essence dans les stations-service, plus d’argent dans les banques, et le pain lui-même devenait rare dans les boulangeries. Les prix des médicaments avaient augmenté de 50 % les derniers mois et l’inflation atteignait officiellement un rythme annuel de 70 %, et était bien plus élevée en réalité. La crise de toute l’économie soudanaise s’était aggravée depuis l’indépendance du Soudan du Sud, qui avait privé le pays des ressources provenant de l’exploitation du pétrole dans cette région. Pour autant, cette rente pétrolière n’avait jamais profité à la partie la plus pauvre de la population. Elle avait pour l’essentiel alimenté les comptes en banque d’Omar al-Bechir et de son clan et servi à financer les dépenses d’armement. Seule une infime partie en avait rejailli sur une certaine petite bourgeoisie, et rien sur la population. Parallèlement à cette corruption, les injonctions du FMI avaient aussi largement joué leur rôle dans cette descente aux enfers. Les institutions financières internationales avaient inspiré à Omar al-Bechir son plan d’austérité, exigeant notamment l’arrêt des subventions aux produits de première nécessité qui permettaient à la population la plus pauvre d’échapper un peu à la faim.
Malgré la répression, la population continua à manifester. Si la révolte de décembre 2018 fut spontanée, une direction se hissa rapidement à sa tête, l’Association des professionnels soudanais (APS). Celle-ci n’était pas issue des manifestants eux-mêmes, mais constituée par les représentants de huit corps de métiers de la petite bourgeoisie qui s’étaient regroupés après les émeutes de 2013 : ingénieurs, avocats, médecins, enseignants du supérieur. Ils avaient réussi à s’organiser et à survivre dans la clandestinité ou à l’étranger, et bénéficièrent rapidement d’un soutien massif parmi les manifestants grâce à leurs appels à continuer le mouvement.
L’APS apparaissait comme un gage de l’unité du mouvement, et cet aspect se trouva conforté lorsque le 1er janvier 2019 elle constitua avec les principaux partis politiques du pays l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC). La déclaration fondatrice de cette Alliance exigeait avant tout le départ d’Omar al-Bechir et son remplacement par un gouvernement transitoire pour une période de quatre ans, avant de procéder à des élections. Ce programme prévoyait des mesures progressistes, et notamment de « combattre toutes les formes de discrimination et de persécutions auxquelles sont en butte les femmes soudanaises », dans un pays depuis longtemps régi par la loi islamique mais où les femmes étaient nombreuses dans les manifestations. Concernant les revendications économiques, face à la hausse infernale des prix et aux pénuries qui avaient jeté les premiers manifestants dans la rue, il était cependant juste question d’« enrayer la détérioration économique et améliorer la vie des citoyens dans tous les domaines ».
Outre l’APS, les principaux signataires étaient le parti Oumma, parti religieux islamique dont le dirigeant, Sadek al-Mahdi, avait dirigé l’éphémère gouvernement civil de 1986, une coalition de groupes armés hostiles au régime et le Parti communiste soudanais (PCS). Ses militants sortaient de prison et faisaient localement bénéficier le mouvement de leurs capacités d’organisation. Mais, en signant ce texte, le PCS confirmait renoncer à toute politique indépendante pour la classe ouvrière et se refusait même à mettre en avant les revendications vitales qui avaient suscité la révolte. C’était aussi trahir le courage de ses militants, qui auraient peut-être pu proposer une autre politique et trouver pour cela l’audience nécessaire. Ce n’était malheureusement pas une nouveauté, toute l’existence de ce parti ayant été marquée par la participation à de tels fronts unis, quand ce n’était pas, comme avec Nimeyri, par la recherche au sein des militaires d’un allié auquel se raccrocher.
Les manifestations continuèrent dans tout le pays, malgré l’état d’urgence et la répression, jusqu’à ce que, le 6 avril 2019, l’ALC appela à converger vers le siège de l’état-major à Khartoum pour y tenir jour et nuit un rassemblement permanent. Cinq jours plus tard, incapables de calmer la pression de la rue, les chefs militaires qui entouraient Omar al-Bechir l’obligèrent à démissionner et prirent sa place, se constituant en un Conseil militaire de transition.
Après la chute d’Omar al-Bechir
Omar al-Bechir une fois évincé, la politique de l’ALC et de l’APS s’est bornée à tenter de faire pression sur le Conseil militaire de transition. Appelant les manifestants à maintenir leur présence devant le siège de l’état-major, elle maintenait l’illusion qu’ils pourraient ainsi convaincre le Conseil militaire de transition et obliger les hauts gradés qui le constituaient à consentir à un arrangement. Jamais l’APS, devenue la direction du mouvement, n’envisagea de le préparer à un affrontement qui s’annonçait pourtant comme inévitable, condamnant même toute initiative qui aurait pu aller dans ce sens.
Cela eut quelque temps l’apparence de l’efficacité car les militaires, soucieux de gagner du temps, semblèrent faire des concessions. Ils évincèrent ainsi à son tour le vice-président d’Omar al-Bechir, le général Ibn Awf, dont la nomination à la tête du Conseil militaire de transition avait déclenché la fureur de la foule massée autour du siège de l’état-major. La ficelle était un peu trop visible, et le général al-Bourhane qui le remplaça présentait l’avantage d’être moins connu, bien qu’ayant participé comme tous les hauts gradés soudanais aux tueries perpétrées sous le dictateur renversé. Le général Hemetti resta le numéro deux de la junte, lui dont les milices baptisées janjawids avaient semé la terreur au Darfour avant de devenir, sous le nom de Forces de soutien rapides (FSR), le fer de lance de la répression sous Omar al-Bechir et jusqu’à sa chute.
Le Conseil militaire de transition engagea aussi d’interminables négociations avec l’ALC, lui concédant sur le papier la création d’organes conjoints qui auraient mêlé militaires et civils pour diriger le pays. Il était cependant évident que dans les faits les militaires entendaient garder les rênes et conserver dans de tels organes la majorité et les postes décisifs. L’ALC appela à une manifestation de masse à Khartoum le jeudi 3 mai pour tenter de les faire fléchir, puis à une autre les 28 et 29 mai. Mais à cette date l’état-major avait déjà décidé que le temps n’était plus à la ruse, et qu’il fallait en finir avec le mouvement.
Le vendredi 31 mai, c’est lui qui organisa une contre-manifestation où des milliers d’habitants des campagnes furent transportés à Khartoum pour y clamer des slogans tels que « Le pouvoir aux militaires », « Le pouvoir à l’islam ». Les forces de répression se firent de plus en plus présentes près du rassemblement autour de l’état-major et finalement, le 3 juin, les Forces de soutien rapide d’Hemetti, les membres des services de sécurité et les hommes de main des partis intégristes déferlèrent sur le campement, se livrant à de nombreuses atrocités contre les opposants.
Depuis, tandis que la terreur régnait, les dirigeants de l’opposition se bornaient à appeler les chefs militaires à condamner la tuerie, comme si ce n’était pas eux-mêmes qui l’avaient commanditée, et comptaient surtout sur des médiations internationales pour une hypothétique reprise des négociations.12
Les militaires tentent d’écraser la population
Le 25 octobre 2021, l'armée soudanaise a entrepris de prendre le pouvoir, réprimant sauvagement la population qui manifestait. Les chefs militaires ont fait arrêter les dirigeants civils qui siégeaient avec eux à la direction du pays, à commencer par le Premier ministre, Abdallah Hamdok.
Ils ont jugé que l’heure était venue d’en finir avec la fiction d’un pouvoir partagé entre civils et militaires qui leur avait permis, deux ans auparavant, de calmer le soulèvement populaire.
En fait de partage, cet accord laissait tout le pouvoir réel entre les mains des généraux. Ils gardaient la haute main sur l’armée, la police et la justice. Les civils, quant à eux, occupaient des postes où ils avaient en charge la gestion de l’économie, à condition toutefois de ne pas toucher aux propriétés et aux entreprises appartenant à l’armée. Les généraux contrôlent 250 sociétés dans tous les secteurs vitaux et sont à la tête de très nombreux trafics. Le rôle des dirigeants civils se résumait ainsi à faire accepter à la population pauvre la misère et son aggravation. En un an, l’inflation a été de 150 %. Les coupures d’électricité étaient quotidiennes, parfois douze heures par jour, et les files d’attente s’allongeaient devant les boulangeries. En janvier, les habitants de certains quartiers de Khartoum ont manifesté pour réclamer du pain. Ils ont été dispersés par les forces de répression. La situation s’est encore aggravée en juin, après la suppression des subventions sur les carburants qui a fait doubler les prix, et déclenché des manifestations contre les autorités de transition. Les ministres civils responsables de l’économie ont laissé la situation empirer, ne voyant d’espoir que dans la réduction de la dette ou les crédits du FMI qui, pour sa part, exigeait des mesures d’austérité. Ils se sont ainsi déconsidérés.
Un premier coup d’État en septembre fut un échec. Le chef de l'État, le général Fattah al-Burhan mit en cause des officiers proches de l’ancien dictateur Omar el - Béchir, tout en accusant les dirigeants civils de semer le chaos dans le pays. Mais le 25 octobre, les chefs de l’armée ont été unanimes pour déclencher le coup d’État. Comme deux ans auparavant, les habitants des quartiers pauvres, les étudiants, les jeunes et les travailleurs sont descendus dans la rue, se heurtant aux forces de répression. L’armée a tiré, faisant plusieurs morts. Policiers et militaires ont poursuivi certains manifestants jusque chez eux pour les tabasser à mort, et ont roué de coups des femmes dans la rue. Mais la population ne s’avouait pas vaincue pour autant. En 2019, la répression avait été tout aussi sauvage, sans réussir à la briser.13
La caution démocratique a fait long feu
Le Premier ministre soudanais, Abdallah Hamdok, a démissionné le 2 janvier 2022. Ce dirigeant civil avait accepté de servir de caution aux chefs militaires qui dirigent le pays, et était à ce titre qualifié de traître par les manifestants qui semaine après semaine sont descendus dans la rue.
Quelques heures avant l’annonce de cette démission, des milliers de manifestants avaient une nouvelle fois marché sur le palais présidentiel à Khartoum, la capitale. Ils avaient dû y affronter une pluie de grenades lacrymogènes. Les ponts qui relient Khartoum aux banlieues ouvrières avaient été bloqués par des blindés armés de mitrailleuses et les forces de répression avaient ouvert le feu. Deux personnes avaient été tuées dans la ville ouvrière d’Omdourman, la jumelle de Khartoum située de l’autre côté du Nil. C’était la douzième manifestation massive depuis le coup d’État du 25 octobre qui avait permis aux militaires et à leur chef, le général Al-Bourhane, d’évincer les civils siégeant avec eux à la tête de l’État. 56 manifestants ont été tués au cours de ces manifestations.
Sur le terrain, ce sont des comités de quartier qui étaient le moteur de la résistance. Ils répondaient aux appels de l’Association des professionnels soudanais, qui avait déjà organisé la lutte contre le dictateur Omar el-Béchir en 2019. Dans les manifestation, on trouvait de nombreuses femmes, des jeunes, des travailleurs. Tous réclamaient un régime « civil et laïque », avec d’autant plus d’insistance que les militaires s’appuyaient sur les intégristes religieux et l’ancien parti d’Omar el-Béchir
Abdallah Hamdok était devenu Premier ministre en août 2019, après le renversement d’Omar el-Bechir à l’issue de plusieurs mois de manifestations populaires.
Hamdok a bien rempli sa part du contrat. Pour complaire au Fonds monétaire international, il a dévalué la livre soudanaise et laissé filer la hausse des prix, aggravant la pénurie en produits de première nécessité et affamant encore un peu plus les familles pauvres.
Les militaires, eux, n’ont pas cédé une miette de leur pouvoir et, quand ils ont estimé que la comédie avait assez duré et que les civils s’étaient suffisamment déconsidérés, ils ont perpétré leur coup d’État. Le 25 octobre 2021, l’armée a arrêté les opposants et sauvagement réprimé ceux qui voulaient résister. Hamdok ainsi que ses ministres avaient alors été arrêtés mais, les manifestations continuant de plus belle, les militaires l’avaient finalement libéré et placé à la tête d’un nouveau gouvernement composé uniquement de militaires.
Hamdok a donc accepté pendant quelques mois de jouer à nouveau le jeu. Il laissait entendre qu’il pourrait amadouer les militaires avec le soutien des institutions internationales et parvenir ainsi, malgré tout le sang versé par l’armée, à un accord entre civils et militaires en vue d’élections générales. En fait il espérait surtout, comme les militaires, faire refluer la vague de manifestations. Mais, au bout du compte, celles-ci en continuant ont montré qu’il ne servait à rien.
Les manifestants n’avaient aucune illusion sur Hamdok, et sa démission ne changea donc rien pour eux.14
Il faut une politique révolutionnaire
Après bien d’autres, les classes populaires et les travailleurs soudanais payent ainsi de leur sang l’absence d’une direction révolutionnaire, qui aurait permis au mouvement de se préparer à l’affrontement avec un appareil militaire qui ne pouvait envisager autre chose que de prendre la suite de la dictature précédente. Au lieu de cela, la seule politique qui leur était proposée était la recherche d’un compromis avec les chefs de l’appareil de répression.
On ne pouvait certainement pas compter sur les hommes de l’APS pour proposer une autre politique. Issus de la fragile petite bourgeoisie soudanaise, ils reflétaient les timides aspirations de cette couche sociale à participer au pouvoir et au partage des richesses. En l’absence d’autre direction, ils avaient été portés à la tête du mouvement par leur résistance à la répression sous Omar al-Bechir et leurs appels à la poursuite des manifestations au début du soulèvement. Ils étaient cependant organiquement incapables d’envisager comment mener jusqu’à la victoire la lutte engagée par les masses.
À travers l’APS, la petite bourgeoisie soudanaise a tenté de jouer sa carte, espérant être admise à participer à un gouvernement civil en tant que représentante du mouvement de contestation. Sa tâche aurait alors été de le faire refluer, au moins aussi longtemps que les masses mobilisées auraient eu l’illusion d’un changement possible. Cela s’est révélé une impasse. Les chefs de l’état-major pouvaient bien lâcher du lest face au soulèvement, évincer Omar al-Bechir, négocier avec l’opposition civile. Quant à abandonner le pouvoir, ou même le partager durablement, ils ne pouvaient guère l’envisager. Une première raison est bien sûr qu’ils tiennent à conserver les privilèges et les richesses que leur confèrent leurs positions à la tête de l’État et qu’ils sont prêts à s’y accrocher jusqu’au bout, sans hésiter à utiliser les forces de répression dont ils ont le contrôle. Mais la raison est aussi et surtout que les militaires qui dirigent le Soudan depuis des décennies, et qui le font pour le compte de la bourgeoisie et de l’impérialisme, ont une longue expérience de la façon de s’opposer aux mouvements de masse. Ils savent bien que, si l’APS et l’ALC se seraient contentées d’un compromis, un mouvement populaire comme celui qui a éclaté à la fin de l’an dernier ne rentre pas si facilement dans son lit en se contentant de mots. Or il n’était question ni pour la bourgeoisie ni pour l’impérialisme de donner une quelconque satisfaction à ses revendications matérielles. Dans la situation catastrophique que connaît le Soudan, mieux valait donc aux yeux des militaires donner tout de suite à ces revendications la seule réponse dont ils disposent : une répression sanglante.
L’inquiétude des chefs militaires soudanais face au mouvement populaire ne leur est d’ailleurs pas propre. Dans la situation économique dramatique où se trouvent aujourd’hui nombre de pays pauvres, notamment en Afrique et dans le monde arabe, leur attitude est clairement un avertissement à toutes les populations qui seraient tentées de se révolter. Derrière les généraux de Khartoum se tiennent les parrains du Soudan dans le monde arabe, l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis en particulier, mais aussi les dirigeants de la bourgeoisie mondiale et de l’impérialisme.
La réponse ultime que les classes dominantes ont donnée aux masses soudanaises en lutte, le recours à une répression sanglante, est celle qu’elles ont toujours donnée aux mouvements de révolte des classes exploitées, quitte à se livrer à un massacre dont l’écrasement de la révolte ouvrière de juin 1848 à Paris a déjà donné un exemple. À l’époque la soldatesque, déjà entraînée à la répression dans l’Algérie en voie de colonisation, avait donné toute sa mesure contre les travailleurs parisiens, un peu comme les troupes du général Hemetti, entraînées à la répression au Darfour, ont pu ensuite agir contre les manifestants de Khartoum. Devant la menace que les travailleurs se donnent les moyens de mener jusqu’au bout la lutte pour leurs intérêts de classe, la bourgeoisie dominante se prémunit en menant avec détermination sa lutte de classe propre, en se servant des moyens du pouvoir dont elle dispose et qui sont fondamentalement ceux de l’appareil d’État et de ses bandes armées.15
Guerre entre généraux massacreurs
En avril 2023, alors qu'un plan de transition vers un régime civil est discuté sous l'égide de la communauté internationale, des luttes de pouvoir se développent entre le commandant de l'armée (et dirigeant national de facto) Abdel Fattah al-Burhan et son adjoint, Hemetti, chef des Forces de soutien rapide qui, à partir du 15 avril, lancent des attaques contre des sites gouvernementaux dans plusieurs villes, notamment Khartoum.16
Deux chefs militaires s'affrontaient désormais dans une guerre sanglante, dont les principales victimes sont les habitants. Unis pendant trois ans pour réprimer la population, ces généraux entendaient trancher par les armes lequel d’entre eux dominera le pays et mettra la main sur son économie.
Abdel Fattah Al-Bourhane, le chef de la junte à la tête du pays, et celui qu’on surnomme Hemetti, son vice-président, dirigent des forces armées rivales. Al-Bourhane commande les Forces armées soudanaises (FAS), l’armée officielle, équipée de chars, d’hélicoptères et d’avions de chasse. De son côté, Hemetti est à la tête des Forces de soutien rapides (RSF), une milice d’environ 100 000 hommes, issue des janjawids, qui mirent à feu et à sang la région du Darfour à partir de 2003. Cette milice constitue depuis 2013 une force indépendante, dotée d’armes modernes. Elle a même participé à la guerre du Yémen du côté de l’Arabie saoudite. Le 3 juin 2019, alors que les manifestants avaient installé leur campement à Khartoum autour du siège de l’état-major pour exiger le départ du dictateur Omar el-Béchir, les Forces de soutien rapide se sont déchaînées contre eux et, lorsque les cadres de l’armée ont finalement choisi d’évincer le dictateur, Hemetti a tout naturellement pris une place de choix dans le Conseil de transition qui l’a remplacé. Telles sont les deux bandes de prédateurs qui règlent aujourd’hui leurs comptes dans tout le pays. Les dirigeants de ces bandes armées se partagent en outre l’économie : aux généraux de l’armée le contrôle des entreprises industrielles et commerciales, à Hemetti le trafic de l’or et son commerce avec les Émirats arabes unis.
La population de la capitale, Khartoum, et des grandes villes de province, prise entre les deux feux, se terre chez elle comme elle peut. Les maisons sont détruites par les tirs d’artillerie et les bombardements de l’aviation. Les hopitaux voient affluer les blessés qu’ils ne peuvent soigner. Ils doivent évacuer les malades sous les tirs d’armes automatiques et de roquettes. L’eau et l’électricité, qui déjà ne fonctionnent que quelques heures par jour en temps normal, sont totalement coupées dans bien des quartiers. Quant à se nourrir, c’était déjà plus qu’aléatoire avec les pénuries et la hausse vertigineuse des prix, mais c’est désormais impossible, aucun chauffeur ne prenant le risque de ravitailler les rares épiceries ouvertes.
Le déclencheur de la guerre a été la décision d’intégrer les Forces de soutien rapide dans l’armée officielle. C’est une des clauses mises à la demande d’Al-Bourhane dans l’accord signé le 5 décembre 2022 entre la junte militaire et certains partis soudanais, accord qui prévoyait un hypothétique retour à un gouvernement civil. C’était une tromperie, une de plus, et sa signature avait été accompagnée de manifestations hostiles de la part de ceux qui, comme les comités de quartier ou le Parti communiste, dénonçaient cette nouvelle manipulation des militaires et la trahison des partis signataires.
Depuis le renversement d’Omar el-Béchir, acquis après six mois de manifestations en 2019, les chefs militaires qui l’ont remplacé n’ont jamais réussi à mettre fin à la contestation populaire, ni par la répression la plus féroce, ni par la fiction suivant laquelle des responsables civils partageraient le pouvoir avec eux. Les travailleurs et les couches populaires n’ont cessés de contester le pouvoir des militaires, s’organisant pour cela en comités dans les quartiers. Hemetti, quant à lui, avait surtout vu dans cet accord le choix fait par Al-Bourhane de l’éliminer, et signé le texte en attendant son heure.
Désormais, non contents de rançonner un peuple parmi les plus pauvres du monde, les militaires lui font vivre les horreurs de la guerre pour leurs seuls intérêts de clans.17
La guerre du Darfour
La guerre du Darfour est un conflit armé touchant depuis 2003 la région du Darfour, située dans l’ouest du Soudan. Les origines du conflit sont discutées. Elles sont parfois supposées anciennes et dues aux tensions ethniques qui débouchent au premier conflit du Darfour de 1987. Bien que le gouvernement soudanais affirme que le nombre de morts se situe aux environs de 10 000, trois pays, les États-Unis, Israël et le Canada, soupçonnent que ce conflit couvre un génocide ayant fait environ 300 000 morts et 2,7 millions de déplacés dont 230 000 réfugiés au Tchad. La Commission d’enquête de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur les violations des droits de l’homme perpétrées au Soudan parle de crimes contre l’humanité. Constatant que la justice soudanaise ne peut ou ne veut rien faire pour y remédier, elle transmet le dossier à la Cour pénale internationale (CPI).
Causes du conflit
Les raisons du conflit sont multiples et liées entre elles :
- Une origine climatique et environnementale : un phénomène de sécheresse dans tout le Sahel, qui s'amplifie et de désertification qui a commencé depuis les années 1970.
- Une explosion démographique, la population a doublé en 20 ans.
- Une compétition pour l'espace géographique.
- Des ethnies différentes, aux répartitions imbriquées. La guerre de 2003 opposait au départ les Zaghawas aux Arabes pro-gouvernementaux pour ensuite s'étendre aux autres ethnies.
- Les guerres du Tchad (1960-1990) et qui impliquaient les Zaghawas (ethnie étendue du Tchad au Soudan) ont une conséquence directe sur le conflit.
- La découverte de ressources pétrolières qui suscitent les convoitises de grandes puissances, en particulier de la Chine.
- Un pays vaste et mal unifié, le Soudan. Le pouvoir central néglige les peuples de la périphérie qui se révoltent. Il contrôle les conflits locaux afin de satisfaire certains de leurs intérêts.
Le Darfour est une région du Sahel qui se trouve à l'ouest du Soudan : 5 à 6,1 millions de personnes y vivent ; la région a un très faible niveau de développement : seulement un tiers des filles (pour 44,5 % des garçons) vont à l'école primaire.
La découverte du pétrole dans cette région a suscité les convoitises. Si le conflit a largement été décrit en termes ethniques et politiques, il s'agit aussi d'une lutte pour les ressources pétrolières situées au sud et à l'ouest.
Quatre peuples principaux sont installés au Darfour : les Fours, qui ont donné leur nom au Darfour, qui signifie en arabe la maison de Four, les Masalits, les Zaghawas et les Arabes. Jusqu'à présent, le passage de chameliers arabes dans le Sud était demeuré sans incidents.
Pendant l'hiver 2002-2003, l’opposition au président soudanais Omar el-Béchir fait entendre sa voix. Au Darfour, des attaques antigouvernementales ont lieu en janvier et sont revendiquées par la SLA. En représailles, Khartoum laisse agir les milices arabes (les Janjawids dirigés par Choukratalla, ancien officier de l'armée soudanaise) dans tout le Darfour. Les armées soudanaises bombardent les villages du Darfour. Les populations sont victimes de bandes armées. Des observateurs humanitaires et diplomatiques accusent le gouvernement d'avoir armé et payé les Janjawids.
Sur le plan international, les États-Unis qualifient l'action des Janjawids de génocide et exigent des sanctions commerciales internationales contre le Soudan et parlent même d’une intervention militaire alors que l'Europe cherche une solution diplomatique. La France juge très préoccupante l’extension du conflit soudanais aux pays voisins où elle maintient une assistance militaire, principalement au Tchad et en République centrafricaine. La Chine, principal exploitant industriel du pétrole soudanais, menace d'user de son droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies pour bloquer des sanctions.
Selon Jan Pronk, la raison qui pousse le gouvernement soudanais à ne pas céder aux pressions de l'ONU, et donc à entretenir la crise est assez simple : empêcher la « montée en puissance de l’opposition intérieure », et éviter « le danger de perdre le pouvoir ».
Le conflit est présenté comme opposant les tribus « arabes » dont sont issus les janjawids aux tribus « noires-africaines » non-arabophones.
Un spécialiste du Soudan au CNRS, Marc Lavergne, considère que le conflit ne serait pas racial mais que le problème majeur de ce pays vient de gouvernements médiocres qui se sont succédé depuis l’indépendance. Ceux-là même qui ont ignoré les provinces périphériques de la capitale, dont le Darfour, et qui instrumentalisent aujourd’hui des miliciens à des fins économiques. Pour l'universitaire Bernard Lugan, le conflit est ancien et a pour principal caractère l'ethnie. Les raisons économiques ne sont qu'un facteur aggravant et non déclencheur.
Par ailleurs, selon Gérard Prunier, chercheur au CNRS et spécialiste de l'Afrique de l'Est, interrogé par le Monde diplomatique, la cause du conflit au Darfour est « racioculturelle ». Selon cet auteur, « les Arabes sont minoritaires au Soudan. Et les islamistes ne sont que l’ultime incarnation historique de leur domination ethnorégionale. Or la paix entre le Nord et le Sud est en train de se déliter rapidement. […] Il faut donc manipuler le tracé frontalier Nord-Sud qui place la plus grande part du pétrole au Sud (c’est en cours), se préparer à la reprise éventuelle des hostilités (on achète des armes), ancrer de solides alliances internationales (la Chine est acquise et l’Iran en cours de séduction) et conserver la maîtrise du territoire en créant un cordon sanitaire ethnorégional : les monts Nouba au Kordofan et le Darfour en feraient partie. Or si les tribus noubas ont été écrasées militairement entre 1992 et 2002, le Darfour paraît beaucoup plus menaçant. Les hiérarques arabes de Khartoum veulent éviter à tout prix une brèche par laquelle les Noirs de l’Ouest s’allieraient demain avec un Sud négro-africain indépendant… et pétrolier ! »
Les populations civiles, enfants y compris, subissent les attaques de janjawids. L'ONU parle de crime contre l'humanité, les États-Unis parlent de génocide. Selon le ministère des Affaires étrangères français : « probablement plus de 300 000 morts » (juillet 2008). L'ONU estime « que quelque 300 000 personnes sont mortes lors de ces combats, mais aussi en raison des attaques contre des villages et des politiques de terre brûlée » (2008). Médecins sans frontières estime qu'il y a eu 131 000 décès entre 2003 et juin 2005, dont les trois quart de maladies et famine. Le conflit aurait « baissé d'intensité », avec actuellement 200 morts par mois.
Les destructions, les villages rasés, la politique de terre brûlée (attaque et vol du bétail, champs incendiés) forcent les populations à partir. On trouve des camps de réfugiés au Tchad. Des dizaines de camps de déplacés : Gereida (128 000 déplacés), Zalingeï (95 000 déplacés), Kalma (91 000 déplacés), El-Geneïna. À Riyad (20 000 déplacés), les réfugiés sont essentiellement des femmes et des enfants. Les ONG, le Programme alimentaire mondial et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés se plaignent du manque de sécurité qui gêne leur travail. Plusieurs travailleurs humanitaires soudanais auraient été enlevés.
Longtemps soupçonnée de complaisance envers le Soudan, la France est aujourd'hui en conflit larvé avec le gouvernement de Khartoum, en raison de l'aide militaire qu'elle apporte aux gouvernements du Tchad et de la Centrafrique, en butte aux incursions de forces rebelles dont des bases de repli se situent en territoire soudanais. Tony Blair était contre toute intervention militaire au Darfour. Mais il soutenait l'embargo commercial mis en place par les États-Unis. Ces derniers ont décrété un embargo sur la vente d'armes au Soudan et contre certaines compagnies pétrolières est-africaines. George W. Bush désirait faire passer au Conseil de sécurité des Nations unies une résolution pour obtenir des mesures multilatérales
Dans les affaires internationales, la Chine applique au Soudan les principes de sa politique étrangère générale à savoir ne pas s'ingérer dans les prises de décision d'un gouvernement étranger souverain. Pour elle, la crise du Darfour doit être réglée par les Soudanais eux-mêmes et non sous pression étrangère. Elle est accusée par Amnesty International de faire partie des vendeurs d'armes au Soudan depuis quelques années, ce qu'elle nie et achète 65 % de la production pétrolière soudanaise. Selon le député canadien Maurice Vellacott, « la plupart des armes utilisées pour tuer, violer, piller et le reste sont fabriquées au Soudan dans des usines chinoises ». Vellacott critique aussi les utilisations répétées du droit de veto dont la République populaire de Chine et la Russie ont fait usage concernant des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies contraignant le Soudan à arrêter les exactions des milices djandjawids au Darfour. Un rapport d'Amnesty International accuse Pékin d'avoir envoyé plus de deux cents camions de transports militaires chinois au Soudan en août 2005. La Chine s’oppose aux sanctions commerciales. Ainsi, lors de la conférence de Paris du 25 juin 2007, le vice-ministre des Affaires étrangères chinois Liu Guijin déclare : « La communauté internationale doit s’efforcer d’envoyer un signal positif et équilibré : il ne faut pas, pour un oui ou pour un non, menacer et faire pression sur le gouvernement du Soudan ».18
Crise au Darfour : le sang, la faim et le pétrole
Interview : Grégoire Lalieu et Michel Collon. 30 mars 2009.
Le premier génocide du 21ème siècle est-il en train de se dérouler au Darfour ? Cette province du Soudan est le théâtre d’un conflit qui sensibilise l’opinion internationale. Comme pour toute lutte sur le sol africain, les mêmes images de misère nous parviennent : des hommes se déchirent, des enfants pleurent et le sang coule. L’Afrique est pourtant le plus riche continent du monde. Dans ce nouveau chapitre de notre série « comprendre le monde musulman », Mohamed Hassan nous dévoile les origines du paradoxe africain et nous rappelle que si le Soudan abrite différentes ethnies et religions, il regorge surtout de pétrole.
Quelles sont les origines de la crise du Darfour ? L’acteur américain Georges Clooney fait partie de l’association « Save Darfur » et dénonce le massacre d’Africains par des milices arabes. Par contre, le philosophe Bernard-Henry Levy qui tente lui aussi de mobiliser l’opinion internationale affirme qu’il s’agit d’un conflit entre islam radical et islam modéré. La crise du Darfour est-elle ethnique ou religieuse ?
Les gens qui prétendent que la crise du Darfour vient d’un problème ethnique ou religieux n’ont pas une très bonne connaissance de cette région. Cette guerre est en fait économique. Les puissances coloniales d’hier et les puissances impérialistes d’aujourd’hui sont responsables des malheurs de l’Afrique. Toute cette région, partant du Soudan jusqu’au Sénégal, partageait par le passé les mêmes origines culturelles et regorgeait de richesses. Elle aurait pu être unie et développée si le colonialisme au 19ème siècle n’était pas venu créer des frontières factices au sein de cette zone. Je dis que ces frontières sont factices car elles ont été créées selon les rapports de force entre les puissances coloniales, sans tenir compte de la réalité du terrain et encore moins des désirs du peuple africain. Au Soudan, ce sont les colons britanniques qui, en appliquant la politique du « diviser pour régner », ont jeté les bases des conflits qui déchireront le pays.
Le Soudan était une colonie britannique. Quel intérêt avait la Grande-Bretagne dans ce pays ?
Au 19ème siècle, la compétition faisait rage en Europe. Pour pouvoir lutter dans cette course à l’hégémonie, les puissances européennes avaient besoin de ressources humaines, financières et matérielles. L’expansion du colonialisme va leur permettre d’obtenir ces ressources. La Grande-Bretagne jusqu’ici comptait sur sa colonie adorée, l’Inde, mais une situation particulière va l’amener à s’investir en Afrique : en 1805, Mohamed Ali, gouverneur de l’empire ottoman, entreprit de faire de l’Égypte un État moderne dont les frontières ne cessaient de s’étendre, gagnant les côtes somaliennes et englobant le Soudan. Le degré de développement atteint par celui qu’on considère aujourd’hui comme le père de l’Égypte moderne inquiéta sérieusement la Grande-Bretagne qui voyait naître un nouveau concurrent. L’Empire Britannique envahit donc l’Égypte pour en faire une colonie. Par extension, le Soudan devint une colonie anglo-égyptienne en 1898.
Quelles furent les conséquences de la colonisation britannique au Soudan ?
Comme pour toute colonie africaine, la Grande-Bretagne appliqua la politique du « diviser pour régner ». Le Soudan fut donc séparé en deux parties : dans le Nord, on garda l’arabe comme langue officielle et l’islam fut maintenu ; dans le Sud par contre, l’anglais fut imposé et des missionnaires convertirent la population au protestantisme. Aucun échange ne devait se faire entre les deux régions nouvellement créées. Les Britanniques firent même venir des minorités grecques et arméniennes pour créer une zone tampon entre le Nord et le Sud !
Par ailleurs, la Grande-Bretagne instaura un système économique moderne au Soudan, que nous pourrions appeler capitalisme. Deux lignes de chemin de fer furent créées. La première reliait la colonie à l’Égypte ; la seconde partait de Khartoum pour rejoindre Port-Soudan sur la côte de la mer rouge. Cette dernière ligne était véritablement l’axe de pillage du Soudan. C’est par elle que toutes les richesses quittaient le pays pour rejoindre la Grande-Bretagne ou pour se vendre sur le marché international. En vertu du choix des Britanniques, Khartoum devint une ville très dynamique sur le plan économique et une bourgeoisie centrale en émergea. La division opérée par la Grande-Bretagne entre le Nord et le Sud ainsi que le choix de Khartoum comme centre de l’activité coloniale vont avoir un impact désastreux sur l’histoire du Soudan. Ces deux éléments vont conduire le pays à sa première guerre civile.
Quels seront les raisons de cette première guerre civile ?
Lorsque le Soudan accède à son indépendance en 1956, il n’y a toujours pas de relations entre les deux parties du pays. Le Nord est musulman, se réclame d’être arabe et a tiré bénéfice de l’activité économique durant la colonisation britannique de telle sorte que le pouvoir et les richesses se sont centralisés autour de Khartoum. Le Sud en revanche est protestant et se présente comme une communauté africaine traditionnelle. Il va réclamer un partage équitable des richesses tout au long de cette première guerre civile qui durera jusqu’en 1972. À cette date, un accord de paix est conclu et transforme le Soudan en État fédéral.
Mais la paix ne sera que de courte durée. Vers la fin des années 70, la compagnie pétrolière américaine Chevron découvre d’importants gisements de pétrole au Soudan. Le président de l’époque, Numeiri, va alors vouloir changer les frontières de l’État fédéral pour permettre à l’autorité centrale de contrôler les richesses pétrolières. Cette violation de l’accord de paix va relancer la guerre entre le Nord et le Sud du pays en 1980. Cette guerre va durer plus de 25 ans.
En un peu plus de 50 ans, le Soudan a donc connu deux guerres civiles. Et aujourd’hui, la crise du Darfour embrase l’Ouest du pays. La situation ethnique semble tout de même explosive au Soudan. On comprend mieux pourquoi certains médias parlent de poudrière lorsqu’ils font référence à ce pays.
Il n’en est rien. La plupart des ethnies qui vivent au Nord du pays sont musulmanes, ressemblent physiquement à des Égyptiens et si beaucoup possèdent leur propre dialecte, toutes parlent l’arabe comme langue officielle. Les communautés du Sud sont plus typiques de la région du Nil. Leur peau est plus sombre et les religions dominantes sont le christianisme et l’animisme. Mais les guerres civiles qui ont opposé ces deux parties du pays n’étaient ni ethniques ni religieuses. Elles portaient en fait sur une répartition équitable des richesses.
Observons la situation du Darfour maintenant. Il s’agit d’une région melting-pot où des tribus nomades musulmanes et arabophones, telles que les Janjawids ou les Takawas, côtoient des fermiers sédentaires. Par temps de forte sécheresse, ces tribus nomades migrent vers les installations des fermiers sédentaires et des combats éclatent. L’idée que des Africains se font massacrer par des Arabes est construite sur l’observation erronée que les Janjawids sont arabes. Mais si cette tribu revendique d’hypothétiques origines arabes, vous ne voyez, en réalité, rien chez eux de ce que nous connaissons des Arabes aujourd’hui.
Il y a un autre élément important de cette crise dont on parle très peu : les intérêts de la bourgeoisie régionale. Avec la découverte du pétrole, la mondialisation et le développement du réseau d’informations, tout le monde veut sa part du gâteau. À l’instar des élites du Sud, la bourgeoisie du Darfour réclame aujourd’hui un partage des richesses face à un gouvernement central qui monopolise le pouvoir et les ressources. Ce qui est spécifique à la crise du Darfour, c’est que ces contradictions ont été amplifiées et politisées à cause de l’engagement de la Chine au Soudan.
Quel est le rôle de la Chine au Soudan ?
Après avoir découvert d’importants gisements pétroliers, Chevron a dû quitter le Soudan pour deux raisons. Premièrement, le pays était redevenu instable à cause de la seconde guerre civile. Deuxièmement, si les États-Unis avaient jusqu’ici entretenu d’excellentes relations avec le Soudan, le nouveau régime islamiste mis en place par Omar al-Bachir en 1989 lui était carrément hostile. Le pétrole soudanais échappait donc aux intérêts américains. La Chine est alors venue vers le Soudan avec le message suivant : « Je vais vous acheter vos matières premières aux prix en vigueur sur le marché international ». Cette situation présente un avantage comparatif à la fois pour la Chine et le Soudan. La première peut disposer des ressources dont elle a besoin pour son développement tandis que le second n’est plus obligé d’emprunter de l’argent aux institutions internationales. Mais cette implication chinoise en Afrique est une première historique. C’est ce qui effraie les impérialistes européens et américains.
Qu’entendez-vous par avantage comparatif ?
David Ricardo, le plus important des économistes bourgeois après Adam Smith, a développé la théorie de ce qu’il appelle l’avantage comparatif. Ce concept a été appliqué par le Fond Monétaire International et la Banque Mondiale dans les pays du Tiers-Monde durant les cinquante dernières années. Imaginons que je sois un pays qui produit des bananes. Le FMI vient me trouver et dit : « Vous produisez des bananes, vous avez une certaine connaissance sur ce sujet et vous avez développé des ressources humaines autour de cela : vous êtes spécialisé ! Au plus vous serez spécialisé dans les bananes, au plus vous réduirez vos coûts de production, au plus vous serez efficace. Si vous suivez cette méthode, vous aurez un avantage comparatif sur le marché et votre pays se développera. » J’augmente donc ma production de bananes mais mon voisin fait la même chose. Le résultat, c’est qu’il y a trop de bananes sur le marché ! Le consommateur ne va pas en manger nuit et jour. Par conséquent, les prix s’effondrent. Voilà la méthode d’un docteur ayant un tas de patients et prescrivant le même médicament à tout le monde, quelque soit leur maladie.
Nous devons maintenant considérer ceci : quand l’URSS et le bloc de l’Est se sont effondrés en 1990, l’impérialisme occidental pensait pouvoir dominer le monde entier. Mais la Chine a commencé à devenir plus forte économiquement. Aujourd’hui, elle a besoin de tout, des bananes aux cacahuètes en passant par le pétrole et les métaux. Ce nouveau géant vient donc à la rencontre des pays riches en ressources avec la volonté d’acheter leurs matières premières aux prix du marché. Évidemment, tous les pays africains qui regorgent d’abondantes ressources vont se tourner vers la Chine. N’importe quel businessman voulant maximiser ses profits le ferait ! Le capitalisme s’est déplacé en Asie et l’Afrique doit s’adapter à cette nouvelle situation.
L’Afrique a toujours été la chasse gardée de l’Occident. C’est un grand changement.
Et c’est le cœur du problème. L’Occident a une position très ambiguë sur ce sujet. D’un côté, il tire énormément de profits de son partenariat économique avec la Chine. De l’autre côté, il n’accepte pas que l’Afrique traite avec le géant asiatique. En effet, les puissances impérialistes ne veulent pas perdre leur domination sur le riche continent africain. Face à ce dilemme, l’Occident a une attitude totalement honteuse : plutôt que d’affronter ouvertement la Chine, il exerce des pressions sur les gouvernements africains qui ont échappé à son contrôle et exploite les crises humanitaires pour ses propres intérêts.
Comment l’Occident tente-t-il d’empêcher le Soudan de commercer avec la Chine ?
En cherchant à déstabiliser le régime. Et pour ce faire, il applique la règle d’or du colonialisme : « diviser pour régner ». Durant la deuxième guerre civile, les États-Unis ont financièrement soutenu l’Armée Populaire de Libération du Soudan, un mouvement rebelle du Sud. Comme ce mouvement recevait de l’argent et des armes et que le gouvernement avait pour sa part modernisé son armée grâce aux rentrées pétrolières, le conflit dura plus de vingt années pour finalement prendre fin en 2005. La deuxième guerre civile se terminait à peine que débutait la crise du Darfour.
Il est vrai que les contradictions entre les tribus nomades et les fermiers sédentaires d’une part, et la bourgeoisie régionale et l’autorité centrale d’autre part, conduisent à des affrontements meurtriers au Darfour. Il est vrai aussi que sur ce problème, le gouvernement soudanais a adopté une attitude militariste plutôt que de privilégier la voie du dialogue. Mais les puissances impérialistes amplifient le problème afin de mobiliser l’opinion internationale et déstabiliser le régime soudanais. Vous devez comprendre que si demain, Khartoum annonce qu’il arrête de commercer avec la Chine, plus personne ne parlera du Darfour.
Les grandes puissances occidentales pourraient ainsi éviter une confrontation directe avec la Chine et garder la mainmise sur les ressources du continent africain ?
Tout à fait. Leur attitude est honteuse. En fait, ces pays impérialistes sont racistes. Depuis la colonisation au 19ème siècle, ils ont toujours empêché l’Afrique de se développer pour garder le contrôle de ses ressources. Mais pourquoi ce continent ne pourrait-il pas commercer avec la Chine alors que l’Occident en fait autant ? Pourquoi les enfants d’Afrique ne pourraient-ils pas avoir de bonnes chaussures, des tables bien servies et des écoles performantes ? Les puissances néocoloniales maintiennent le plus riche continent du monde dans le sous-développement pour garder le contrôle de ses richesses.
Après que la Cour Pénale Internationale ait émis un mandat d’arrêt contre le président Omar al-Bachir, les réactions sont plutôt divisées. Les États-Unis et la France ont déclaré que le président soudanais devait être jugé. Pour leur part, la Chine et les pays arabes estiment que cela pourrait déstabiliser le pays encore plus.
Je pense qu’une Cour qui n’écoute que la musique qu’elle veut bien entendre n’est pas une Cour. Laissez-moi vous donner quelques exemples. Le peuple somalien a toujours été déchiré par la guerre. Mais au début de l’année 2006, une intifada a été menée sous l’impulsion du Conseil Islamique. Les insurgés ont réussi à vaincre de façon pacifique les seigneurs de guerre. Ils ont restauré la paix dans une grande partie du pays. Le commerce reprit, les paysans retournèrent travailler dans leurs fermes et la communication au sein de la société se développa. L’espoir revenait ! Mais six mois plus tard, le régime fantoche d’Éthiopie, manipulé par la CIA et les néoconservateurs américains, a envahi la Somalie. Le conflit a déplacé deux millions de Somaliens ; 60.000 ont été tués ; certains se sont noyés dans l’Océan Indien alors qu’ils tentaient de rejoindre le Yémen ; l’Éthiopie a même utilisé des bombes au napalm contre des civils à Mogadiscio et a détruit la majeure partie de cette ville ! Pourquoi aucun média n’a-t-il alerté l’opinion sur ce drame ? Pourquoi n’y a-t-il pas de Cour contre les auteurs de cette tragédie ?
L’Ouganda a détruit le Congo équatorial et pillé son or. Pour justifier sa légitimité, la Cour a arrêté Jean-Pierre Bemba, un petit poisson. Mais l’auteur de ce plan désastreux, le gouvernement ougandais, est toujours libre. Actuellement, ses troupes tuent des civils en Somalie. Pourquoi n’y a-t-il pas de Cour contre eux ?
En 1998, l’Éthiopie déclencha une guerre en Érythrée. Dans un style totalement nazi, elle s’appropria les biens des Éthiopiens ayant des origines érythréennes. Plusieurs milliers d’Érythréens furent envoyés dans des camps de concentration où beaucoup succombèrent de la malaria et d’autres infections. Pourquoi n’y a-t-il pas de Cour contre ces criminels ?
Un million d’Irakiens ont été tués. Quatre millions ont été déplacés. Un État moderne a été détruit en toute illégalité. Pourquoi n’y a-t-il pas de cour contre Cheney, Rumsfeld ou Bush ?
Des crimes sont pourtant bien commis au Darfour. Même si la CPI n’est pas impartiale, Omar al-Bachir ne doit-il pas être jugé ?
Je ne conteste pas que des gens se font tuer au Darfour. Mais parler de génocide est une exagération d’une Cour impérialiste qui n’est pas neutre. Tous les partis politiques soudanais ont jugé que ce mandat d’arrêt allait à l’encontre de la souveraineté du pays. Le jugement d’Omar al-Bachir doit être laissé aux Africains. Le fait est que la CPI est là pour mettre la pression sur le président afin qu’il arrête de commercer avec la Chine et qu’il se tourne vers l’Occident. Ça ne marchera probablement pas avec le Soudan, mais c’est aussi un signal lancé aux autres pays qui seraient tentés de suivre cet exemple.
Les paysans soudanais sont confrontés à de gros problèmes de sécheresse. Le gouvernement ne peut-il pas utiliser les rentrées pétrolières pour construire des structures d’irrigation ? De manière générale, pourquoi un pays, que certains comparent à l’Arabie saoudite pour ses ressources pétrolières, est-il si pauvre ?
En Europe, vous avez des pays pauvres avec des gens riches. À l’inverse, le Soudan est un pays riche avec des gens pauvres. Il est vrai que le gouvernement soudanais aurait pu allouer l’argent du pétrole de manière efficace mais le fait est qu’il n’a pas de solution progressiste pour tout le pays. De son côté, la bourgeoisie régionale est fortement touchée par la corruption. Depuis l’accord de Naivasha qui a marqué la fin de la deuxième guerre civile, l’autorité du Sud a reçu six milliards de dollars au titre de répartition équitable des richesses. Mais avec tout cet argent, ils n’ont même pas construit une école ! Le Soudan a donc besoin d’une véritable réponse, mais nous ne pourrons pas la donner nous-même car il revient au peuple soudanais d’arriver à une telle conclusion.
Comment peut-on sortir de la crise au Soudan ?
Le Soudan est un pays très riche qui a reçu tout ce que la Nature pouvait donner. Mais pour son malheur, il n’existe aucun mouvement qui puisse rassembler la population autour de la construction d’un État démocratique, uni et égalitaire ; un Soudan sans aucun chauvinisme ni discrimination ; un Soudan qui utiliserait toutes ses ressources pour bâtir un avenir solide à son peuple. Les partis actuels, y compris le régime militaire, prônent toutes sortes de slogans : socialisme soudanais, arabe ou islamique, nationalisation ou dénationalisation… Mais ils sont incapables de porter et d’intégrer le pays sur le chemin de la démocratie moderne et progressiste. La bourgeoisie qui dirige le pays fait passer ses propres intérêts avant ceux de la nation. Cependant, la crise économique et la chute du prix des matières premières ne vont plus faire rentrer autant d’argent que par le passé. Le nombre de pauvres va encore augmenter. Vous avez là les conditions permettant l’émergence de ce dont le Soudan a le plus besoin : une résistance progressiste et démocratique.19
La campagne « Sauver le Darfour » est une vulgaire arnaque
Par Bruce Dixon. 12 décembre 2007.
Les clameurs constellées d’étoiles du type « Sauver le Darfour » et « Faites cesser le génocide » ont suscité beaucoup de tirage parmi les médias américains et ont bénéficié en même temps du soutien des deux partis au Congrès et de celui de la Maison-Blanche. Mais le Congo, avec dix ou vingt fois plus d’Africains tués dans la même période, n’a pas droit à l’appellation de « génocide » et il passe quasiment inaperçu. Le Soudan s’étend au-dessus d’immenses lacs de pétrole. Il dispose de vastes gisements d’uranium et d’autres minerais, d’importantes réserves d’eau et il occupe une position stratégique à proximité d’autres gisements pétroliers et ressources naturelles en Afrique. Il est une question qu’on ne pose pas : Le gratin républicain et démocrate de notre politique étrangère ne se sert-il pas des plaintes pour génocide et des appels en faveur d’une « intervention humanitaire » pour faciliter la voie vers les prochaines guerres pour le pétrole et les ressources naturelles du continent africain ?
La fabrication régulière et l’entretien constant de fausses réalités au service de l’Empire américain est l’une des fonctions premières de la profession des relations publiques et des médias traditionnels. Quant à savoir si, oui ou non, les infos sont bidon lorsqu’elles parlent de remèdes miracles, qu’elles expliquent comment des substances chimiques toxiques sont bonnes pour votre santé, que des présentateurs et des journalistes achetés discourent à propos des bénéfices de l’opération contre l’enfance abandonnée, que des stars holywoodiennes prônent l’intervention militaire pour sauver des orphelins américains ou que d’habiles campagnes de propagande recourent à de néfastes techniques de marketing pour tendre la main aux étudiants des collèges, aux internautes, aux églises et aux citoyens ordinaires, une chose est certaine, il est des plus utiles d’examiner soigneusement ce que dissimulent toutes ces façades.
Parmi les toutes dernières réalités falsifiées qu’on a mises sous le nez des citoyens américains figurent les images simplistes des noirs face au génocide arabe au Darfour et la solution qu’on a proposée : une robuste intervention militaire soutenue et dirigée par les États-Unis au Soudan occidental. Il convient d’accorder une attention croissante au lobby et à la coalition soutenant « Sauver le Darfour », à ses fondateurs, ses finances, ses méthodes et motivations et sa crédibilité. Dans l’intention de favoriser cet cet examen, nous présentons ici dix raisons de soupçonner que la campagne « Sauver le Darfour » est une arnaque de relations publiques destinée à justifier une intervention américaine en Afrique.
1. Ce ne serait pas le premier gros mensonge que notre gouvernement et la crème de nos médias nous racontent pour justifier une guerre.
Les plus âgés d’entre nous se souviendront sans doute de l’incident du golfe du Tonkin, délibérément provoqué par le gouvernement américain pour justifier le déclenchement de la guerre du Vietnam. Ce prétexte fut suivi rapidement par le besoin d’aider la toute jeune « démocratie » en lutte au Sud-Vietnam, ainsi que par l’absurde slogan toujours très utile : « Combattez-les là-bas afin que nous n’ayons pas à le faire ici ». Plus récemment, des gens payés avec les deniers publics ont diversement expliqué les bombardements, l’invasion et l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak, les qualifiant de nécessaires parce qu’il fallait « avoir Ben Laden » afin de venger le 11 septembre et qu’il fallait prendre des mesures afin d’ôter les « armes les plus dangereuses au monde » des mains des « régimes les plus dangereux du monde ». En outre, ces mesures devaient donner à la « démocratie » irakienne en lutte la possibilité de se tenir sur ses deux pieds et elles étaient donc nécessaires, parce qu’il valait encore mieux « les combattre là-bas plutôt que d’avoir à le faire ici ».
2. Ce ne serait même pas la première fois que le gouvernement américain et la crème des médias emploient la « prévention du génocide » pour justifier une intervention militaire dans une région riche en pétrole.
En 1995, l’intervention militaire des États-Unis et de l’Otan dans l’ancienne Yougoslavie était prétendument une opération de « maintien de la paix » visant à arrêter un génocide. Le résultat durable de cette campagne est Camp Bondsteel, l’une des plus grandes bases militaires de la planète. Les États-Unis sont pratiquement le seul pays au monde à maintenir des bases militaires à l’extérieur de ses propres frontières. D’une superficie de presque quatre cents hectares, Camp Bondsteel assure à l’armée américaine la capacité de positionner à l’avance d’importantes quantités d’équipement et de matériel capables d’atteindre les gisements pétroliers de la mer Caspienne, les itinéraires des oléoducs et les importants couloirs maritimes de cette zone du monde. Bien des gens croient également que c’est le site de l’une des prisons secrètes et autres centres de torture des États-Unis.
3. Si mettre un terme au génocide en Afrique était réellement à l’ordre du jour, pourquoi se focaliser sur le Soudan, avec de 200.000 à 400.000 morts, plutôt que sur le Congo, avec cinq millions de morts ?
« La notion prétendant que la mort d’un quart de million d’habitants du Darfour constitue un génocide et que celle de cinq millions de Congolais n’en est pas un est immorale et absurde », déclare la militante congolaise Nita Evele. « Ce qui s’est passé – et se produit toujours – au Congo n’a rien d’un conflit tribal ni d’une guerre civile. C’est une invasion. C’est un génocide avec un tribut de cinq millions de vies humaines, soit vingt fois plus qu’au Darfour, et il a été lancé dans le but de piller les richesses minérales et naturelles du Congo. »
Plus que tout, l’application sélective et cynique du terme « génocide » au Soudan, plutôt qu’au Congo où de dix à vingt fois plus d’Africains ont été massacrés, révèle la profondeur de l’hypocrisie qui entoure le mouvement « Sauver le Darfour ». Au Congo, où des gangsters, des mercenaires et des seigneurs de guerre locaux prêtent main-forte à des armées d’invasion venues de l’Ouganda, du Rwanda, du Burundi et de l’Angola pour se lancer dans des massacres, des viols collectifs et le dépeuplement de la région à une échelle qui écrase tout ce qui se passe au Soudan, tous ces acteurs rivalisent frénétiquement pour assurer que se poursuivent sans dérangement l’extraction du coltan, vital pour les ordinateurs et téléphones cellulaires de l’Occident, l’exportation de l’uranium pour les réacteurs et armes nucléaires de l’Occident et le pillage des diamants, de l’or, du cuivre, du bois et des autres ressources congolaises.
L’ancien ambassadeur des États-Unis Andrew Young et George H.W. Bush (le père) font tous deux partie du Conseil d’administration de Barrick Gold, l’un des plus importants et actifs groupes miniers opérant dans un Congo déchiré par la guerre. Il est bien évident qu’au vu de l’afflux vers l’Occident des bénéfices réalisés dans l’extraction brutale des richesses congolaises, aucun « génocide » congolais ne vaut la peine qu’on le mentionne et, surtout, qu’on s’en mêle. En ce qui concerne leurs objectifs, les planificateurs stratégiques américains peuvent considérer leur modèle congolais comme le moyen idéal de s’emparer des richesses africaines à un coût minimal et sans devoir se soucier d’une présence militaire officielle des États-Unis sur le terrain.
4. Tout tourne autour du pétrole soudanais.
Le Soudan et, plus particulièrement la région du Darfour, s’étend sur un immense lac de pétrole. Mais les gisements de pétrole soudanais ne sont pas mis en valeur et exploités par Exxon, Chevron ou British Petroleum. Ce sont des banques, des compagnies pétrolières et des sociétés de construction chinoises qui font les prêts, opèrent les forages, posent les oléoducs pour envoyer le pétrole soudanais là où elles veulent qu’il aille et prennent bien trop de décisions dans un 21e siècle où les États-Unis aspirent au contrôle absolu des ressources planétaires en énergie. Aux yeux des planificateurs américains, une intervention de l’US Army et de l’Otan devrait résoudre ce problème.
5. Tout tourne autour de l’uranium, de la gomme arabique et des autres ressources naturelles qui font la richesse du Soudan.
L’uranium est vital pour l’industrie des armes atomiques et il est un combustible essentiel pour les réacteurs nucléaires. Le Soudan possède des gisements d’uranium de haute qualité. La gomme arabique est un ingrédient essentiel des produits pharmaceutiques, des bonbons et des boissons du type Coca-Cola et Pepsi, et les exportations soudanaises de cette marchandise constituent 80 % de son volume mondial. En 1997, lorsque le gouvernement américain a envisagé des sanctions écrasantes contre le Soudan, les groupes de pression de l’industrie se sont dressés pour obtenir des exemptions qui permettraient de garantir leurs approvisionnements en cette précieuse marchandise soudanaise. Mais une présence militaire des États-Unis et de l’Otan à l’intérieur même de ce pays constitue une garantie plus sûre de ce que l’extraction des ressources soudanaises, à l’instar de celles du Congo, puisse affluer vers les États-Unis et l’Union européenne.
6. Tout tourne autour de la position stratégique du Soudan.
Le Soudan est situé en face de l’Arabie saoudite et des États du Golfe, où se trouve, pour les quelques années à venir, une part importante du pétrole mondial facilement exploité. Le Darfour a des frontières communes avec la Libye et le Tchad, qui ont leurs propres ressources pétrolières importantes ; il est à distance de frappe de l’Afrique occidentale et centrale et, de plus, sa position fait qu’il est susceptible d’accueillir un oléoduc. Le Nil traverse le Soudan avant d’entrer en Égypte et la partie sud du Soudan dispose aussi de ressources hydrographiques d’une grande importance régionale. Avec la création d’Africom, le nouveau commandement militaire américain pour le continent africain, les États-Unis ont dévoilé ouvertement et explicitement leurs intentions de poser une empreinte stratégique sur le continent. À partir de bases soudanaises permanentes, l’armée américaine pourrait influencer la politique et l’économie de l’Afrique pour la génération à venir.
7. Les fondateurs du mouvement « Sauver le Darfour » et les personnes qui soutiennent ce mouvement ont de puissantes relations et ne manquent pas de fonds, puisqu’il s’agit dans les deux cas de gens du gratin de la politique étrangère américaine.
Selon une histoire parue cet été (en 2007) dans le Washington Post et dont les droits sont réservés, la coalition « ‘Sauver le Darfour’ a été créée en 2005 par deux groupes inquiets à propos du génocide dans ce pays africain – l’American Jewish World Service et le Musée américain du Mémorial de l’Holocauste (…) La coalition possède une équipe de 30 personnes spécialisées en politique et en relations publiques. Son budget pour le dernier exercice fiscal était de 15 millions de dollars (…) ‘Sauver le Darfour’ ne souhaite pas révéler combien elle a dépensé exactement pour ses publicités qui (en décembre 2007) ont tenté de couvrir de honte la Chine, le pays d’accueil des JO de 2008, afin qu’elle réduise son aide au Soudan. Mais une porte-parole de la coalition a parlé d’un montant se chiffrant en millions de dollars ».
Bien que la campagne de relations publiques de « sauver le Darfour » emploie des techniques de marketing particulièrement efficaces en faisant appel aux étudiants des collèges et même à des internautes noirs, elle ne constitue pas un phénomène émanant de la base, comme l’était le mouvement luttant contre l’apartheid et soutenant les mouvements de libération africains en Afrique du Sud, en Namibie, en Angola et au Mozambique voici une génération. Fortement alourdi de chrétiens évangéliques qui annoncent la fin du monde avec la prochaine guerre et d’éléments bien connus pour leur soutien inconditionnel à l’implantation d’Israël au Moyen-Orient, le mouvement « Sauver le Darfour » est on ne peut plus clairement un phénomène monté par l’establishment, une campagne de propagande qui dépense des millions de dollars chaque mois pour fabriquer le consentement à une intervention militaire américaine en Afrique sous le prétexte de vouloir faire cesser ou empêcher un génocide.
8. Pas un centime des fonds levés par la Coalition « Sauver le Darfour », le navire amiral du mouvement, n’est consacré à aider les Africains nécessiteux du Darfour même, affirment des articles publiés à la fois dans le Washington Post et le New York Times.
« Pas un centime des fonds collectés par ‘Sauver le Darfour’ n’est destiné à aider les victimes et leurs familles. En lieu et place, la coalition dépense ses deniers à tenter de convaincre avant tout les gouvernements à agir. »
9. Les partisans américains de « Sauver le Darfour » ne sont pas intéressés par d’éventuelles négociations politiques qui pourraient mettre un terme à la guerre au Darfour.
À plusieurs reprises, le président Bush a tenté ouvertement de saboter les pourparlers de paix visant à mettre fin à la guerre au Darfour. Même des universitaires partisans d’une intervention et des organisations humanitaires actives sur le terrain ont critiqué les États-Unis parce qu’ils mettaient en danger le personnel de l’aide humanitaire et parce qu’ils poussent avec succès les clans rebelles du Darfour à refuser les pourparlers de paix et à proposer eux-mêmes une intervention des États-Unis et de l’Otan.
Cette campagne de relations publiques, très habile, richement financée et progressant sans à-coups dépeint de façon simpliste le conflit comme étant strictement une affaire raciale dans laquelle les Arabes, généralement méprisés de toute façon dans les médias américains, exterminent la population noire du Soudan. Dans le monde imaginaire qu’elle crée, il n’y a pas de place pour des négociations. Mais, en fait, un grand nombre de ces « Arabes » soudanais – et même les Janjawids – sont noirs également. En tout cas, ils ont été armés et excités par un gouvernement qui a le pouvoir de les désarmer s’il le veut et qui a également le pouvoir de négocier de bonne foi s’il le veut.
Des négociations ne garantissent jamais rien, mais un refus de participer à des négociations – puisqu’il s’avère que les États-Unis poussent les rebelles au Darfour à le faire et que la campagne de relations publiques « Sauver le Darfour » justifie la chose – évite toute voie vers un arrangement politique entre Soudanais et ne laisse ouverte que celle de l’intervention militaire des États-Unis et de l’Otan.
10. La firme Blackwater et les autres firmes américaines de mercenaires, qui sont les ailes armées non officielles du parti républicain et du Pentagone, proposent avec impatience leurs services comme faisant partie de la solution dans la crise du Darfour.
« Chris Taylor, responsable de la stratégie chez Blackwater, affirme que sa société détient une banque de données reprenant les noms de milliers d’anciens policiers et militaires prêts pour des missions de sécurité. Il affirme en outre que le personnel de Blackwater pourrait établir des périmètres de sécurité et garder les villages et camps de réfugiés du Darfour dans le cadre de missions de soutien aux Nations unies. Les responsables de Blackwater disent qu’il ne faudrait pas trop d’effectifs pour contrer les Janjawids, une milice soutenue par le gouvernement soudanais et qui attaque les villages à dos de chameaux. »
Apparemment, Blackwater n’a pas besoin de se rendre au Congo, où la faim et la malnutrition, le dépeuplement, les viols de masse et la disparition des écoles, des hôpitaux et de la société civile dans de vastes zones sans lois dirigées par une bande sans cesse changeante de tueurs à gages africains (tel le fils du non regretté Idi Amin), le tout sous le voile d’un silence médiatique complice, constituent déjà le parfait environnement propice aux affaires et permettant de pomper à fond et à ridiculement peu de frais les immenses richesses de ce pays.
Dans ces vastes régions d’Afrique cataloguées comme « espaces non gouvernés » par les planificateurs stratégiques américains, cherchez vous-mêmes des endroits où l’on pourrait adopter ce modèle congolais. Ne vous attendez toutefois pas à en apprendre davantage dans votre quotidien du soir ni à en savoir plus à leur sujet par la bouche d’Oprah, de George Clooney ou d’Angelina Jolie.20
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