La Libye

 

 

Antiquité

Dès le IIe millénaire av. J.-C., les Libous installés en Cyrénaïque forment un peuple redouté des Égyptiens. Vers 1000 av. J.-C., les premiers comptoirs phéniciens sont fondés sur la côte libyenne.

En 631 av. J.-C., des navigateurs grecs s’installent sur la côte libyenne. Cyrène s’impose vite comme la plus grande cité grecque d’Afrique. Les colons bâtissent leur fortune sur le commerce du silphion ou silphium, une plante recherchée pour ses vertus culinaires et médicinales. Signe de l’importance de la ville, le monumental temple de Zeus, édifié au Ve siècle av. J.-C., est comparable à celui d’Olympie. Le royaume de Cyrène deviendra une république en 458 av. J.-C. et passera ensuite sous la tutelle des Ptolémées d’Égypte. Au Ve siècle av. J.-C., la côte méditerranéenne est dominée par les Carthaginois. En 321 av. J.-C., Ptolémée Ier annexe les territoires bordant la Méditerranée, qui seront cédés aux Romains en 96 av. J.-C.

Durant le Ier siècle av. J.-C., les trois régions qui forment l’actuelle Libye (Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan) passent sous la domination de l’Empire romain. La Libye, alors riche et fertile, devient l’un des greniers à grains de l’Empire romain. Le pays entame son déclin après que les régions côtières eurent été envahies par les Vandales en 455. Elles sont reconquises par les Byzantins à partir de 533.

 

La conquête arabo-musulmane

En 641, les Arabes, conduits par Amr ibn al-As, conquièrent la Cyrénaïque (reliée à l'Égypte) puis la Tripolitaine (unie à la Tunisie), progressivement islamisées. Ils ne parviennent jusqu’au Fezzan qu’en 647.

À partir de 644, la Tripolitaine n'a pas d'histoire propre ; soumise aux Aghlabides de 801 à 909, elle passe ensuite aux Fatimides. En 1050, elle est envahie par les Hilaliens et définitivement ruinée, elle est ensuite soumise aux Almohades, puis aux Hafsides. En 1510, les Espagnols occupent Tripoli.

En 1551, le sultan ottoman Soliman le Magnifique prend Tripoli et annexe la Libye à l'Empire ottoman.

De 1711 à 1835, une dynastie d'origine turco-albanaise, les Qaramanlis, règne sur la Tripolitaine en tant que pachas.

Dès lors Tripoli, comme Tunis, Alger, Salé, devient un repaire de pirates pratiquant le corso. Comme ces villes, elle est à plusieurs reprises bombardée par les flottes européennes. Pour punir les aventuriers libyens, des vaisseaux de guerre américains, au commencement du XIXe siècle, franchissent l'Atlantique et, suite à la bataille de Derna occupent en 1805 la capitale de la province de Cyrénaïque.

 

La Libye ottomane

En 1835, Tripoli est gouvernée par la famille des Karamanli, qui s'appuient sur la tribu arabe des Ouled-Sliman. Leurs exactions décident les gens de l'oasis à demander au sultan de Constantinople de transformer la suzeraineté nominale qu'il avait sur le pays en souveraineté effective. Des troupes ottomanes occupent sans difficultés tous les ports. La Libye forme alors deux vilayets turcs.

À la perte du territoire correspondant à l'actuelle Algérie, celui-ci conquis par la France à partir de 1830, l'empire ottoman entend protéger ses provinces occidentales de l'appétit européen. En 1843 cheikh Muhammad al-Sanussi, fondateur de la confrérie al-Sanussiya arrive à El Beïda. La Tripolitaine et la Cyrénaïque, contrairement aux autres provinces ottomanes d'Afrique du Nord, demeurent provinces ottomanes jusqu'en 1911, date de la Guerre italo-turque.

 

La colonisation italienne de 1911 à 1943

En 1911, le Royaume d'Italie déclare la guerre à l'Empire ottoman. Son principal but est de conquérir les territoires nord-africains des ottomans, dans le but de bâtir un empire colonial. Les troupes italiennes débarquent ainsi à Tripoli le 5 octobre. Elles se heurtent à une vive résistance turque, notamment menée par Mustafa Kemal. Néanmoins, le 18 octobre 1912, le traité de Lausanne (aussi dit traité d'Ouchy), met fin à la guerre italo-turque en accordant aux Italiens la Cyrénaïque et la Tripolitaine, qui forment le territoire de la Libye italienne.

 

Les premiers États autonomes libyens

En 1918 est proclamée la République de Tripolitaine, État souverain sur les territoires de l'ouest de l'actuelle Libye : il s'agit du premier État islamique au monde à disposer d'un gouvernement républicain et la première entité libyenne indépendante depuis la chute de l'Empire ottoman. Ayant connu jusque-là les plus grandes difficultés à stabiliser leurs possessions libyennes, les Italiens reconnaissent en 1919 l'autonomie de la République de Tripolitaine et font de même quelques mois plus tard avec l'Émirat de Cyrénaïque, dirigé par Idris, chef de la confrérie des Sanussi. L'Italie garde cependant la haute main sur l'armée, la diplomatie et la justice des deux États. L'application des accords est vite entravée par la mauvaise volonté de toutes les parties et l'Italie envisage bientôt de reprendre le contrôle direct de ses possessions libyennes. En 1922, Tripolitaine et Cyrénaïque repassent sous contrôle italien direct, pour réintégrer l'Empire colonial italien.

 

La colonisation et la résistance

L'émir Idris s'étant enfui en Égypte, les partisans des Sanussi continuent de mener en Libye une résistance farouche contre les Italiens. Jusqu'en 1931, une guérilla incarnée par le cheikh Omar al-Mokhtar continue de s'opposer à l'occupation italienne. La capture du cheikh et sa pendaison, le 16 septembre 1931, marquent la fin du mouvement.

Le 24 janvier 1932, Benito Mussolini annonce l'occupation militaire de toute la Libye. Deux ans plus tard, la Cyrénaïque et la Tripolitaine sont unies administrativement en une seule province, nommée Libye, en référence à l'Antiquité romaine1. La nomination en 1934 d'Italo Balbo au poste de gouverneur de Libye vient donner une impulsion nouvelle au territoire. Le 9 juin 1934, la Libye italienne se voit dotée d'une administration unifiée. Balbo fait construire un réseau routier, rénove les villes et développe la colonisation par la création de nouveaux villages de colons, auxquels sont attribués des lopins agricoles. La colonisation s'accélère, certaines estimations évoquant une population d'environ 100 000, voire 120 000, colons italiens en Libye à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Les Italiens développent également les fouilles archéologiques en Libye.

La Libye connaît à partir de 1938 un regain de tension, dû au rapprochement de l'Italie avec l'Allemagne nazie. Les frontières de la Libye avec le Protectorat français de Tunisie, le Royaume d'Égypte et les colonies françaises en Afrique ont été délimitées par une série de traités entre 1910 et 1935, mais un nouveau litige a lieu en 1938 avec la France au sujet de l'attribution à la Libye d'une bande de terre de 1 200 km au nord du Tibesti. Dans un contexte de tensions internationales renforcées, la proximité de la Libye italienne avec le Protectorat français de Tunisie suscite des inquiétudes de part et d'autre.

 

La Libye dans la Seconde Guerre mondiale

Le 28 juin 1940, peu après l'entrée en guerre de l'Italie, Italo Balbo meurt dans un incident aérien. Rodolfo Graziani est rappelé en Libye pour lui succéder. L'offensive menée par Graziani, sur ordre de Mussolini, contre les forces britanniques de Archibald Wavell, est un échec, qui tourne à la déroute pour les Italiens lors de la contre-offensive alliée. En février 1941, les Britanniques occupent Benghazi ; l'Afrikakorps d'Erwin Rommel est appelée à la rescousse des Italiens et les combats se poursuivent jusqu'en 1943, quand la contre-offensive de Bernard Montgomery aboutit à l'occupation de Tripoli. Les Forces françaises libres prennent quant à elles le contrôle du Fezzan et du Ghadamès au sud-ouest du pays. À la fin de la guerre mondiale, la Tripolitaine et la Cyrénaïque sont sous occupation britannique, et le Fezzan sous occupation française. L'émir Idris, naguère exilé par les Italiens, fait un retour triomphal en Cyrénaïque en 1945.

 

La marche vers l'indépendance

Après le conflit mondial, la reconstruction du pays est rendue difficile par les munitions non explosées, mines et matériels et séquelles de guerre laissés par les belligérants. Le statut exact du territoire libyen fait par ailleurs l'objet d'incertitudes, et de désaccords entre les Alliés. Le chapitre colonial n'est définitivement clos qu'en 1947 par l'une des clauses du traité de Paris, qui amène l'Italie à renoncer irrévocablement à ses droits sur la Libye. Le pays demeure cependant divisé entre l'administration britannique, qui a toujours l'autorité sur la Tripolitaine et la Cyrénaïque, et l'administration française du Territoire du Fezzan. La France, dont la présence au Fezzan est relativement légère, envisage un temps le rattachement du territoire, non viable individuellement, à l'Algérie française.

 

Les Britanniques souhaitent favoriser l'émergence d'un nouvel État, qui serait pour eux un allié dans la région, et soutiennent les revendications de l'émir Idris, revenu définitivement en Libye en 1947. Le 1er mars 1949, avec l'assentiment du Royaume-Uni mais de manière unilatérale vis-à-vis de la communauté internationale, Idris proclame le 1er mars 1949 l'indépendance de l'Émirat de Cyrénaïque. La Tripolitaine demeure quant à elle administrée par le Royaume-Uni, qui conserve certains fonctionnaires coloniaux italiens, tandis que le Fezzan demeure sous l'autorité de la France. Des partis politiques s'organisent en Tripolitaine et se divisent quant au statut du pays : c'est cependant l'option, défendue par certains libyens, de la constitution d'une monarchie libyenne confiée à Idris, qui reçoit le soutien des Britanniques. Les Alliés demeurent divisés, le Royaume-Uni soutenant l'indépendance, au moins de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, au sein d'un État constitué ; les États-Unis souhaitent quant à eux une indépendance intégrale de la Libye, le plus vite possible, et la France préfère une politique de statu quo avec le maintien des administrations séparées. L'Italie, quant à elle, n'a pas renoncé à conserver un certain contrôle sur son ancienne colonie, et mène en ce sens une propagande auprès des Italiens restés en Tripolitaine, comme auprès de certains notables libyens. Le comte Carlo Sforza, ministre italien des affaires étrangères, tente de négocier avec les Britanniques un compromis, qui permettrait à l'Italie d'organiser le nouvel État tripolitain, tandis qu'Idris conserverait la Cyrénaïque et les Français le Fezzan. Cette idée provoque de violentes réactions à Tripoli entre le 11 et le 19 mai 1949.

C'est finalement à l'ONU que revient la tâche de trancher la question du statut de la Libye : le 21 novembre 1949 est votée la résolution 289, qui prévoit l'accès du pays, avant le 1er janvier 1952, au rang d'État indépendant. Avec l'aide des Nations unies, les Libyens mettent progressivement en place des assemblées locales en Cyrénaïque et dans la Tripolitaine, et forment une commission préparation de l'Assemblée nationale, préalable à l'élection d'un gouvernement ainsi qu'à la rédaction de la constitution et à la proclamation officielle de l'indépendance. L'Assemblée nationale se réunit le 25 novembre 1950 et offre la couronne à l'émir Idris, qui devient le roi Idris Ier. Le 7 octobre 1951, la constitution est adoptée, faisant de la Libye un royaume fédéral. Le 24 décembre, l'indépendance totale du Royaume-Uni de Libye est proclamée.2

 

Le royaume de Libye et la découverte du pétrole

Sidi Muhammad Idris al-Mahdi al-Sanoussi, chef de la confrérie religieuse des Sanussi depuis 1916, déjà reconnu comme émir de Cyrénaïque par le Royaume-Uni depuis 1946, est proclamé roi de Libye le 24 décembre 1951 sous le nom d'Idris Ier. À peine né, le jeune État est cependant confronté à de sérieux problèmes : un taux élevé d'analphabétisme (94 %), un manque de personnel qualifié dans la plupart des domaines et un taux de mortalité infantile important (40 %). Le 28 mars 1953, la Libye intègre la Ligue arabe. Cette même année, le gouvernement signe des accords militaires avec le Royaume-Uni, accordant à ce pays des bases militaires pour vingt ans et la libre circulation des véhicules militaires britanniques sur le territoire national (eaux territoriales et espace aérien compris) contre le versement de 3 750 000 livres pendant cinq ans et la promesse d'une aide technique et militaire.

Le 9 septembre 1954, un protocole militaire est également signé avec les États-Unis, permettant à ce pays de conserver plusieurs bases militaires, dont le complexe de Wheelus Field, en périphérie de Tripoli. Ces accords, qui prévoyaient l'occupation des bases jusqu'en 1970, sont respectés, mais non renouvelés par le nouveau gouvernement révolutionnaire. Enfin, un traité signé avec la France le 10 août 1955 consacre l'évacuation des quelque 400 militaires qui étaient stationnés dans la région du Fezzan, et des accords culturels sont mis en place.

La Libye rejoint les Nations unies le 14 décembre 1955. Quelques mois plus tard, le 30 avril 1956, un forage effectué dans le sud-ouest du pays par la Libyan American Oil met au jour un premier gisement de pétrole. En 1959, des gisements bien plus importants sont découverts à Zliten par la compagnie Esso Standard Libya. En 1965, la Libye exporte quelque 58,5 millions de tonnes d'« or noir », via des installations modernes (terminal de Marsa El Brega). Elle est à cette époque le premier producteur d'Afrique. La manne pétrolière permet au pays de développer ses infrastructures, encore rudimentaires au début des années 1960.3

 

Réformes et tensions politiques

La découverte du pétrole enrichit l'État, mais provoque des tensions sociales : la hausse des prix suscitée par l'afflux de nouveaux revenus suscite une grève générale le 10 septembre 1961. Le gouvernement réagit durement et procède en décembre à des arrestations, suivies de condamnations. Le climat politique s'alourdit, et la monarchie subit les critiques des sympathisants des Frères musulmans, du nassérisme ou du Parti Baas.

Le 25 avril 1963, une nouvelle Constitution est promulguée : la structure fédérale est abandonnée, le pays prenant le nouveau nom de Royaume de Libye. La réforme vise à moderniser l'administration économique du pays, ainsi qu'à réduire le poids politique des Tripolitains, considérés avec méfiance par le gouvernement royal.

Le mécontentement populaire demeure présent en Libye, où le développement urbain, qui ne s'est pas accompagné de logements suffisants, a suscité l'apparition de bidonvilles. Pour parer aux problèmes sociaux, le gouvernement lance en 1966 le Idris Housing plan, ainsi qu'une politique de grands travaux : de nouveaux aéroports sont construits, des routes rénovées et la ville d'El Beida est reconstruite pour devenir la troisième capitale du pays. La rente pétrolière fait par ailleurs augmenter le revenu moyen de manière très substantielle.

Les effets pratiques des mesures tardent cependant à se faire pleinement sentir. La Guerre des Six Jours, en 1967, fait ressortir avec violence le malaise social et politique. Le 2 juin, répondant à l'appel des mosquées qui prêchent la guerre sainte, des foules descendent dans les rues et s'en prennent aux Juifs et aux Occidentaux, dont les résidents italiens. Plusieurs milliers de Juifs, d'Américains et d'Européens doivent être évacués. La radio égyptienne, très écoutée par les jeunes, contribue à entretenir le nationalisme. Le 24 octobre, le roi nomme un nouveau premier ministre, Abdulhamid al-Bakkush, mais ce dernier ne parvient pas à calmer le mécontentement de la jeunesse, et quitte ses fonctions dès septembre 1968.

Le roi semble néanmoins avoir la situation en main, grâce notamment au soutien de la Force de défense de Cyrénaïque, nettement plus puissante que l'armée régulière : le monarque, à la fin des années 1960, songe à sa succession. Le 12 juillet 1969, lorsqu'Idris Ier part en Turquie pour suivre sa cure annuelle, il semble décidé à abdiquer pour laisser le trône à son neveu le prince Hassan Reda.

 

Renversement de la monarchie

Le mécontentement persistant suscite l'apparition, au sein de l'armée, d'un mouvement dit des « officiers unionistes libres », ambitionnant d'émuler le mouvement des officiers libres de Nasser en Égypte. Créé dès 1964, le « Comité central » du mouvement compte parmi ses membres dirigeants le jeune officier Mouammar Kadhafi. Ayant constaté l'impossibilité d'organiser une révolution populaire pour renverser la monarchie, les officiers font le choix de la méthode du coup d'État, longuement préparé par une méthode de noyautage de l'armée et le recrutement de nouveaux membres4. Le 1er septembre 1969, alors que le roi Idris Ier séjourne à l'étranger, la monarchie est abolie et la République arabe libyenne est proclamée. En 1969, Mouammar Kadhafi, âgé de 27 ans, devient chef de l'État en qualité de président du Conseil de commandement de la révolution (CCR), qui constitue la plus haute autorité du pouvoir exécutif mais dont le fonctionnement régulier ne sera jamais établi au cours de son existence.

 

Le régime de Kadhafi

Dès son arrivée au pouvoir, Kadhafi se distingue par un projet volontariste de concrétisation du panarabisme via l'union de la « nation arabe », avec pour finalité d'effacer les traces de la domination occidentale, persistantes même après la décolonisation. Son panarabisme se mêle d'emblée de panafricanisme et le 27 décembre 1969, la République arabe libyenne signe avec l'Égypte de Nasser et le Soudan de Gaafar Nimeiry une « charte révolutionnaire », dite également « Pacte de Tripoli », qui lance le projet d'une fédération, définie comme une « alliance révolutionnaire dont le but est de déjouer les intrigues impérialistes et sionistes ». Lors d'une visite à Benghazi en juin 1970, Nasser apporte à Kadhafi une importante caution idéologique en le présentant comme « le dépositaire du nationalisme arabe, de la révolution arabe et de l'unité arabe ».

Dès ses premiers mois de pouvoir, Mouammar Kadhafi procède à la nationalisation de certaines entreprises, notamment celles détenues par des ressortissants italiens et les banques étrangères. L'État s'arroge le monopole du commerce extérieur. Il demande à l'armée britannique de quitter la Libye, après treize ans de présence militaire. Il ordonne ensuite aux États-Unis d'évacuer leurs bases militaires, dont Wheelus Air Base.

En septembre 1970, avec l'aide de son ami et conseiller Abdessalam Jalloud, il réussit à imposer pour la première fois une augmentation du prix du baril de pétrole, ouvrant la voie aux autres pays producteurs, ce qui amène à terme un déséquilibre de la géopolitique du pétrole. Cependant, l'impression des observateurs étrangers est tout d'abord positive, Kadhafi introduisant sur le plan de la politique intérieure de nombreuses mesures populaires, tels le doublement du salaire minimum ou le gel des loyers. Les palais royaux deviennent des bâtiments publics et l'enseignement est arabisé. Les États-Unis, constatant que le nouveau dirigeant libyen, très religieux, n'est en conséquence pas communiste, sont tout d'abord rassurés : ils acceptent le non-renouvellement de leurs bases militaires et ne se formalisent pas du relèvement des royalties et de la fiscalité en matière pétrolière.

Kadhafi s'emploie rapidement à récupérer les terres fertiles du pays, dont une partie demeure entre les mains d'anciens colons italiens : en octobre 1970, son gouvernement procède à l'expropriation et à l'expulsion d'environ 13 000 propriétaires agricoles italiens, dont les biens – environ 3 000 fermes – sont nationalisés. Kadhafi se distingue également par des mesures inspirées tout à la fois par sa stricte observance musulmane et par son attachement à un nationalisme arabe radical : la consommation d'alcool est interdite, les églises et les boîtes de nuit sont fermées et l'arabe proclamé comme seule langue autorisée pour les communications officielles. À l'occasion du premier choc pétrolier, le gouvernement prend le contrôle des compagnies pétrolières ; les majors sont prises sous contrôle à concurrence de 51 % en novembre 1973 contre de solides concessions financières. L'envolée du prix du pétrole provoque une montée en flèche des rentrées de la rente pétrolière.

Kadhafi fait vite l'objet de contestations internes au régime : les autres acteurs de la révolution lui reprochent de prendre ses décisions sans concertation aucune et de se comporter avec brutalité ; ils réclament également l'établissement d'une constitution permanente et la tenue d'élections libres. Plusieurs tentatives de coup d'État, menés par des ministres, des militaires ou des partisans de la monarchie ont lieu entre décembre 1969 et 1971.

Après la mort de son modèle Nasser en septembre 1970, Kadhafi se présente comme l'authentique représentant du nassérisme : son discours officiel amalgame alors sur le plan idéologique le socialisme arabe et le socialisme islamique, commettant d'ailleurs à ce sujet un contresens, car le socialisme arabe était conçu par Nasser comme opposé au socialisme islamique des Frères musulmans. Il se distingue cependant de Nasser par un univers référentiel nettement plus religieux, proche de celui des islamistes bien qu'il s'oppose par ailleurs à ces derniers. Kadhafi est l'un des premiers chefs d'État arabes à s'engager dans la voie d'une réislamisation partielle du droit positif. En 1970, une commission est chargée d'« éliminer les règles établies en violation de la charia et de proposer un projet de réhabilitation de ses principes fondamentaux ».5

En 1973, Kadhafi est confronté à une situation d'échec, l'appareil d'État et le Conseil de commandement de la révolution se montrant rétifs à son autorité comme à ses impulsions « révolutionnaires » et ses tentatives d'appliquer les idées panarabes en fusionnant la Libye avec d'autres pays ayant tourné court. Le dirigeant libyen décide de passer à la contre-offensive en décrétant une « révolution culturelle » en Libye et en appelant les « masses populaires » à « monter à l'assaut de l'appareil administratif ». Les années suivantes sont employées à dégager des conceptions idéologiques basées sur l'application concrète des idées de Kadhafi et à fournir un corpus doctrinal de son cru au régime qu'il entend bâtir. Dès 1973, il commence à ébaucher sa doctrine en proclamant que « religion et nationalisme sont les deux facteurs qui font l'Histoire ».

 

L'ère de la « démocratie directe » en Libye

En mars 1977, Kadhafi met en application le mode de gouvernement préconisé dans la première partie de son Livre vert, rebaptisant la République arabe libyenne du nom de Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste (Jamahiriya étant un néologisme traduisible par « État des masses », et soulignant le mode de gouvernement par démocratie directe)6. Tout parti politique est désormais interdit en Libye, où le pouvoir est censé être exercé exclusivement par le peuple, via les Congrès populaires de base et leurs bureaux exécutifs, les Comités populaires : toute forme de participation aux activités d'un parti est désormais punie de mort. Dès novembre 1977 apparaissent les Comités révolutionnaires, instances au statut flou, qui ont pour but officiel d'accélérer la mise en œuvre du nouveau système. Rapidement, ces nouveaux Comités, organisés par Abdessalam Jalloud et dont Moussa Koussa devient l'un des principaux animateurs, apparaissent comme une sorte de milice ; ils contrôlent les Comités populaires dont ils sélectionnent les délégués. Ils acquièrent en outre le pouvoir d'opérer des « arrestations révolutionnaires » et disposent de leurs propres cours de justice, qui fonctionnent dans des conditions très arbitraires. Kadhafi use pour maintenir son autorité de plusieurs leviers de pouvoirs, jouant des influences de l'armée, du Congrès général du peuple, et des Comités révolutionnaires qui noyautent les deux autres institutions ; il utilise également les ressources financières de l'État pour s'assurer le soutien des différentes tribus du pays, qui constituent d'important pôles d'influence régionaux

Le 2 mars 1979, Kadhafi quitte le poste de Secrétaire général du Congrès général du peuple, cessant dès lors d'être chef de l'État en titre. Dans les faits, et bien qu'affectant d'être désormais étranger au pouvoir exécutif et de n'être plus qu'une sorte de conseiller du pouvoir exercé par les masses populaires, Kadhafi continue d'exercer une influence prépondérante sur le fonctionnement des institutions, assiste aux séances du Congrès dont il oriente les débats et suggère l'ordre du jour, et garde la haute main sur les mécanismes de cooptation des membres des comités révolutionnaires. Toutes les décisions importantes demeurent prises par le colonel Kadhafi lui-même, entouré d'un groupe restreint de conseillers tandis que les titulaires successifs du poste de Secrétaire général du CGP ne font figure que d'acteurs secondaires du régime.

Désigné à partir de 1980 du titre de Guide de la révolution, qui ne correspond à aucune fonction définie, le dirigeant libyen exerce désormais son pouvoir en dehors de tout cadre constitutionnel et légal comme de tout mandat limité dans le temps. Le 27 janvier 1990, Kadhafi déclare ouvertement devant un Congrès populaire que son pouvoir n'est encadré par aucune règle, affirmant : « Je ne suis responsable devant aucun de vous car celui qui a fait la révolution sans l'aide de personne détient une légitimité qui lui confère tous les droits et personne ne peut la lui ôter. […] Nous, les auteurs de la révolution, nous ne sommes responsables que devant notre conscience ».

 

Une personnalité atypique

Malgré ses prétentions à la démocratie directe, la Jamahiriya arabe libyenne est un régime très personnalisé, où l'image de Kadhafi est omniprésente, et où le dirigeant fait l'objet d'un culte de la personnalité très prononcé. Omniprésent dans la propagande du régime, Kadhafi est présenté comme le héros de l'unité arabe et du tiers-monde face à l'impérialisme occidental. Le Livre vert est imprimé à des millions d'exemplaires et diffusé dans de multiples langues pour diffuser l'idéologie jamahiriyenne, et des colloques sont organisés pour louer l'ouvrage et le « génie » de son auteur. Kadhafi rappelle par ailleurs régulièrement ses racines bédouines, affectant une simplicité de vie et des habitudes parfois excentriques. Buvant chaque matin du lait de chamelle, il reçoit ses invités sous une tente bédouine installée dans sa résidence-bunker de Bab al-Azizia. Lors de ses déplacements internationaux, il emporte avec lui sa tente dont il use comme d'un lieu de résidence itinérant, à la fois par habitude et pour se démarquer des autres dirigeants.

Dans la plupart de ses interventions et de ses déplacements internationaux, Kadhafi se distingue entre autres par une personnalité flamboyante et singulière, et des déclarations souvent tonitruantes. Au fil des années, abandonnant l'uniforme sobre de ses débuts, il apparaît fréquemment dans des tenues voyantes, voire extravagantes (uniformes chamarrés d'or et poitrine couverte de médailles, larges capes, costumes aux couleurs éclatantes ou au contraire d'un blanc immaculé, burnous et gandourahs multicolores, chapkas...) et se déplace accompagné de sa garde d'« amazones » en uniforme. Il multiplie les propos à l'emporte-pièce et parfois incongrus, insulte volontiers les autres dirigeants arabes et les religions non musulmanes (attribuant tous les mérites de la civilisation à l'islam, « religion parfaite », ainsi qu'aux peuples arabes), invente un nouveau calendrier qui commencerait à la mort de Mahomet, propose en 1995 à Bill Clinton de marier sa fille Chelsea à l'un de ses fils pour resserrer les liens entre la Libye et les États-Unis, et préconise de régler le conflit israélo-palestinien en fusionnant Israël et la Palestine au sein d'un nouveau pays qui s'appellerait « Isratine ». Le dirigeant libyen se livre parfois à des excentricités durant ses interviews. Les manifestations du caractère particulier de Kadhafi ont fréquemment suscité des interrogations : certains dirigeants qui l'ont côtoyé, comme Anouar el-Sadate ou Gaafar Nimeiry, vont jusqu'à le présenter comme atteint de folie ; d'autres observateurs et témoins décrivent au contraire un personnage capable de rationalité et dont les « lubies » proviendraient plutôt d'un narcissisme exacerbé, agrémenté d'une certaine mégalomanie. Le journaliste français Christian Malard, qui l'a interviewé plusieurs fois, le décrit comme un « illuminé » et rapporte des rumeurs selon lesquelles le dirigeant libyen aurait été régulièrement sous l'influence de stupéfiants, y compris lors de certaines apparitions publiques.

 

Méthodes de gouvernement et répression

Si la personnalité de Kadhafi attire la curiosité, son régime ne cesse jamais, au fil des années, d'utiliser les méthodes de répression les plus brutales : des dizaines de pendaisons et de mutilations d'opposants, souvent retransmises à la télévision, ont lieu. Kadhafi réprime également ceux qu'il estime être des « ennemis de la révolution » (universitaires, étudiants, Frères musulmans, journalistes). Dans les années 1980 et 1990, le régime de Kadhafi se durcit encore. Un coup d'État manqué entraîne, en 1984, l'emprisonnement de milliers de personnes. La répression est sanglante et, durant plusieurs semaines, des exécutions publiques sont retransmises à la télévision libyenne Aljamahiriya TV, en guise d'avertissement. L'organisation Human Rights Watch estime en 2007 que « des dizaines de personnes se trouvent en prison pour s'être livrées à une activité politique pacifique, et certaines ont « disparu ». La loi 71 interdit toute activité politique indépendante, et les contrevenants sont passibles de la peine de mort (...) Au fil des ans, les autorités libyennes ont emprisonné des centaines de personnes pour violation de cette loi, et certaines ont été condamnées à mort ». Sous le régime de Kadhafi, la liberté d'expression est sévèrement limitée, toute critique du Guide de la révolution étant impensable. Outre les partis politiques, les syndicats et les associations de travailleurs sont interdits car constituant des « intermédiaires » inacceptables dans l'idéologie jamahiriyenne. Le régime dispose outre d'un réseau très étendu d'informateurs, chargés de surveiller la population.

Sur le plan religieux, Kadhafi affiche une foi musulmane ardente qui le pousse à financer des opérations de prosélytisme islamique à l'échelle internationale ; il se livre cependant par ailleurs à des interprétations réformistes et parfois singulières de l'islam. Il refuse ainsi toute légitimité aux autorités religieuses et prône l'exclusion de l'usage des hadiths et de la sunna pour le droit musulman, consacrant ainsi le Coran comme son unique source. Provoquant un conflit entre lui et les milieux traditionalistes libyens, ses interprétations de l'islam lui ont en outre valu d'être déclaré « hérétique » (kafir) par les oulémas d'al-Azhar et d'Arabie saoudite.

Kadhafi se distingue également sur le plan social en prônant une certaine égalité des sexes, tout en maintenant sur le plan idéologique une conception essentialiste de la femme. Son interprétation personnelle de l'islam, contraire à la vision traditionnelle, le pousse à limiter la pratique de la polygamie et à permettre la création d'une académie militaire pour femmes, dont la première classe est promue en 1983. Il entretient une garde personnelle constituée exclusivement de femmes, les « amazones ». Certaines avancées sociales sont réalisées sous son régime, telles la condamnation des mariages arrangés et la possibilité pour les femmes d'accéder à l'éducation.

Régulièrement, Kadhafi opère des remaniements du gouvernement et des bouleversements des structures administratives afin d'empêcher tout contre-pouvoir de se constituer et d'entretenir un désordre délibéré, envisagé comme mode de contrôle de la population. Le chercheur Antoine Basbous explique la stratégie de politique intérieure suivie par Kadhafi par une volonté d'« instaurer un maquis institutionnel indéchiffrable pour l'étranger et lui permettant de verrouiller le système et de privatiser pour l'éternité la Libye à son seul profit ». Il bénéficie en outre d'un accès illimité aux fonds de l'État, dont lui-même et sa famille profitent largement. Il accumule avec le temps une fortune personnelle colossale, provenant de l'extraction du pétrole et du gaz. Il investit dans des entreprises comme Total, Alsthom, Fiat, dans les secteurs des médias (Financial Times) ou du sport (Juventus).

 

Politique étrangère interventionniste

Sur le plan international, Kadhafi adopte d'emblée des positions tiers-mondistes et radicales, multiplie les diatribes, parfois injurieuses, contre l'Occident, les différents dirigeants arabes, et plus encore contre Israël. La Libye de Kadhafi acquiert un temps une réelle popularité auprès de certaines populations du Tiers-monde, auprès desquelles elle fait figure de porte-parole. Ses relations avec les États de la région sont par contre très conflictuelles, et traversées d'une longue série de crises diplomatiques et de ruptures des relations, que ce soit avec les pays arabes, les pays occidentaux, ou les pays d'Afrique subsaharienne, contre lesquels Kadhafi opère une série de tentatives de déstabilisations. Entre 1980 et 1992, la Libye anime le réseau des Mathabas (« camps de base »), « Centres libyens anti-impérialistes » qui s'emploient à diffuser la doctrine de la Jamahiriya et à financer, former et encadrer divers mouvements de rébellion.

Pratiquant une politique extérieure expansionniste et interventionniste, Kadhafi annexe de facto, en 1973, la bande d'Aozou, au Tchad, ce qui lui vaut l'inimitié de la France et entraîne la Libye dans une longue période d'implication dans le conflit tchadien, jusqu'en 1987. Durant la guerre ougando-tanzanienne en 1978-1979, il envoie 3 000 militaires pour soutenir Idi Amin Dada, en guerre contre la Tanzanie, qu'il essaye alors d'envahir. Mais ceux-ci ne parviendront pas à empêcher la défaite de l'armée ougandaise, qui entraîne le renversement du dictateur ougandais en avril 1979. L'année suivante, le président tchadien, Goukouni Oueddei, déclare à Tripoli la fusion de son pays et de la Libye, suscitant la réprobation de la France, le Tchad étant traditionnellement considéré comme un bastion de la « Françafrique ». Le conflit entre Paris et Tripoli, qui soutient toujours Oueddei, renversé par Hissène Habré en décembre 1981, persiste tout au long des années 1980-1990. L'implication de Kadhafi dans le conflit tchadien se termine très mal pour la Libye, qui subit une véritable déroute militaire en 1987 et doit conclure un accord de paix avec Hissène Habré.

Mouammar Kadhafi soutient par ailleurs à travers le monde de nombreuses organisations armées menant des actes de terrorisme, des actions indépendantistes, ou des soulèvements de toutes sortes. Au fil des années, on le voit soutenir l'IRA (à qui il fournit, entre autres, 300 tonnes d'armes et d'explosifs aux indépendantistes nord-irlandais et une autre cargaison de 120 tonnes, interceptée par la France), l'ETA, la Fraction armée rouge, les Brigades rouges et la quasi-totalité des organisations indépendantistes palestiniennes. Le dirigeant libyen s'immisce dans la guerre du Sahara occidental, durant laquelle il soutient le Front Polisario contre le Maroc, et dans la guerre du Liban, finançant diverses factions pro-palestiniennes. Il apporte son soutien aussi bien à l'ANC dans le combat contre l'Apartheid en Afrique du Sud qu'à des groupes plus marginaux comme le Workers Revolutionary Party, le parti trotskiste britannique dirigé par Gerry Healy.

 

Isolement de la Libye

Dans les années 1980, les rapports, déjà difficiles, de la Jamahiriya arabe libyenne avec les États-Unis se détériorent de plus en plus, l'administration Reagan se montrant de moins en moins tolérante envers l'interventionnisme de Kadhafi en Afrique. Les navires américains, au début des années 1980, sillonnent régulièrement le golfe de Syrte décrété « mer intérieure libyenne » par Kadhafi : en août 1981, les manœuvres américaines conduisent à un incident, au cours duquel deux avions de chasse libyens sont détruits en vol. En 1982, les États-Unis décrètent un boycott de la Libye, accusée de soutenir le terrorisme international. La tension atteint son apogée durant l'année 1986 : le 19 janvier, les navires de l'US Navy pénètrent à nouveau dans le golfe de Syrte, et essuient des tirs de missile. Leur riposte coule cinq vedettes et détruit un poste de défense aérienne.

Le colonel échappe à la même époque à plusieurs tentatives d'assassinat (dont une, le 8 mai 1984, est tout près de réussir). La répression est sanglante et, durant plusieurs semaines, des exécutions publiques sont retransmises à la télévision libyenne, en guise d'avertissement.

Le 15 avril 1986, à la suite de l'interception d'un message de l'ambassade libyenne à Berlin-Est suggérant l'implication du gouvernement libyen dans l'attentat à la bombe d'une discothèque fréquentée par des militaires américains à Berlin-Ouest, Ronald Reagan ordonne un raid de bombardement (opération El Dorado Canyon) contre Tripoli et Benghazi. Quarante-cinq militaires et fonctionnaires sont tués, ainsi que quinze civils. Le régime annonce à l'époque que la fille adoptive du Guide, Hana Kadhafi, âgée de deux ans, a été tuée.

Malmené et isolé au niveau international après le raid américain et la déroute de son aventure tchadienne, confronté sur le plan intérieur à une montée de la contestation, notamment islamiste, Kadhafi lance entre 1987 et 1989 une politique d'ouverture politique et de détente. Des contacts sont pris avec l'opposition en exil ; l'économie de la Libye, totalement étatisée lors du passage à l'« ère jamahiriyenne », est partiellement libéralisée ; des centaines de prisonniers sont amnistiés. Kadhafi se fait désormais le chantre des droits de l'homme : une « Grande charte verte des droits de l'homme de l'ère jamahiriyenne » est proclamée, et un Prix Kadhafi des droits de l'homme est créé pour souligner la nouvelle orientation du régime. La politique d'ouverture tourne cependant court et les prisons sont vite regarnies par de nouveaux prisonniers politiques. En 1989, un an après l'amnistie, une nouvelle vague de répression a lieu. Amnesty International dénonce « des arrestations de masse, des disparitions et la torture systématique » pratiquées par la Jamahiriya. Kadhafi continue de tenter de contenir l'opposition islamiste en faisant des concessions aux musulmans radicaux : après avoir introduit dans le code pénal des peines liées à la charia, il proclame en 1994 l'application de celle-ci en Libye. Des soulèvements sporadiques de militaires ou d'islamistes continuent d'avoir lieu durant les années 1990.

Sur le plan extérieur, Kadhafi tente de sortir de son isolement diplomatique en normalisant les relations de son pays avec la Tunisie, puis avec l'Égypte et le Tchad. Le 17 février 1989, la Jamahiriya arabe libyenne signe le traité de l'Union du Maghreb arabe. Mais cette politique de détente est vite compromise par l'implication des services secrets libyens dans des actes de terrorisme international : l'attentat de Lockerbie en 1988, puis celui du Vol 772 d'UTA en 1989 valent à la Libye d'être mise en accusation. Le 23 février 2011, l'ancien ministre libyen de la Justice Moustafa Abdel Jalil, qui a démissionné de son poste, deux jours plus tôt, affirme, concernant l'attentat de Lockerbie : « Kadhafi a donné personnellement ses instructions au Libyen Abdelbaset Ali Mohmed Al Megrahi », condamné par la justice écossaise pour sa participation à l'attentat de Lockerbie. En 1992, le Conseil de sécurité des Nations unies, via sa résolution 748, met en place des sanctions à l’égard de la Libye afin d'obtenir que celle-ci livre les deux agents secrets suspectés de l’attentat de Lockerbie.

Les 28 et 29 juin 1996, 1 270 détenus sont tués dans la prison d'Abou Salim par les forces du régime ; ce massacre est reconnu par Mouammar Kadhafi en 2004. Dans le même temps, l'embargo international et la chute du prix du baril de pétrole ont de lourdes conséquences économiques sur la Libye, qui subit une hausse du chômage, une baisse du pouvoir d'achat et une dégradation de ses infrastructures. En 1998, le Congrès général du peuple évalue le coût de l'embargo à 28 milliards de dollars.

 

Retour en grâce diplomatique

À partir du milieu des années 1990, Mouammar Kadhafi œuvre pour que son pays cesse d'être ostracisé au niveau international. Ainsi, en 1999, les agents des services secrets suspectés de l'attentat de Lockerbie sont livrés à la justice écossaise, ce qui provoque la suspension des sanctions de l'ONU envers le pays et le rétablissement des relations diplomatiques avec le Royaume-Uni. Par la suite, en 2003, la Libye reconnaît officiellement « la responsabilité de ses officiers » dans l'attentat de Lockerbie — ainsi que dans celui du vol 772 UTA —, et paie une indemnité de 2,16 milliards de dollars aux familles des 270 victimes de Lockerbie, ce qui a pour conséquence la levée définitive des sanctions de l'ONU et partielle des États-Unis à son encontre.

Parallèlement, Mouammar Kadhafi renonce à son programme d'armement nucléaire, et engage une lutte contre l'immigration clandestine vers l'Europe. Il instaure, par ailleurs, une politique d'assouplissement de la réglementation libyenne en matière économique, permettant l'ouverture du marché local aux entreprises internationales, ce qui aide à la survie du régime. Il parvient, par là même, à se rapprocher des puissances occidentales, et particulièrement de certains pays européens comme le Royaume-Uni, la France et l'Espagne, l'Italie entretenant de longue date des liens privilégiés avec la Libye. Les attentats du 11 septembre 2001 et l'invasion de l'Irak marquent un infléchissement décisif de la politique internationale de Kadhafi : désireux d'éviter le sort de Saddam Hussein et adversaire résolu du terrorisme islamiste, il devient désormais le partenaire des pays occidentaux dans la « guerre contre le terrorisme ». Kadhafi déclare désormais qu'il entend jouer un rôle majeur dans la pacification du monde et la création d'un Moyen-Orient sans armes de destruction massive. La Libye collabore également avec les pays européens, notamment l'Italie, à la lutte contre l'immigration illégale.

Le régime de Kadhafi dispose également, avec la Fondation internationale Kadhafi pour la charité et le développement, d'une vitrine humanitaire, qui use des vastes ressources financières du pays pour réaliser de nombreuses actions caritatives. La Fondation est présidée par le second fils de Mouammar Kadhafi, Saïf al-Islam Kadhafi, à qui ses fonctions permettent d'intervenir sur le plan diplomatique en tant qu'émissaire de la Libye.

À partir des années 1990, la famille proche de Kadhafi gagne en importance à mesure que ses enfants accèdent à des postes de responsabilités, prenant notamment la tête de diverses entreprises publiques. L'économie de la Libye passe d'une structure clientéliste classique à un système de plus en plus centré sur la famille du Guide de la révolution, ainsi que sur les membres des services de sécurité et des unités militaires d'élite, qui dirigent également nombre d'entreprises publiques. Dans les dernières années du régime, l'entourage familial et politique du Guide de la révolution prend désormais une part prépondérante dans la gestion de l'économie publique et privée, au détriment des réseaux d'influences régionaux et tribaux.

Ayant abandonné avec les années le panarabisme, dont il jugeait les résultats trop décevants, au profit du panafricanisme, Kadhafi joue également la carte des alliances avec les pays d'Afrique noire : ses apports financiers lui permettent de se créer une clientèle d'obligés parmi les dirigeants de la région et les initiatives humanitaires libyennes lui valent une réelle popularité dans une partie de l'opinion africaine. Le dirigeant libyen bénéficie également d'excellents rapports avec Nelson Mandela, du fait de son soutien à l'ANC au temps de la lutte contre l'Apartheid ; les ambitions unionistes du « guide » irritent néanmoins par la suite Thabo Mbeki, successeur de Mandela à la présidence de l'Afrique du Sud : Kadhafi tente en 2000 de convaincre les dirigeants des autres pays africains de créer des « États Unis d'Afrique », qu'il considère comme le meilleur moyen de développement pour le continent africain. Ce projet passerait par la création d'une monnaie unique et d'une seule armée formée de 2 000 000 de militaires. En 2007, il se rend ainsi à Bamako, à Abidjan ou encore à Accra pour présenter son projet d'un gouvernement unique pour l'Afrique sous forme d'un État fédéral. Le projet reste au stade embryonnaire.

Plusieurs prisonniers politiques sont libérés en Libye dans les années 2000, et des visites d'ONG dans les prisons sont autorisées. Dans le cadre d'un programme de réconciliation nationale de la Fondation Kadhafi, plus de 700 individus liés à des groupes islamistes sont libérés. Cinq infirmières et un médecin anesthésiste bulgares, détenus et torturés pendant plusieurs années par les autorités libyennes pour la prétendue contamination d'enfants libyens par le virus du sida, sont libérés en juillet 2007. Human Rights Watch souligne cependant que la pratique de la torture et les procès expéditifs continuent en Libye. En décembre 2007, quelques mois après le dénouement de l'« affaire des infirmières bulgares » dans laquelle la France a joué un rôle diplomatique, Mouammar Kadhafi est reçu à Paris par le président Nicolas Sarkozy. Cette visite d'État, vue comme une étape importante dans le « processus de réintégration [de la Libye] dans la communauté internationale », suscite cependant une polémique en France en raison de la situation des droits de l'homme en Libye. Le séjour en France de Kadhafi est accompagné de l'annonce de nombreux contrats, dont la plupart ne sont finalement pas signés.

 

Le 2 février 2009, Mouammar Kadhafi est élu président de l'Union africaine pour un mandat d'un an, lors du sommet d'Addis-Abeba, en Éthiopie. Il se fait alors proclamer « roi des rois traditionnels d'Afrique » par un groupe de sept « rois » africains et demande aux autres chefs d'État de l'UA de le désigner dorénavant sous ce titre.

Le 23 septembre 2009, le dirigeant libyen s'exprime pour la première fois à la tribune de l'ONU et, dépassant largement son temps de parole, en profite pour prononcer un discours fleuve dénonçant les grandes puissances ainsi que le Conseil de sécurité des Nations unies et la CPI.

En parallèle à la normalisation de ses relations diplomatiques, la Libye se réinsère progressivement dans le commerce international après la fin de l'embargo et la levée définitive des sanctions internationales en 2003. Grâce à un prix du pétrole élevé et à la richesse de ses réserves, les exportations d’hydrocarbures permettent à l’économie libyenne de progresser très vite ; le pays connaît, à l'exception d'une crise en 2009, une croissance élevée, de 5 % en 2003 et 2007. En 2010, la croissance dépasse 10 % et le PIB par habitant augmente de 8,5 %. À la fin des années 2000, la Libye est première parmi les pays africains au classement des pays en fonction de leur indice de développement humain7. Le salaire moyen est de 756 € par mois contre 216 € pour la Tunisie8. Le taux de chômage atteint 30 % à la fin des années 2000. Il faut quand même souligner que contrairement à bon nombre de dictateurs Africains, Kadhafi a reversé une partie des ressources énergétiques du pays au service de la population. Quelques exemples :

  • Allocation chômage, par mois 528€ – Salaires des infirmières 705€. – Allocation pour chaque nouveau né 4935€.
  • Allocation d’État pour l’achat d’une habitation pour les nouveaux mariés 45.100€.
  • Allocation d’État pour l’ouverture d’une nouvelle entreprise privée 14.000€.
  • Importants impôts et taxes abolis
  • Éducation et soins médicaux gratuits
  • Éducation à l’étranger à la charge de l’État
  • Réseau de magasins pour la distribution des produits alimentaires à très bon marché pour les familles nombreuses
  • Certaines pharmacies avec des médicaments gratuits
  • Appartements gratuits – Électricité gratuite – Alcool, vente et usage, interdits – Prêts sans intérêts pour l’achat d’une voiture et des prêts hypothécaires
  • Jusqu’à 50 % de la valeur d’achat d’une voiture des citoyens est payé par l’État et pour le personnel de l’armée jusqu’à 65 %
  • L’essence est moins chère que l’eau, 1 litre coûte 0,1 € 9

 

 

Guerre civile libyenne (2011)

En février 2011, Mouammar Kadhafi est alors le chef d'État ou de gouvernement le plus ancien du monde arabe : il est à la tête de la Libye depuis le 1er septembre 1969, soit près de 42 ans de règne. La Libye est à son tour touchée par le Printemps arabe, et Kadhafi doit faire face à une révolte populaire, qui démarre en Cyrénaïque, région historiquement rétive à son autorité.

 

 

Contexte

 

Une économie fondée sur la rente pétrolière

L'économie libyenne est très largement dépendante de la rente du pétrole, 58 % du PIB libyen provient de l'or noir et de ses dérivés. Le PIB par habitant en 2010 est de 13 800 dollars, ce qui en fait l'un des pays les plus riches par habitant du monde arabe, ce chiffre s'expliquant par une population relativement petite. L’essentiel des hydrocarbures est exporté vers l'Europe (85 %), et certains pays européens en sont très dépendants : l’Irlande, l’Italie, l’Autriche, la Suisse et la France importent plus de 15 % de leur pétrole de Libye.

La Libye est considérée comme un pays riche avec une population plutôt bien instruite : le taux d'alphabétisation est de 83 %. Cependant, selon l'Indice de perception de la corruption, le degré de corruption perçu dans le pays est plus élevé en Libye (2,2) qu'en Égypte (3,1) ou en Tunisie (4,3). Enfin, le taux de chômage est très important. Comme en Tunisie, la proportion de jeunes de moins de 25 ans est très élevée (47,4 % de la population).

 

Système politique intégrant les tribus

Le système politique de la Jamahiriya arabe libyenne est basé en grande partie sur des alliances tribales. En quarante ans de règne, Kadhafi a conservé le système tribal et l’a idéalisé pour s’appuyer dessus. Mais parallèlement, il a réduit le rôle des tribus et les a marginalisées, en constituant une ébauche de système administratif moderne, avec préfectures (muhāfazāt) et municipalités (baladīyat), ce qui a amoindri le soutien que les tribus étaient susceptibles de lui apporter. En favorisant sa propre tribu, il a encore affaibli ce soutien.

La Kadhafa (ou Qadhadhafā ou tribu des Ghedadfas), à laquelle appartient Mouammar Kadhafi, est forte d'environ 125 000 membres surtout dans le centre de la Libye. Cette tribu a la mainmise sur le régime libyen, elle est la plus armée et a toujours été privilégiée par Kadhafi pour défendre son régime dont elle est le noyau dur. Par ailleurs, le dirigeant libyen a de tous temps été très méfiant vis-à-vis des forces armées libyennes, préférant volontairement les affaiblir par peur des coups d’État. Le « Guide » a plutôt renforcé les milices et les forces de sécurité spéciales dirigées par ses fils et les membres de sa tribu.

La Warfala (ou Warfalla ou encore Warfallah) est la plus grande des tribus de Libye avec environ un million de membres. Elle se situe essentiellement à Benghazi, dans l'est du pays, d’où est partie la révolte. Les officiers warfalites ont fait les frais du coup d’État manqué en 1993, nombre des membres de la tribu occupant des fonctions dirigeantes dans l’armée ont été emprisonnés ou tués. La Makarha (ou Magharbā) est concentrée dans les régions de l'ouest du pays.

En novembre 2008, des affrontements violents ont eu lieu à Koufra, une oasis du sud entre la tribu arabe des Zuwayas et l'ethnie Toubou, une population noire aussi présente au Tchad voisin. Le conflit a fait plusieurs morts, un indice de la crise du système mis en place par Kadhafi. Lors de la révolte de 2011, les tribus Warfala, Zaouya, Toubou, et Touareg se sont ralliées aux insurgés.

 

Déroulement

Comme les révolutions tunisienne et égyptienne, le mouvement Libyen trouve son origine dans un mouvement de protestations, réclamant plus de libertés et de démocratie, un meilleur respect des droits de l'homme, une meilleure répartition des richesses ainsi que l'arrêt de la corruption au sein de l'État et de ses institutions. Les principaux mouvements ont d'abord eu lieu dans des villes de Cyrénaïque (à l'Est) : à El Beïda, Darnah et surtout Benghazi, puis s'étendent dans pratiquement toutes les grandes villes du pays et à Tripoli, la capitale. Plusieurs intellectuels qui s'étaient rangés aux côtés des manifestants ont été arrêtés et pour la plupart jugés. De hauts dignitaires religieux appellent dès février à la fin du régime. La répression des opposants prend un tour sanglant entre le 15 et le 17 février à Benghazi, le pouvoir durcissant la répression des manifestants.10

Le 22 février, alors que l'est de la Libye semble échapper à son contrôle, Mouammar Kadhafi intervient sur Aljamahiriya TV. Parlant depuis l'aile de Bab al-Azizia endommagée par le raid américain de 1986 et laissée en l'état. Sur un ton véhément, parfois colérique, il promet de réprimer la contestation, qu'il attribue à des « mercenaires », des « rats », des « bandes criminelles » et des « drogués » manipulés par Al-Qaïda et les Américains, et se dit prêt à mourir en « martyr » ; il promet de « nettoyer la Libye maison par maison », appelle ses « millions » de partisans à le soutenir et déclare : « Mouammar est le chef de la révolution jusqu'à la fin des temps. » Les manifestations se muent ensuite en révolte armée : le régime de Kadhafi est abandonné par une partie de ses cadres et les insurgés forment un Conseil national de transition (CNT).11

Le 10 mars 2011, la France devient rapidement le premier pays à reconnaître le CNT comme représentant légitime de la Libye, et envisage des frappes aériennes ciblées, afin de lutter contre ce qu'elle définit comme la répression de Kadhafi.

Au 13 mars 2011, les forces gouvernementales loyalistes reprennent du terrain, et avancent vers l'Est en investissant des villes stratégiques comme Brega ou Ras Lanouf, balayant au passage les rebelles qui se retirent dans la précipitation jusqu’à Benghazi. Le 15 mars 2011, les forces de l'armée libyenne arrivent aux portes Sud de Benghazi et commencent à l'assiéger.

Le 17 mars 2011, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères français, s’exprime à New York afin de convaincre le conseil de sécurité de l’ONU de voter une résolution franco-britannico-libanaise, permettant le recours à des moyens militaires, afin d’assurer une zone d’exclusion aérienne et de protéger les populations civiles en mettant hors d’état de nuire les troupes de Kadhafi. Cette résolution est adoptée, sous le chapitre VII de la charte des Nations unies, par le conseil de sécurité (10 voix pour, 0 contre, 5 abstentions).12

Il y a eu bien sûr dans cette attitude du gouvernement français une grande part de calcul politicien, lié au besoin de se mettre en avant sur le plan extérieur pour tenter de combler son discrédit en politique intérieure. Mais il y a eu aussi le calcul de compenser l’effet désastreux causé dans le monde arabe par le soutien accordé jusqu’au bout à Ben Ali par la diplomatie française, en tentant d’apparaître désormais comme le partisan le plus déterminé d’une démocratisation. Enfin, il y a eu le pari, en étant le premier à soutenir les rebelles de Cyrénaïque, la région de Libye la plus riche en pétrole, il faut le noter, d’améliorer pour la suite les positions de l’impérialisme français dans cette région, fût-ce au détriment de ses alliés et concurrents tels que l’Italie.

Le pari cependant s’est révélé risqué lorsqu’on a vu les rebelles, après une première avancée, perdre du terrain face aux troupes de Kadhafi. Et c’est au dernier moment, alors que les troupes du dictateur étaient en passe de reprendre Benghazi, que cette fois l’ensemble des puissances impérialistes se sont trouvées d’accord pour voter au Conseil de sécurité de l’ONU l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye, et pour intervenir militairement contre ses troupes.13

 

L'intervention impérialiste

Le 19 mars 2011, en accord avec la résolution 1973 du Conseil de Sécurité des Nations unies, une intervention militaire aéronavale est déclenchée par la France avec l'opération Harmattan, suivie par le Royaume-Uni et les États-Unis, appuyées par l'Italie, afin d’établir une zone d'exclusion aérienne et de protéger les populations civiles contre les bombardements.14

La raison officielle invoquée, notamment par Barack Obama pour les États-Unis, était qu’il ne fallait pas laisser le dictateur libyen continuer à tirer sur son propre peuple, ce qui lui retirait « toute légitimité ». Il faut noter qu’au même moment les troupes de l’Arabie saoudite intervenaient au Bahreïn pour aider le dictateur local à écraser la contestation en cours, sans qu’aucun des dirigeants impérialistes émette même une protestation. Quant à faire toute la liste des situations où ceux-ci ont laissé ou aidé directement un régime ami à écraser son peuple ou un peuple voisin, ce serait évidemment trop long.

Cependant, dans le cas libyen, les puissances impérialistes se sont retrouvées prises à leur propre jeu. Après s’être proclamées en faveur d’une transition démocratique dans tout le monde arabe, après avoir affirmé comprendre et partager les aspirations des peuples arabes à la liberté et à la démocratie, le fait de laisser les armées de Kadhafi écraser les rebelles de Benghazi aurait sonné comme l’aveu que tout cela n’était que des discours. Au contraire, voler à leur secours permettait de donner un peu de crédit aux discours démocratiques des dirigeants impérialistes, et en même temps de faire un peu oublier qu’au même moment ils couvraient la répression au Bahreïn ou au Yémen, pour ne pas parler d’Israël et de son obstination à nier les droits des Palestiniens. À une journaliste qui lui demandait le pourquoi de cette différence d’attitude suivant les pays, l’ex-ministre des Affaires étrangères français Bernard Kouchner a ainsi pu répondre tranquillement, et cyniquement : mais nous ne pouvons pas intervenir partout !

Et en effet, l’impérialisme choisit où il intervient. Dans le cas de la Libye, il y a les raisons politiques données plus haut, des raisons qui sous-tendent aussi des intérêts bien concrets, et notamment l’opportunité d’accéder au pétrole libyen par le biais d’un gouvernement qui pourrait être plus malléable que ne l’était celui de Kadhafi.15

 

Déroulement de l'intervention

Plusieurs navires de guerre ainsi que des avions de chasse sont mobilisés pour détruire les défenses anti-aériennes des forces loyales au colonel Kadhafi afin d’empêcher que les insurgés et les forces de la coalition ne subissent des attaques. Les attaques de la coalition ont débuté alors que les forces de l'armée libyenne investissaient les faubourgs de Benghazi et s'apprêtaient à investir le centre-ville. L'invasion de Benghazi est empêchée.

À partir de mars et jusqu'en août, le conflit s'installe dans la durée. Devenue maître des airs, l'OTAN, qui a pris le relais de la coalition internationale, bombarde les positions loyalistes, tandis que les insurgés mènent les opérations au sol. Les insurgés arrivent à garder le contrôle de Misrata, la troisième ville du pays, au prix d'un long siège meurtrier de la part des forces loyalistes. Petit à petit, ils avancent depuis Benghazi jusqu'à Brega à l'Est. Ils prennent également progressivement le contrôle de tout un arc de terrain allant de la frontière tunisienne à l'Ouest jusqu'aux environs de Tripoli.

Le 20 août 2011 au soir, à Tripoli, les éléments hostiles au régime se soulèvent. Le 21 août 2011, les premiers combattants rebelles les rejoignent dans la bataille de Tripoli. Le 22 août 2011, les rebelles annoncent contrôler 80 % de la capitale. Au soir du 23 août 2011, le quartier général de Kadhafi tombe aux mains des rebelles.

Les forces kadhafistes restent néanmoins actives dans plusieurs villes du pays jusqu'à l'automne, avant d'être réduites les unes après les autres. Bani Walid (le 16 octobre 2011), et surtout Syrte (le 20 octobre 2011), seront les deux derniers bastions à être « libérés » par les rebelles. C'est en tentant de fuir Syrte, sa ville natale dans laquelle il s'était réfugié, que Kadhafi est capturé par un groupe de rebelles puis tué, les conditions exactes de sa mort étant encore mal éclaircies.

Le 23 octobre 2011 à Benghazi, le président du CNT Moustafa Abdel Jalil proclame la « libération » de la Libye, mettant officiellement fin à la guerre civile qui durait depuis huit mois.

 

La gestion de l'après-Kadhafi

Le lendemain de la proclamation de la libération de la Libye, Abdel Jalil annonce son souhait que la charia soit à la base de la future législation libyenne, ce qui provoque l'inquiétude de l'Union européenne et des États-Unis vis-à-vis du respect des droits de l'homme en Libye. Le 31 octobre 2011, Abdel Rahim al-Kib est élu président du Conseil exécutif par les membres du Conseil national de transition (CNT).

Le 5 mars 2012, Moustafa Abdel Jalil est reconduit dans ses fonctions de président du CNT. Le 7 mars, la Cyrénaïque proclame son autonomie vis-à-vis de Tripoli et place Ahmed al-Senussi à la tête du Conseil dirigeant la province, malgré les protestations du CNT ; la situation fait alors craindre une partition du pays.

Le 7 juillet 2012, la première élection démocratique en Libye permet de désigner les 200 membres du Congrès général national (CGN) chargé de remplacer le Conseil national de transition. Seuls 80 membres sont issus des partis politiques naissants, les 120 autres sont des candidats indépendants, ce qui rend difficile de déterminer la couleur politique de la nouvelle assemblée. Son fonctionnement est aussi mal défini, la nouvelle constitution restant encore à écrire au moment où il prend ses fonctions. Le 8 août 2012, le président du CNT, Moustapha Abdeljalil, remet le pouvoir au doyen du CGN dans la salle de conférence d'un hôtel de Tripoli. C'est dans cette salle, transformée en lieu des débats parlementaires, que commencent les premiers travaux du CGN quelques jours plus tard.

Le lendemain 9 août, le nouveau Parlement élit son premier président, Mohammed Youssef el-Megaryef ; un opposant de longue date à Mouammar Kadhafi considéré comme un islamiste modéré.

Une loi interdisant toute responsabilité politique aux personnes qui en auraient exercé sous Kadhafi entraîne l'éviction d'une grande partie du personnel politique : Mohamed Youssef el-Megaryef doit ainsi abandonner son poste moins d'un an après son élection. En mars 2014, le premier ministre Ali Zeidan est destitué par un vote du Congrès et contraint de fuir le pays.

En juin 2014, les élections législatives recueillent moins de 30 % de participation. En août, le gouvernement et le parlement nouvellement élu déménagent à Tobrouk, à plus de 1000 km de la capitale libyenne jugée trop dangereuse. Quelques semaines plus tard, la coalition « Aube de la Libye » (Fajr Libya) formée par les groupes islamistes, prend le contrôle de Tripoli et reforme le Congrès général national. Deux gouvernements se disputent alors la légitimité : celui de la Chambre des représentants, à Tobrouk, et celui du Congrès général national, à Tripoli. Le gouvernement de Tobrouk est cependant le seul à être reconnu par la communauté internationale.

 

Évolution sécuritaire et militaire

Après la chute du colonel Kadhafi, la Libye est marquée par la disparition de tout pouvoir central fort : les nouvelles autorités ne parviennent pas à s'imposer face aux milices armées formées pendant la révolution. Les milices sont de trois types : très souvent tribales ou locales (Misrata, Zenten, etc), parfois religieuses (milices salafistes de Benghazi, etc), ou personnelles (milice privée du général rebelle Haftar, etc). La Libye est parcourue par une guerre entre clans régionaux et tribaux qui dessinerait trois ensembles plus importants aux pouvoirs eux-mêmes parcellaires : le « Grand Sud », la Cyrénaïque et la Tripolitaine.

La Libye est minée par la violence, l'instabilité politique et les menaces de partition, voire d'une nouvelle guerre civile. Les assassinats et les enlèvements deviennent de plus en plus fréquents, avec notamment une vague d'assassinats à Benghazi en octobre 2013. Le 11 septembre 2012, l'attaque du Consulat des États-Unis à Benghazi fait plusieurs morts, dont l'ambassadeur américain. En avril 2013, l'ambassade française à Tripoli subit un attentat. En 2013 et 2014, les États-Unis ont lancé plusieurs raids en territoire libyen, à l'insu du gouvernement local, pour capturer des individus suspectés de terrorisme. Ces opérations ont provoqué des crises politiques dans le pays et le bref enlèvement du premier ministre par d'anciens rebelles.

En juillet 2014, la milice de Misrata alliée à des groupes islamistes affronte la milice de Zenten alliée à d'anciens soutiens de Khadafi pour le contrôle de l'aéroport de Tripoli, tandis que d'autres groupes combattent en Cyrénaïque pour le contrôle des ressources pétrolières. En août 2014, l'Égypte et les Émirats arabes unis mènent des bombardements répétés sur la capitale libyenne.

Fin 2014, la spécialiste de la Libye Hélène Bravin, décrit une situation d'un pays divisé entre Tripoli aux mains des milices islamistes et tribales de Misrata qui tiennent également de nombreuses villes dont Derna et le gouvernement et le parlement "légitimes", car issus des urnes, installés à Al-Baïda et à Tobrouk. L'effondrement de l'État libyen contribue à faire du pays l'une des principales zones de transit de l'immigration clandestine à destination de l'Europe. En 2014-2015, la Libye est également confrontée à l'implantation sur son sol de l'État islamique, notamment à Misrata et à Syrte.16

 

 

Le bilan de l'agression impérialiste

 

L’impérialisme et la crise au Moyen-Orient

Il faut, tout d’abord, revenir au raisonnement qui a présidé à la décision des puissances impérialistes de lancer une intervention militaire pour se débarrasser de Kadhafi.

Ce n’était certainement pas la nature impitoyable de la dictature de Kadhafi qui gênait les dirigeants impérialistes. Il ne manque pas de dictateurs brutaux, au Moyen-Orient ou en Afrique subsaharienne, qui jouissent de leur soutien indéfectible. Et après tout, depuis le 11 septembre 2001, Kadhafi a été un partenaire utile aux puissances impérialistes, non seulement en termes d’affaires, mais aussi en matière de sécurité, comme le montre maintenant le scandale des « restitutions ». En outre, la politique de Kadhafi d’enfermer les migrants subsahariens transitant par la Libye, dans des camps de prisonniers, a aidé au contrôle des frontières de la « forteresse Europe » contre la circulation des Africains pauvres. Que pouvaient souhaiter de plus les puissances impérialistes, en particulier les puissances mineures européennes ?

Cependant, il y avait un contexte politique, la vague de protestations qui s’était développée à travers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord depuis la fin de l’année 2010. En février 2011, quand les premiers manifestants sont descendus dans les rues en Libye, ces protestations avaient déjà abouti à la chute des dictatures en place depuis des décennies en Tunisie et en Égypte. À ce moment, le calme semblait revenu en Jordanie, en Algérie et au Maroc et bien que la situation demeurât chaotique dans le minuscule Bahreïn, les troupes envoyées par l’Arabie saoudite étaient là pour veiller à ce que la situation n’échappe pas à tout contrôle. Mais des affrontements sanglants avaient lieu au Yémen et les protestations de colère prenaient de l’ampleur en Syrie, deux pays à la population importante, de plus de vingt millions d’habitants, qui occupaient des positions stratégiques au Moyen-Orient.

Dans plusieurs de ces pays, les dictateurs visés par les manifestants étaient depuis longtemps des laquais des grandes puissances, et leurs régimes des rouages essentiels de la domination du système impérialiste dans la région.

C’est une région très sensible dans laquelle plus d’un siècle d’ingérence impérialiste avait bâti une poudrière prête à exploser depuis longtemps. Intervenir militairement pour consolider les dictateurs pro-occidentaux dont les régimes avaient engendré tant de haine que des centaines de milliers de gens étaient prêts à affronter les balles de la police dans les rues, était tout simplement trop risqué pour les puissances impérialistes.

Dans le cas de la Tunisie, de l’Égypte et du Yémen, cependant, les puissances impérialistes pouvaient compter sur des hommes de confiance parmi les militaires. Beaucoup de leurs officiers de haut rang avaient été formés dans les écoles militaires occidentales, la plupart du temps aux États-Unis, et y avaient gardé des contacts étroits avec des conseillers, d’autant que ces pays recevaient une importante aide militaire des grandes puissances. Dans cette mesure, peu importait aux dirigeants impérialistes que leurs anciens protégés à la tête de ces pays soient renversés, du moment que leurs armées restaient en place. Il y avait même un certain avantage à se débarrasser de personnages comme Moubarak en Égypte, Ben Ali en Tunisie et Saleh au Yémen qui, au fil de décennies de dictature, étaient devenus très gourmands dans leurs transactions avec les multinationales occidentales, au profit de leurs propres empires commerciaux.

Ce n’est donc pas un hasard si, dans ces trois pays, la hiérarchie militaire a rapidement adopté une position au-dessus des affrontements entre régime et manifestants, et même, à l’occasion, fait semblant de protéger les manifestants contre les voyous du régime. Cela a permis à l’armée d’intervenir lorsque la situation a atteint le point critique et qu’il est devenu plus sûr que le dictateur quitte le pouvoir. L’armée était, par conséquent, en mesure de prendre le relais, avec le soutien d’une partie importante de la population, grâce aux illusions créées par sa politique au cours des affrontements, assurant ainsi la continuité d’un appareil d’État sur lequel les puissances impérialistes savaient pouvoir compter.

Ce renversement contrôlé des dictateurs au pouvoir a eu l’avantage supplémentaire de permettre aux puissances impérialistes de continuer à tirer les ficelles dans les coulisses, sans devenir la cible des manifestants. D’un autre côté, il y avait aussi un inconvénient à cette stratégie qui, dans l’atmosphère victorieuse créée par la chute des dictateurs, pouvait alimenter l’illusion parmi les manifestants qu’ils avaient acquis une nouvelle indépendance vis-à-vis de l’impérialisme, et générer le désir de profiter de cette indépendance. Ce n’était pas pour rien que, bien avant le renversement des dictateurs égyptien et tunisien, les marines américaines et britanniques avaient ostensiblement augmenté leur visibilité dans la Méditerranée et la mer Rouge, même si elles avaient pris soin d’éviter tout mouvement menaçant.

 

En Libye, une intervention opportuniste

Lorsque les manifestants libyens sont descendus dans les rues en février 2011, pour répondre à la répression brutale du régime, les puissances impérialistes ont, dans un premier temps, été confrontées à un problème.

Bien que Kadhafi ait été un partenaire des puissances impérialistes pendant un certain nombre d’années, elles n’avaient pas le même genre d’influence sur l’armée libyenne que sur les armées des autres dictatures régionales. Cela s’explique en partie par le fait que le partenariat n’avait été rétabli que récemment, en partie en raison des soupçons de Kadhafi à l’égard des puissances occidentales et en partie également parce que, grâce à ses revenus pétroliers, Kadhafi n’avait pas besoin de l’aide militaire occidentale pour financer sa machine militaire. Ainsi, les puissances impérialistes n’avaient pas de personnel « relais » en position d’autorité à l’intérieur de l’appareil étatique libyen, et donc pas de ficelles à tirer pour assurer la continuité du pouvoir d’État, ni pour garantir la loyauté future de l’État envers leurs intérêts, en cas de renversement de Kadhafi.

La seule solution à ce problème devait être une forme d’intervention susceptible d’infléchir l’issue de la crise politique, quelle qu’elle soit. Alors que ce n’aurait pas été une option sérieuse dans le cas de l’Égypte par exemple, c’était possible, dans le cas de la Libye. En effet, la Libye avait une population beaucoup plus faible que les autres dictatures en difficulté de la région, avec seulement 5,5 millions d’habitants (la moitié de la population de la Tunisie) et un million d’immigrants illégaux privés de tout droit. Par ailleurs, pour des raisons historiques, politiques et géographiques mêlées, la Libye avait bien moins de liens avec les pays voisins. Donc, une intervention en Libye n’aurait que des répercussions limitées dans la région. D’ailleurs, au vu des premières semaines de protestations, l’ampleur et la profondeur du mouvement semblaient nettement inférieures à ce qu’elles avaient été en Égypte ou en Tunisie.

En raison de ces facteurs combinés, il semble que les dirigeants impérialistes aient vu dans les événements de Libye une opportunité de faire d’une pierre deux coups dans une intervention militaire, en arrangeant l’issue de la crise politique en fonction de leurs besoins, tout en réaffirmant leur domination régionale à un coût politique et militaire minime, dans une démonstration de force. En outre, en intervenant aux côtés des manifestants contre la répression de Kadhafi, ils pouvaient même espérer obtenir chez eux un certain soutien à leur politique d’agression – personne ne peut oublier la posture de Cameron en champion des manifestants libyens ! – mais aussi auprès d’une partie de la population de la région.

Cette intervention avait de nombreux autres avantages. Tout d’abord, la possibilité de remplacer le régime de Kadhafi par un régime beaucoup plus souple, qui devrait son accession au pouvoir à une intervention occidentale. Après tout, même partenaire de l’impérialisme, Kadhafi n’a jamais été un « fidèle » partenaire au même sens que Moubarak ou Ben Ali. Il était beaucoup trop indépendant au goût des puissances impérialistes et beaucoup trop imprévisible dans sa politique régionale.

Cette imprévisibilité a même affecté la politique pétrolière de la Libye et donc les intérêts des grandes compagnies pétrolières opérant sur place. Bien que le chiffrage de ce qu’on appelle les réserves de pétrole prouvées de la Libye soit très controversé, elle a probablement les plus grandes réserves d’Afrique. Et, au cours de la dernière décennie, la plupart des grandes compagnies pétrolières y ont pompé du pétrole et du gaz, les entreprises italiennes (principalement ENI) 28 %, Total France 15 %, les entreprises américaines 3 %, les entreprises britanniques 4 % et les entreprises chinoises 11 %. Cependant, en 2009, Kadhafi a imposé une renégociation des contrats existants qui a augmenté la part de la production reversée en royalties par les compagnies aux autorités libyennes, de 50 % à 73 % pour le pétrole, et de 50 % à 60 % pour le gaz. Il n’est pas difficile de deviner, par conséquent, que les grandes compagnies pétrolières occidentales tenaient à revenir à des accords plus favorables ! Il est probable aussi que les entreprises américaines et britanniques désiraient augmenter leur propre part du gâteau pétrolier libyen !

Enfin, il y avait également des enjeux stratégiques pour l’impérialisme. Il faut rappeler que les trois anciennes provinces de l’Empire ottoman qui composent la Libye d’aujourd’hui (la Tripolitaine autour de Tripoli, la Cyrénaïque autour de Benghazi et le Fazzan dans le sud-ouest) ont d’abord été colonisées par l’Italie en 1911. Après la Seconde Guerre mondiale, il a été initialement proposé de laisser la Tripolitaine à l’Italie, tandis que la Cyrénaïque irait à la Grande-Bretagne et le Fazzan à la France. Toutefois, dans les années 1950, le gouvernement des États-Unis est intervenu et a exigé la création d’une Libye indépendante qui réunisse les trois provinces. L’objectif était d’avoir de grandes bases militaires sur la côte méditerranéenne, assez proches de l’Europe centrale pour être à distance de frappe des pays satellites de l’Union soviétique, tout en pouvant garder un œil vigilant sur le Moyen-Orient riche en pétrole et sujet aux troubles. Ainsi, en 1951, une nouvelle Libye fédérale vit le jour. Pour diriger le nouveau pays, les puissances impérialistes choisirent le chef d’une confrérie religieuse salafiste originaire de Cyrénaïque, les Sanoussis. Le roi, dénommé Idris, a immédiatement procédé à l’interdiction des partis politiques. À ce moment-là, le pays était l’un des plus pauvres du monde et, jusqu’à ce que les revenus du pétrole aient commencé à affluer une décennie plus tard, sa principale source de revenu restait les loyers payés par les États-Unis et la Grande-Bretagne pour leurs deux bases militaires. Finalement, en 1969, Kadhafi et ses « officiers libres » ont monté un coup d’État, renversant facilement un régime largement discrédité par sa corruption et par son favoritisme envers la Cyrénaïque.

Aujourd’hui, bien sûr, la guerre froide est terminée. Néanmoins, le contrôle de la Méditerranée reste un problème et des installations navales ad hoc pour les flottes américaines et britanniques, qui parcourent cette mer en permanence, seraient un atout. Par ailleurs, quelle meilleure base militaire aérienne les États-Unis pourraient-ils trouver pour menacer le Moyen-Orient, l’Iran et n’importe quel pays de la moitié nord de l’Afrique, que la Libye, avec son immense territoire sous-peuplé ?

 

La construction d’un appareil d’État

Les puissances impérialistes ont été confrontées à un certain nombre de difficultés dans l’exécution de leur plan. Elles avaient besoin d’assurer la chute de Kadhafi sans troupes sur le terrain (au moins pas visibles), par crainte du discrédit politique que cela aurait causé. Mais il n’y avait pas de garantie, et en fait très peu de chances que le mouvement de protestation parvienne à renverser Kadhafi. En outre, et ce fut tout aussi important, aucune solution de remplacement fiable de l’appareil d’État de Kadhafi n’était disponible.

Les deux premiers problèmes ont été résolus en transformant ce qui était officiellement censé être une intervention « humanitaire », en une guerre d’agression conçue pour faire ce que les manifestants dans un premier temps, puis les milices rebelles, n’auraient jamais pu accomplir par eux-mêmes : détruire les forces militaires de Kadhafi et les déloger des villes qu’elles occupaient. Par un cynique tour de passe-passe, les habitants de ces villes n’ont apparemment pas été considérés comme des civils et leurs vies n’ont pas jugées dignes de « protection » !

Le dernier problème était plus difficile à résoudre. Selon divers rapports, dans les premiers jours des manifestations (et même avant selon certains), des dignitaires du régime ont réussi à se rendre en France et en Grande-Bretagne, d’où ils ont fait défection. Par la suite, après que l’intervention eut été autorisée par l’ONU, des diplomates représentant la Libye dans plusieurs pays et institutions internationales leur ont emboîté le pas, se rendant sans doute compte que la réorientation de carrière la plus sage consistait à rejoindre le camp le plus susceptible de gagner. Par ailleurs, il y avait déjà aux États-Unis un certain nombre d’exilés politiques bichonnés par la CIA, pour la plupart des royalistes qui avaient fui la Libye après 1969, ou leurs rejetons éduqués outre-Atlantique. Mais aucun d’eux n’avait une influence réelle en Libye et beaucoup avaient été coupés du pays pendant un temps considérable. Ils ne pouvaient pas former l’embryon d’un nouveau régime, a fortiori d’un appareil d’État nouveau.

Pourtant, malgré les dénégations ultérieures, d’autres rapports affirment qu’il y avait déjà une présence occidentale en Libye, services secrets et agents des forces spéciales envoyés prendre contact avec les dirigeants de la rébellion. Dans quelle mesure la mise en place du Conseil national de transition (CNT) près de Benghazi, le 27 février, a été leur œuvre, personne ne le sait encore. Mais en quelques jours, ce fut la bousculade parmi les dirigeants impérialistes pour reconnaître le CNT. Le président français Sarkozy fut le premier à le faire le 10 mars 2011, immédiatement suivi par Cameron puis par le Premier ministre italien, Berlusconi.

Le CNT a été un regroupement hétéroclite d’universitaires, d’avocats des droits de l’homme, de militaires, de responsables de l’ancien régime et de militants islamiques qui avaient appartenu aux Frères musulmans ou au Groupe islamique combattant libyen. Il était dirigé par trois hauts fonctionnaires de Kadhafi qui venaient de faire défection : l’ex-ministre de la Justice, Mustafa Abdul Jalil, l’ex-chef du Conseil national de développement économique et l’ex-ministre de l’Intérieur, le général Abdul Fatah Younis, devenu chef des forces rebelles.

Si le CNT a été reconnu par les pays occidentaux, ce n’est pas parce qu’il était plus représentatif de la population libyenne, ni même parce qu’il avait beaucoup plus d’influence à ce stade que les exilés libyens qu’on conservait au frais pour une utilisation ultérieure. C’est seulement que le CNT était présent sur le terrain, au centre du territoire des rebelles, et qu’il comprenait des personnes venues directement des premiers rangs de l’appareil d’État de Kadhafi. Permettre au CNT de revendiquer la reconnaissance exclusive des puissances occidentales était simplement une façon de s’assurer que les transfuges futurs du régime n’auraient pas d’autre choix que de se rallier à lui. L’Occident a clairement compté sur la désintégration rapide du régime de Kadhafi. La désintégration a eu lieu mais beaucoup plus lentement que prévu.

Plus tard, un certain nombre d’« indépendants » (c’est-à-dire pas des transfuges) devaient être cooptés par le CNT, quand de nouvelles villes ont été investies par les forces rebelles, tandis que les exilés revenaient. Beaucoup de ces « indépendants » étaient des membres de riches familles qui avaient dominé le pays à l’époque de la monarchie. Des islamistes les ont rejoints aussi, comme les trois fils de l’un des fondateurs des Frères musulmans dans les années 1960.

Évidemment, ce régime embryonnaire n’était pas assez important pour constituer un appareil d’État. Il manquait pour cela d’un appareil répressif. Les milices rebelles allaient combler cette lacune. Comme la lenteur du déroulement de la guerre l’a montré, un chaos total régnait parmi les milices. Beaucoup s’étaient formées sur la base d’une ville, ou parfois même d’un district. D’autres avaient été organisées par un homme d’affaires assez riche pour acheter les armes nécessaires et fournir des hommes, en les utilisant à la fois comme garde privée et comme milice. De toute façon, que le commandement rebelle soit en mesure d’utiliser ces milices efficacement au combat dépendait entièrement de la bonne volonté de leurs officiers improvisés. Et peu d’entre eux suivaient les ordres sans se poser de questions.

Mais, du point de vue de la constitution d’un appareil répressif, cela n’avait pas trop d’importance. Ce qui importait était d’avoir un assez grand nombre de personnes prenant l’habitude d’imposer leur diktat à la population, sous la menace des armes si nécessaire. La discipline pourrait venir plus tard. En fait, en août 2011, le géant de la sécurité britannique, G4S (qui emploie rien moins que 600 000 personnes dans le monde !), disait à la presse qu’il avait hâte d’avoir l’occasion d’aider à former la police libyenne, voulant dire, évidemment, inculquer une certaine discipline à ces milices rebelles qui allaient devenir la police du futur régime.

 

Rivalités et instabilité

Moins d’un mois après la mort de Kadhafi, de plus en plus de commentateurs déploraient la montée de l’insécurité due à la colossale quantité d’armes automatiques et de lance-roquettes laissées par l’armée du dictateur au moment de sa dislocation. Les autorités américaines se sont hypocritement vantées de faire leur affaire du problème, en allouant des fonds pour nettoyer le pays de ses armes. Mais en fait, les fonds ont été attribués uniquement pour trouver et détruire les missiles à tête chercheuse thermique (utilisés contre les avions et les hélicoptères), mais pas les énormes stocks d’explosifs, de mines et autres armes individuelles.

À Tripoli, les affrontements armés entre milices sont devenus si fréquents qu’il y a eu des manifestations répétées contre elles. Ces affrontements sont dus aux rivalités entre milices pour le contrôle de territoires, comparables à celles qui existent entre gangs de cités. Sauf que les enfants (beaucoup ne sont que des gamins) sont armés de fusils automatiques, voire de mitrailleuses montées sur des pickups, et leurs guerres territoriales font des victimes, dans leurs rangs et parmi les passants !

Le fait est que, comme toujours quand les puissances impérialistes interviennent quelque part, même de cette façon « non interventionniste » aérienne, elles ne prévoient rien pour la « chair à canon » dont elles ont usé et abusé, et encore moins pour la population dans son ensemble. Ainsi, les bombes occidentales ont repoussé les forces de Kadhafi et déverrouillé leurs stocks d’armes, mais rien n’a été prévu pour débarrasser la Libye de cet excès d’armes dangereuses, ni pour donner aux membres des milices une bonne raison d’abandonner les armes et de continuer à mener une vie normale. Quelle vie ? Il n’y a pas de travail. La vie économique du pays est pratiquement au point mort. Rien n’est fait pour commencer les travaux de reconstruction massifs nécessaires, alors que cela pourrait fournir un nombre considérable d’emplois et un moyen de quitter les milices pour la jeunesse, à condition que les salaires soient corrects.

Rien n’a été prévu non plus pour les soldats de la nouvelle armée régulière.17

 

 

Au pouvoir des bandes armées

Depuis juillet 2014, la guerre civile s'étend. Les combats qui font rage auraient déjà fait plus de 200 morts et des centaines de blessés. L'aéroport international de Tripoli est pratiquement détruit, les relations aériennes avec la Libye sont suspendues et les ressortissants étrangers fuient un pays en proie à un chaos grandissant. Le Parlement issu des élections du 25 juin 2014 a dû tenir sa séance inaugurale du 4 août dans la ville de Tobrouk, à l'extrême est du pays, la seule retenue comme étant sûre. Ainsi, trois ans après le renversement de Kadhafi, plus aucune véritable autorité politique ne s'impose dans le pays.

En effet, depuis trois ans, toutes les tentatives de mettre en place un gouvernement disposant d'une quelconque autorité ont échoué. Les milices des « révolutionnaires » de 2011, puissamment armées après avoir mis la main sur les stocks d'armes du régime, sont maintenant sous l'autorité de divers seigneurs de guerre qui se disputent les zones d'influence. Elles peuvent s'affirmer islamistes ou nationalistes, s'accuser réciproquement d'être des « résidus » de l'ancien régime, mais veulent surtout exercer une autorité sans partage sur leur région et s'en approprier les bénéfices.

En 2011, les États occidentaux, au premier rang desquels la France de Sarkozy, avaient décidé d'intervenir militairement pour prêter main-forte aux milices soulevées contre le dictateur libyen. Il s'agissait à en croire les discours d'apporter la « démocratie » dans le pays, mais bien sûr c'était l'exploitation du pétrole libyen qui éveillait les appétits des grandes compagnies, et non les intérêts de la population libyenne.

En fait, dans leur intervention en Libye, comme cela a été le cas en Irak, en Syrie ou en Afghanistan, les puissances occidentales ont appuyé des bandes militaires sans foi ni loi, les jouant les unes contre les autres ou pour affaiblir ou abattre le pouvoir en place. Mais désormais, ces milices ainsi renforcées, se battent pour leur propre compte. Visiblement, les Obama, Hollande et leurs alliés arabes ne savaient plus comment intervenir face à ce chaos, voire s'en désintéressaient car même l'exploitation pétrolière est devenue impossible. Il leur fallait attendre qu'une bande plus forte qu'une autre émerge et leur permette de s'approprier les ressources du pays.

La population libyenne, elle, subit désormais le pouvoir de ces milices, plus arbitraire encore que celui du pouvoir précédent, dans une situation où rien n'est assuré, ni la sécurité ni même l'approvisionnement quotidien. Elle vit ce que vit d'ailleurs la population d'une part croissante de l'Irak, de la Syrie, de l'Afghanistan, de larges zones de l'Afrique.18

Une fois de plus, l’intervention des puissances impérialistes a aggravé la situation pour la population sans même mettre un terme à la dictature, celle centralisée de Kadhafi étant remplacée par celles plus délocalisées des chefs de milices et de clans.

Et ce chaos ne s’arrête pas aux frontières de la Libye. D’anciens militaires du régime de Kadhafi, des Touareg libyens, ont quitté le pays avec armes et bagages pour se réfugier dans diverses zones du Sahel et du Sahara. Ils ont rejoint notamment le nord du Mali et les combattants du Mouvement national de libération de l’Azawad qui revendiquent la sécession de la région touareg du Mali. Visiblement l’arrivée de ces militaires libyens a joué un rôle important dans le renversement du président Amadou Toumani Touré le 22 mars 2012.

En Libye, les dirigeants impérialistes sont intervenus de façon opportuniste et quelque peu improvisée, mettant en scène les menaces contre la population de Misrata ou de Benghazi, pour se débarrasser du régime de Kadhafi, jugé trop imprévisible, pas assez souple et encombrant. Cette guerre a aussi servi de vitrine et de débouché à leurs marchands de canons respectifs, comme Dassault qui a pu ainsi démontrer en direct les capacités de son avion le Rafale. Mais comme bien souvent dans leur politique, les dirigeants impérialistes ont navigué à vue, mus par des considérations immédiates sans se soucier des conséquences pour les peuples, voire pour la stabilité de toute une région.

Tant que leurs compagnies pétrolières ou leurs bétonneurs pourront accéder aux réserves de pétrole ou aux marchés, même limités, de reconstruction, après eux le déluge. Peu leur importe que leur intervention déstabilise encore plus tout un pays et même une partie de l’Afrique et transforme la vie de millions d’êtres humains en enfer. C’est ce qui caractérise chacune des interventions des puissances impérialistes, de l’Afghanistan à l’Afrique en passant par l’Irak. Sous aucune latitude, dans aucune circonstance, la liberté ne peut être apportée aux populations par les bombardements occidentaux, qu’ils soient ou pas recouverts du sceau de l’ONU, de l’OTAN ou de l’Union européenne.19

 

 

Retour sur les motifs de l'intervention de l'OTAN en 2011

Obama et Cameron, dans leur propagande de guerre, ont accusé Kadhafi de commettre un « génocide » contre son peuple. Terme choisi minutieusement et qui a permis à l’OTAN d’intervenir en Libye en mettant en application la doctrine des œufs d’or de la Responsabilité de Protéger (R2P) de l’ONU (qui n’a pas été utilisée pour la population de Gaza ou du Bahreïn !).

Il importait peu que même Robert Gates, secrétaire à la Défense des États-Unis, ait confessé qu’ils n’avaient pas pu confirmer un tel acte. De plus ils ont exagéré sur la « mort de dizaines de milliers de civils », tandis qu’Amnesty International démentait des personnages tels que le procureur général de la Cour pénale internationale, Luis Moreno-Ocampo, qui prétendait que des femmes libyennes étaient violées par des soldats qui avaient pris soin de mettre du viagra dans leurs poches auparavant.

L’OTAN est donc partie sauver le peuple libyen, pendant que leurs bateaux laissaient mourir en haute mer ceux qui fuyaient la guerre, dénonçait The Guardian.

Le comble de l’hypocrisie a été d’accueillir l’ancien chef des services secrets de Kadhafi et Abdul Jalil, le ministre de la Justice du régime, qui, au lieu d’être envoyés devant la Cour pénale internationale pour avoir été membre de la dictature, ont été invités à collaborer avec l’alliance militaire. Que le drapeau noir d’Al-Qaïda soit hissé sur le palais de justice de Benghazi après avoir assassiné Kadhafi et que Jalil soit désigné par l’Occident comme chef de l’Etat libyen durant la transition vers la « démocratie » ont été le summum de ce sans-gêne éhonté !

 

Renverser un allié

La Libye, le pays du peuple millénaire Libou, habité par une centaine de tribus arabes et berbères, de religion musulmane sunnite, a tenté un tournant radical dans sa politique à la fin de la guerre froide. Mouammar Kadhafi, un dictateur et un anticommuniste, a commencé à se rapprocher de l’Occident : en 2002, il a payé quelques 2.940 millions d’euros aux victimes de Lockerbie (tout en niant son implication dans l’attentat) et a accepté « la légalité internationale, bien qu’elle soit faussée et imposée par les États-Unis ». Le nom de son pays faisait partie de la liste de l’Axe du Mal et de l’attaque dévastatrice anglo-américaine envers l’Irak en 2003, jusqu’à la pédagogie de la terreur. Il a accepté de se désarmer – sous la pression d’Israël, pays détenteur d’armes nucléaires, biologiques et chimiques – pour finir par acheter des armes aux même pays qui bombarderont quelques années plus tard son pays sans défense. [Il se passe la même chose avec la Syrie. Aucun dictateur n’est totalement dépourvu d’intelligence, sinon il ne serait pas dictateur.] Entre 2005 et 2009, l’Europe lui a vendu pour 834,54 millions d’euros d’armes. Il a collaboré avec la « guerre contre le terrorisme » de la CIA qui remplissait ses prisons avec des personnes n’ayant aucuns droits à se défendre. Les banques occidentales, qui déroulaient le tapis rouge lorsqu’ils le recevaient, faisaient leur beurre avec les dépôts libyens. Le comble, c’est que le leader de la République « socialiste » libyenne a financé le candidat d’extrême droite Nicolas Sarkozy.

C’est certain, nous nous trouvons là face à un personnage complexe comme on en trouve, malheureusement pour les analystes manichéens, en abondance dans le Sud. Des dictateurs autoritaires ou totalitaires et nationalistes que l’on rencontre en dehors de l’orbite des États-Unis, mais qui partagent leur couche avec d’autres impérialistes : le Royaume-Uni, l’Allemagne ou la France.

Toutefois, les États-Unis ont décidé de le tuer car :

  1. L’Occident était plus intimidé par un Kadhafi capable d’utiliser le « pouvoir doux » que par un Kadhafi « fou ».
  2. Ils souhaitaient écraser le futur Printemps libyen, avant que la situation ne se complique, comme ça a été le cas en Égypte. En Libye, les États-Unis ne disposaient d’aucune influence sur l’armée et ne pouvaient donc pas recourir à un coup d’État.
  3. Kadhafi n’était pas une marionnette. En outre, son caractère imprévisible provoquait l’insécurité quant à ses plans militaires et économiques en Afrique. Selon Marco Rubio, sénateur républicain aux USA, « l’intérêt national demande l’éviction de Kadhafi du pouvoir ». Il avait bloqué toutes les chances des États-Unis en Libye. Les sociétés Bechtel (géant de l’ingénierie) et Caterpillar (fabricant de matériel de construction) avaient été exclues en faveur de sociétés russes, chinoises et allemandes. En septembre 2011 déjà, l’ambassadeur des États-Unis, Gene Cretz, annonçait qu’une centaine de sociétés américaines avaient l’intention de profiter de la disparition de Kadhafi pour faire des affaires en Libye. De plus, le secrétaire à la Défense britannique, Philip Hammond, peu après l’assassinat du dirigeant africain, a invité les entrepreneurs à aller reconstruire ce que l’OTAN avait détruit ; on appelle cela du « capitalisme-vautour » ou la « destruction créative ». La société General Electric espérait gagner jusqu’à 10 milliards de dollars en investissant dans le pays dévasté.
  4. Kadhafi proclamait une Afrique dotée d’une identité politique intégrée et non divisée entre une Afrique « blanche méditerranéenne civilisée » et une Afrique « noire barbare ». Il défendait l’autosuffisance afin de se détacher des institutions financières occidentales.
  5. Ils souhaitaient contenir la montée du pouvoir et de l’influence de Kadhafi sur le continent, car il gênait la libre circulation des capitaux occidentaux dans la région. Sous sa direction, la Libye possédait 150 milliards de dollars investis en Afrique.
  6. Kadhafi était considéré par Washington comme l’obstacle principal à la dominance militaire des États-Unis en Afrique. 45 pays ont refusé d’accueillir le siège d’Africom. À présent, la Libye est l’une des candidates pour héberger le commando militaire des États-Unis. En outre, l’OTAN peut s’approprier le Moyen-Orient méditerranéen ; il ne reste qu’à éliminer le Syrien Bacharel-Assad pour « atlantiser » le bassin méditerranéen.
  7. Kadhafi était devenu le principal allié des BRICS, de la Chine en particulier. Les contrats d’une septantaine d’entreprises chinoises, dont la valeur s’élevait à 18 milliards de dollars, ont été congelés après la guerre.

La Russie a également perdu environ 4 milliards de dollars en contrats d’armement.20

 

 

 

Publication des emails privés d'Hillary Clinton

En 2015, la presse américaine révèle l'affaire dite de l'emailgate : l'ancienne secrétaire d'État américaine Hillary Clinton est accusée d'avoir mis en danger la sécurité de données confidentielles en utilisant sa messagerie personnelle dans le cadre professionnel. Une série d'emails est rendue publique et dévoile des documents relatifs à l'intervention française en Libye.

Un mémo liste cinq facteurs motivant l’engagement du président Nicolas Sarkozy à mener cette guerre : « un désir d’obtenir une plus grande partie du pétrole libyen ; accroître l’influence française en Afrique du Nord ; améliorer sa situation politique intérieure en France ; offrir à l’armée française une chance de rétablir sa position dans le monde ; et répondre à l’inquiétude de ses conseillers concernant les plans à long terme de Kadhafi de supplanter la France comme puissance dominante en Afrique de l’ouest — le gouvernement voit notamment d'un mauvais œil le projet de Kadhafi d'introduire une nouvelle devise panafricaine pour supplanter le Franc CFA, basée sur le dinar or libyen et appuyée par des réserves secrètes d'or d'une valeur de 7 milliards de dollars.

Un autre mémo, daté du 5 mai, évoque des vols humanitaires organisés mi-avril 2011, qui auraient compté parmi les passagers des cadres de Total, de Vinci, et de l'EADS. Bernard-Henri Lévy, intermédiaire entre le président français et les insurgés, aurait fait savoir aux responsables du CNT qu’ils « avaient une dette envers la France au vu de son soutien précoce et que Sarkozy avait besoin de quelque chose de tangible à présenter aux leaders politiques et économiques français. » Selon une note de septembre 2011, Nicolas Sarkozy aurait exhorté les Libyens à réserver 35% de leur industrie pétrolière à des entreprises françaises, en particulier Total. Alors que la France représentait 9,7% des exportations libyennes en 2012, elle devient en 2014 le deuxième client de la Libye, avec 13,1% des exportations. Elle devance alors la Chine (qui voit sa part des exportations chuter de 12,4% à 4% dans le même temps) ainsi que l'Allemagne, mais reste derrière l'Italie. En 2013, le pétrole représentait 97,31% des exportations libyennes.21

 

 

La stratégie occidentale

En février 2015, le meurtre par décapitation, commis par l’État islamique contre les 21 travailleurs égyptiens en Libye parce qu’ils étaient coptes, a bouleversé l’opinion publique internationale. Il met en lumière les conséquences de l’intervention militaire occidentale dirigée par Sarkozy sous les conseils judicieux de son grand stratège en géopolitique, l’ineffable Bernard-Henri Lévy...

Depuis quatre ans, la Libye s’enfonce progressivement dans une guerre civile totale menée par les différentes milices, qu’elles soient islamiste, laïque ou régionaliste. Lors des élections de juin 2014 qui ont recueilli un faible taux de participation, les islamistes ont refusé de reconnaître leur défaite, arguant des fraudes massives.
Un violent conflit s’en est suivi qui a divisé le pays en deux. D’un côté, Fajr Libya (Aube libyenne) qui dirige la capitale Tripoli et sa région et a remis en selle l’ancien Parlement, le Congrès général national (CGN), dominé par les islamistes qui se sont dotés d’un gouvernement. De l’autre, l’alliance Dignité, appuyée par le général Khalifa Haftar, et soutenue notamment par les milices de Zinten, une ville de l’ouest du pays. Ce gouvernement s’est installé à Tobrouk et est reconnu par la communauté internationale.
À cela s’ajoutent les djihadistes, ceux d’Ansar al-Charia présents à Benghazi et liés à Al-Qaïda, et l’État islamique, constitué notamment par le groupe Majilis Choura Chabab al-Islam.

 

Voix discordantes

Dans les pays africains qui demandent une intervention militaire en arguant que les Européens doivent finir leur travail, on retrouve le Niger, le Tchad ou l’Égypte confrontée dans le Sinaï avec Ansar Bait al-Maqdis. Plus globalement, les populations des pays de la région doivent subir les conséquences du chaos libyen qui permet aux groupes islamistes de s’entraîner et de se fournir en armes.
Au niveau occidental, les chancelleries sont plus réservées et privilégient pour l’instant le choix d’un accord politique en misant sur la conférence de Genève. L’idée est de réunir les deux principales fractions dans un gouvernement d’union nationale. Ramenant une relative stabilité au pays, cela permettrait de combattre les djihadistes, de reprendre l’exploitation du pétrole par les multinationales, et de retrouver le rôle que la Libye avait à l’époque de Kadhafi, contrôler l’immigration essentiellement subsaharienne vers l’Europe.
Même si les discours du représentant des Nations unies Bernardino Leon se veulent optimistes, s’appuyant sur l’idée juste qu’il n’y a pas beaucoup de différences politiques et religieuses entre les différentes milices, il n’en demeure pas moins vrai que les conflits qui opposent les chefs de guerre sont aussi motivés par des questions financières. En effet, le contrôle des puits de pétrole, des ports mais aussi des voies où transitent les différents trafics (y compris de drogues), sont particulièrement lucratifs.
L’insertion de l’Occident dans le processus révolutionnaire libyen qui a outrepassé largement le mandat de l’ONU, a empêché l’émergence d’une force révolutionnaire qui aurait pu au fil des combats et des mobilisations populaires s’unifier politiquement. Le renversement brutal de Kadhafi et la mainmise de la Grande-Bretagne et de la France sur le processus de transition politique a renforcé le sentiment religieux et communautaire, à l’image de l’intervention US en Irak.22

 

 

Réunion de prédateurs à Berlin

Les dirigeants des pays impliqués dans la guerre en Libye ont signé le 19 janvier 2020 un accord à Berlin. Il y avait du monde autour de la table, car l’intervention militaire des grandes puissances menée par la France en 2011 a ouvert la porte à une guerre civile sans fin, dans laquelle ne cessait de s’ingérer de nouveaux acteurs.

Dernières en date, la Russie et la Turquie se sont mises dans la partie, dans des camps opposés. La Russie soutient le général Haftar qui a entamé en avril 2019 le siège de Tripoli. Son armée bénéficiait déjà du soutien de l’Égypte, des Émirats arabes unis, de l’Arabie saoudite et plus discrètement de la France. La Turquie, elle, s’est rangée du côté de Fayez el-Sarraj, désigné quatre ans auparavant par des grandes puissances pour diriger le pays. Son gouvernement, qualifié d’Accord National, bénéficiait déjà du soutien du Qatar et d’Oman. Le président Erdogan s’aprétait à déployer des troupes en Libye pour le soutenir.

La Libye est riche en pétrole, ce qui fait d’elle une proie convoitée. La rivalité s’est longtemps limitée à un duel entre la compagnie française Total et l’italienne ENI. Les champs de pétrole se trouvant dans la zone contrôlée par Haftar, la France a pris son parti. L’Italie, elle, a préféré miser sur son rival qui contrôle la compagnie nationale libyenne, laquelle espère retrouver un jour ses droits sur la totalité du pétrole libyen. Mais l’irruption de la Russie et de la Turquie a introduit de nouveaux prétendants à la curée. La Turquie a couplé son soutien militaire au gouvernement de Tripoli à un accord maritime lui donnant accès à des zones potentiellement riches en hydrocarbures, qui sont d’ailleurs revendiquées par la Grèce et par Chypre. Quant aux compagnies russes Rosneft ou Gazprom, des mercenaires sont là pour défendre leurs prérogatives.

La déclaration élaborée à Berlin promettait un cessez-le-feu permanent. Ses signataires ont même juré de s’abstenir de toute ingérence dans le conflit armé. C’était risible, à propos d’un conflit qu’ils ne cessent d’attiser. Le sort de la population libyenne, l’enfer que vivait les habitants de Tripoli, sur lesquels s’abattaient drones émiratis, missiles made in France ou obus russes, n’émouvait nullement les participants de la conférence. Ils voulaient juste se partager le gâteau, en fonction des nouveaux rapports de force sur le terrain et toujours au détriment de la population.23

 

 

Tempête naturelle, catastrophe criminelle

La tempête Daniel a provoqué une tragédie en atteignant les côtes du nord-est de la Libye le 10 septembre 2023. Deux barrages qui protégeaient la ville côtière de Derna ont été emportés, provoquant un tsunami d’eau et de boue. Le bilan humain ne peut toutefois pas être considéré comme la conséquence fatale d’une calamité naturelle, aussi violente soit-elle.

Le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires estimait le 16 septembre à 11 300 le nombre de morts à Derna, et le nombre de disparus à 10 000. Quelque 30 000 personnes ont fui les rues dévastées et des épidémies sont désormais redoutées en raison de l’eau souillée. En fait, le bilan réel ne sera probablement jamais connu car personne ne se préoccupe de recenser la population en Libye.

La violence de la tempête Daniel, qui avait d’abord balayé le sud des Balkans en provoquant des inondations et des dizaines de morts, est sans doute une conséquence du réchauffement climatique. De tels épisodes sont annoncés comme plus violents et destructeurs par les météorologues, qui n’ont pas été pris de court. Mais rien n’est organisé pour protéger les populations ou même seulement les avertir, en particulier dans les pays pauvres. Pire encore, à Derna, ville de 100 000 habitants avant la catastrophe, les deux barrages, lézardés depuis 1998, n’étaient plus entretenus malgré 2 milliards de dollars de fonds attribués en 2012-2013. En 2022, un ingénieur et universitaire avait alerté sur leur rupture possible, en vain.

Comme au Maroc frappé par un séisme dans les mêmes jours, l’incurie, la corruption et la misère expliquent l’ampleur du désastre. Mais ces tares ont été aggravées depuis 2011 après que, sous mandat de l’ONU et sous commandement de l’OTAN, une coalition occidentale a bombardé la Libye pour contribuer à la chute du dictateur Kadhafi dans le contexte des Printemps arabe. En fait de démocratie que prétendaient apporter la France et la Grande-Bretagne grâce à leur puissance de feu, le pays et l’appareil d’État se sont morcelés et les populations ont été livrées à la guerre et à la dictature des milices. Aujourd’hui deux gouvernements se disputent le contrôle du pays, ce qui n’empêche pas les groupes armés et les gangs de continuer à prospérer. Aucune autorité ne se préoccupe plus de l’état des édifices publics et les subsides venus de l’Union européenne ne servent qu’à transformer les bandes armées officielles ou officieuses en mercenaires et en geôliers contre les migrants candidats à la traversée de la Méditerranée.

Le gouvernement français, si fier d’avoir envoyé 21 tonnes de matériel médical et un hôpital de campagne par cargo militaire, fait preuve d’un cynisme à toute épreuve car il est de notoriété publique que, tout en reconnaissant le gouvernement de Tripoli, il soutient en sous-main son rival, dirigé par le maréchal Haftar – homme fort de la région frappée par les inondations – et participe à l’état de guerre civile chronique du pays. Macron marche dans les pas de Sarkozy qui, en 2011, avait été partisan d’une intervention militaire pour le compte de l’impérialisme français.

Les grands rapaces et les vautours qui se sont abattus sur la Libye depuis 2011 et ont contribué au chaos général expédiaient désormais leur petit bataillon humanitaire dans la zone sinistrée. Mais ils étaient largement responsables du drame qui affligeait la population libyenne.24

 

 

Sources

(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Libye
(2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_Libye
(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Libye
(4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Royaume_de_Libye
(5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouammar_Kadhafi
(6) https://fr.wikipedia.org/wiki/Troisi%C3%A8me_th%C3%A9orie_universelle
(7) https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouammar_Kadhafi
(8) https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89conomie_de_la_Libye
(9) http://mai68.org/spip/spip.php?article2451
(10) https://fr.wikipedia.org/wiki/Premi%C3%A8re_guerre_civile_libyenne
(11) https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouammar_Kadhafi
(12) https://fr.wikipedia.org/wiki/Libye
(13) http://www.lutte-ouvriere.org/documents/archives/la-revue-lutte-de-classe/serie-actuelle-1993/article/libye-non-a-l-intervention
(14) https://fr.wikipedia.org/wiki/Libye
(15) http://www.lutte-ouvriere.org/documents/archives/la-revue-lutte-de-classe/serie-actuelle-1993/article/libye-non-a-l-intervention
(16) https://fr.wikipedia.org/wiki/Libye
(17) http://www.lutte-ouvriere.org/documents/archives/la-revue-lutte-de-classe/serie-actuelle-1993/article/libye-le-bilan-de-l-agression
(18) André Frys http://www.lutte-ouvriere-journal.org/2014/08/06/libye-au-pouvoir-des-bandes-armees_32997.html
(19) http://www.lutte-ouvriere.org/documents/archives/la-revue-lutte-de-classe/serie-actuelle-1993/article/libye-le-bilan-de-l-agression
(20) Nazanin Armanian  https://www.investigaction.net/fr/Libye-et-le-social-imperialisme-le/
(21) https://fr.wikipedia.org/wiki/Intervention_militaire_de_2011_en_Libye
(22) Paul Martial https://npa2009.org/actualite/libye-la-strategie-occidentale
(23) Daniel Mescla https://journal.lutte-ouvriere.org/2020/01/22/libye-reunion-de-predateurs-berlin_140123.html
(24) Boris Savin https://journal.lutte-ouvriere.org/2023/09/21/libye-tempete-naturelle-catastrophe-criminelle_726674.html