La Jamaïque

 

 

Préhistoire et découverte de la Jamaïque

Le peuple taïno s'est établi en Jamaïque vers l'an 1000 avant notre ère sur un territoire qu'il a appelé Xamayca, « la terre du bois et de l'eau ». Après l'arrivée de Christophe Colomb, le 4 avril 1494, l'Espagne revendique la propriété de l'île et, dès 1509, l'occupe et lui donne le nom de Santiago (Saint-Jacques). Les Arawaks seront décimés par la maladie, l'esclavage et la guerre. Certains ne trouvaient une issue à leur condition servile que dans le suicide. C'est en 1517 que l'Espagne achemine en Jamaïque les premières soutes d'esclaves africains.

Un prêtre espagnol, Bartolomé de Las Casas, œuvre à la protection du peuple taïno. C'est lui aussi qui suggère, ce qu'il devait regretter par la suite, d'avoir recours à des esclaves africains. Il écrit plusieurs livres dans lesquels il dénonce avec véhémence le mauvais traitement que les conquistadores infligent aux indigènes et préconise que les Espagnols convertissent les Taïnos au christianisme.

 

La domination espagnole jusqu'en 1655

On connaît peu de chose de la période d'occupation espagnole, faute d'archives. Le premier foyer de peuplement était situé à La « Sevilla la Nueva », l'actuelle Seville (Jamaïque), à l'ouest de Saint Ann's Bay, sur la côte nord, où Colomb avait été isolé. Facile à défendre, mais situé près d'un marécage, elle souffre d'épidémies. Les espagnols migrent ensuite à « Santiago de la Vega » (Spanish Town), et en font la capitale. Dans les années 1640, de nombreux colons furent attirés en Jamaïque, réputée pour sa grande beauté. Des pirates désertèrent leurs bandes et s'installèrent dans l'île. Durant cent ans, entre 1555 et 1655, la Jamaïque fut sujette à de nombreuses attaques de pirates.

La Catholic Encyclopedia de 1907 souligne qu'« un regard sur la période d'occupation espagnole nous donne une bien piètre image de l'administration coloniale espagnole de l'époque, qui fut accusée d'avoir causé, par son attitude vis-à-vis des indigènes, l'extermination presque complète de ceux-ci. Cette grave accusation, si elle se révélait exacte, ne pourrait être absoute sous le prétexte que de telles conduites étaient courantes à cette époque, et qu'elles continuèrent d'être perpétrées pendant des années, de façon parfois plus résolue, par d'autres nations ». Ces allégations sont confirmées par l'histoire très détaillée de la Jamaïque espagnole que l'on doit à Francisco Morales Padrón.

 

Un repaire de pirates et boucaniers après 1655

En mai 1655, une expédition britannique menée par l'amiral William Penn et le général Robert Venables s'empare de l'île, encore peu peuplée, après avoir échoué à prendre Saint-Domingue. Les espagnols s'enfuient après avoir libéré leurs esclaves. Dispersés dans la jungle, ils créent des dizaines de villages secrets sur le versant nord des Blue Mountains (Jamaïque) où sera cultivé plus tard le café "Jamaica Blue Mountain" et dans le "Pays Cockpit", au sol calcaire recristallisé et dolomite, percé de dépressions en forme de bol et arrosé d'énormes précipitations. Pendant un siècle et demi, ces deux zones serviront, grâce à leurs nombreuses caches, de base arrière aux nombreuses révoltes d'esclaves marrons.

En 1657, l'amiral Robert Blake disperse la flotte espagnole. Le gouverneur de la Jamaïque invite les boucaniers, parmi lesquels beaucoup d'Irlandais de la Barbade, à s'établir à Port Royal, pour la défendre. En 1657 et 1658, les espagnols, venus de Cuba échouent dans leurs tentatives de reconquête de la Jamaïque, lors des batailles d'Ocho Rio et Rio Nuevo.

Les Britanniques s'installent dans l'ex-capitale espagnole, Villa ou Santiago de la Vega, rebaptisée "Spanish Town". Pendant sa reconstruction, Port Royal fait office de capitale, puis devient une importante base arrière pour la piraterie. Les deux principales activités de l'île sont la plantation de cacao, dispersée dans la jungle, et la flibuste. La Jamaïque devient la capitale des pirates, corsaires et boucaniers ayant créé des établissements dans la baie de Campêche pour le "bois de teinture". En 1659, les prises de courses atteignent le niveau record de 300 000 sterling.

 

La restauration de 1660 : l'arrivée des planteurs de la Barbade et du Suriname

La restauration anglaise de 1660 renchérit la spéculation immobilière à la Barbade, où une demi-douzaine de grands planteurs de sucre sont anoblis. Enrichis, les officiers supérieurs jacobites s'intéressent alors à d'autres îles et à la fourniture d'esclaves à l'Espagne catholique, à qui le Traité de Tordesillas interdit d'aller en Afrique.

Le roi Charles II crée en 1660 la Compagnie des aventuriers d'Afrique, en l'honneur de laquelle est frappée une pièce d'or, la guinée. La production de sucre de la Barbade dépasse déjà celle du Brésil. Chaque année, 200 navires en ramènent 15 000 tonnes à Londres. Sur cette île minuscule, la terre devient rare et chère. Les planteurs réclament la possibilité de s'étendre ailleurs. Plusieurs s'installent dès 1664 dans la Province de Caroline, menés par un ex-gouverneur de la Barbade.

Un autre ex-gouverneur de la Barbade, Thomas Modyford, est chargé par le roi Charles II d'enseigner l'art de planter la canne à sucre aux flibustiers de la Jamaïque, où il s'installe avec 700 esclaves et devient gouverneur. Il est nommé directeur de compagnie des aventuriers d'Afrique. Son frère, le colonel James Modyford, l'accompagne. Mais beaucoup de flibustiers ne désarment pas. Ils craignent que les espagnols ne volent leurs bateaux pour les empêcher de commercer avec les ports de la Nouvelle-Angleterre protestante, en Amérique du Nord.

En 1666, Thomas Modyford se fait mal voir par Charles II, à qui il tente d'expliquer qu'il risque de se mettre à dos les flibustiers et les pousser chez les Français de l'île de la Tortue et son gouverneur Bertrand d'Ogeron.

En 1670, les guerres anglo-néerlandaises obligent Londres à céder le Suriname aux hollandais : 1 200 autres colons anglais sont alors appelés par Thomas Modyford en Jamaïque pour développer le sucre. L'Espagne reconnaît à l'Angleterre la possession de la Jamaïque par le Traité de Madrid en 1670, pour l'encourager à se concentrer sur la guerre contre la Hollande, peu présente dans la Caraïbe, et occuper ainsi les flibustiers jamaïcains, qui créent une insécurité pour les espagnols et les planteurs de sucre.

Le gouverneur de la Jamaïque pousse alors les premiers planteurs de sucre à commercer avec la Virginie catholique, où des milliers de jacobites fidèles au roi Charles Ier s'étaient installés dès les années 1640, et où vient d'être votée la Loi virginienne de 1662 sur l'esclavage.

L'idée est aussi d'échanger des esclaves : à partir de 1670 la Virginie compte 2 000 esclaves noirs, travaillant le tabac. Les liens sont étroits aussi avec la Caroline du Nord, où s'étaient installés en 1663 les grands planteurs de la Barbade comme le Colonel Benjamin Berringer et John Yeamans et où le Docteur Henry Woodward développe la Traite des amérindiens de Caroline depuis 1670. Dès 1671, la Jamaïque, qui ne comptait que 500 esclaves en 1661, en importe plus d'un millier par an. Ce sera 8000 par an à partir de 1680.

Londres décide de briser les flibustiers en 1671, en nommant un nouveau gouverneur, le jacobite Thomas Lynch, planteur de sucre, négociant en esclaves et vétéran des guerres contre le parlement puritain. Son prédécesseur Thomas Modyford était accusé d'avoir toléré la flibuste et le raid sur Panama, organisé par le chef pirate Henry Morgan, au risque de gâcher le rapprochement avec l'Espagne.

L'année suivante, Henry Morgan est emprisonné à Londres. Puis il est libéré à la demande du roi Charles II et de son frère Jacques. Morgan, qui est proche d'un des oncles du roi, reçoit des terres et 126 esclaves, à condition de devenir planteur et de renier son passé de flibustier. Nommé ensuite gouverneur de la Jamaïque, il a pour mission de réduire l'activité des flibustiers. Il intentera même un procès en diffamation à William Dampier, l'un d'entre eux, qui a évoqué son passé de flibustier dans un livre.

 

La Jamaïque importe 8 000 esclaves par an entre 1680 et 1688

Alors que la Jamaïque comptait 500 esclaves en 1660, volés sur des bateaux espagnols, leur nombre atteint 10 000 au début des années 1670. La création en 1672 de la Compagnie royale d'Afrique vise à en importer plus, en bâtissant des forts sur le littoral de l'Afrique de l'Ouest : entre 1672 et 1713, en quarante ans, la compagnie y embarque 125 000 esclaves dont 25 000 décèdent lors de la traversée. Malgré ces pertes, sa rentabilité est estimée à 12 % par an. La moitié des déportations de ces trente années s'est faite en huit ans, de 1680 à 1688, pendant lesquels la Compagnie royale d'Afrique a prélevé 61 000 personnes sur les côtes d'Afrique, à bord de 194 navires. Mais 23,8 % des captifs sont morts au cours de la traversée.

La population de la Jamaïque affiche alors la plus forte croissance au monde. La Couronne britannique, craignant les révoltes, incite aussi les capitaines de navires à importer des blancs, dès 1682, en leur accordant une gratification de 168 livres pour ceux venant d'Angleterre, 135 livres pour les Irlandais et 78 livres pour ceux venant d'Amérique. Pourtant, la Jamaïque ne compte que 40 000 esclaves en 1700, pas plus que la Barbade, 20 000 autres étant répartis entre les îles anglaises de Saint-Vincent et Montserrat.

Principal frein au développement du sucre, les pirates qui se réfugient dans les multiples criques de Saint-Domingue, se mêlant aux flibustiers français et créant de l'instabilité. Par ailleurs, de nombreux hollandais ont rejoint les pirates, même si leur pays a été refoulé vers le Suriname. La flibuste s'internationalise. En 1684, lors des grands raids pirates sur Panama, elle compte 17 navires et 3 000 hommes rien qu'à Saint-Domingue.

Après 1688, la Glorieuse Révolution britannique déclenche la guerre de la Ligue d'Augsbourg contre la France, fragilisant les plantations jamaïcaines. L'expédition de la Jamaïque est organisée en 1694 par le gouverneur de Saint-Domingue Jean-Baptiste du Casse, directeur de la Compagnie du Sénégal, qui rapporte de l’indigo et 3 000 esclaves à Saint-Domingue, où il lance ainsi la production sucrière, trois ans avant la paix de Ryswick. Le désarmement les flibustiers finit par aboutir. En 1700, la plupart ont fui : refoulés à Belize et aux Bahamas pour les anglophones, sédentarisés au Panama pour ceux de la Colonie française du Darién.

 

La puissance sucrière éclipsée par la rivale Saint-Domingue

Bien que la production sucrière ait commencé vingt ans plus tôt en Jamaïque, la rivale française Saint-Domingue domine le marché du sucre dès 1700, dès que l'effort de désarmement des flibustiers porte ses fruits. La Jamaïque profite alors d'une plus grande stabilité, mais la Royal Navy, en pleine expansion, coûte de plus en plus cher à entretenir : un quart des recettes publiques britanniques. Londres cherche donc des financements.

En 1705, le sucre roux est taxé à hauteur de 342 %, un niveau jugé prohibitif. Entre 1688 et 1713, les impôts passent de 3 % à 9 % du PIB britannique. La Jamaïque est la première victime de la hausse des impôts indirects, lors de la création d’un "board des colonies" en 1696, qui se traduit par l'embauche progressive de 6 900 agents du fisc, chargés de contrôler des taxes élevées, en particulier sur les réexportations de sucre.

Le Sugar and Molasses Act de 1733, puis le Sugar Act de 1764 vont cependant alléger la note. L'année 1734 voit la reprise de l'essor sucrier en Jamaïque : la production passe de 12 millions de livres à 40 millions soixante ans plus tard. Mais le retard sur Saint-Domingue est loin de se combler. Même à ce moment-là, la Jamaïque sera jugée beaucoup moins productive : son sol est sablonneux, les taxes plus élevées, les planteurs très endettés, faute de capital de départ. Au XVIIIe siècle, la rentabilité, après impôt, des plantations jamaïcaines est deux à trois fois plus faible que celles de Saint-Domingue. Dernier facteur mais non des moindres, les révoltes d'esclaves y sont favorisées par l'existence d'un sanctuaire, dans la région du "Pays Cockpit".

La révolution haïtienne qui débute à Saint-Domingue (colonie française) en 1791 redonne un avantage à la Jamaïque, qui devient premier producteur mondial de sucre en 1810, année où sa population d'esclaves noirs dépasse 350 000 personnes, avant que l'abolition de la traite négrière de 1807 ne stoppe le mouvement. À la fin de la décennie 1790, l'ensemble des îles de la Caraïbe anglaise font immigrer 19 000 par an esclaves noirs, dont les deux tiers en Jamaïque.

 

Une île lourdement taxée et menacée par les révoltes

En 1766, alors que les colonies d'Amérique du Nord se plaignent aussi de taxes élevées, le droit fiscal de 4,5 % sur les exportations de sucre jamaïcain hors d'Angleterre est supprimé, une dizaine d'années après que la France ait au contraire créé une taxe sur les esclaves : Londres veut ainsi dissimuler le "problème jamaïcain", le retard sur la France dans la production de sucre, et encourager des Blancs à s'installer. En 1818, à l'apogée du sucre jamaïcain, la population noire est de 160 000 personnes, pour 8 000 Blancs, un ratio de un à vingt, plus faible qu'à Saint-Domingue (un à trente).

Les esclaves jamaïcains, connus sous le nom de Marrons, se révoltèrent plus d'une douzaine de fois entre 1673 et 1832 et établirent des communautés indépendantes d'où il était impossible de les défaire, comme il le fut démontré lors d'importantes expéditions militaires anglaises des années 1730 et 1790. L'une des communautés fut cependant expulsée dans les années 1790 et forma une partie du noyau de la communauté créole du Sierra Leone. Le gouvernement colonial embaucha des "Marrons" pour les capturer.

Vers 1800, les Anglais se servirent également de 10 000 jamaïcains libres de couleur pour maintenir leur mainmise. À Noël 1831, une révolte de grande ampleur, connue sous le nom de Baptist War, éclata. 60 000 des 300 000 esclaves de l'île se soulevèrent. Il s'agissait à l'origine d'une grève pacifique menée par le baptiste Samuel Sharp. La rébellion fut matée dix jours plus tard, début 1832, par la milice des planteurs et les garnisons britanniques.

Suite aux pertes matérielles et humaines provoquées par cette révolte, le Parlement britannique ouvrit deux enquêtes dont les conclusions allaient grandement contribuer à l'abolition de l'esclavage dans tout l'empire britannique, le 1er août 1834. Les esclaves jamaïcains restèrent liés à leurs anciens propriétaires, mais avec une garantie des droits sous ce qui s'appelait Apprenticeship System. La population libérée dut pourtant toujours faire face à des conditions de vie très difficiles, ce qui provoqua la rébellion de Morant Bay en octobre 1865, menée par George William Gordon et Paul Bogle. Elle fut brutalement réprimée, à la suite de quoi l'Assemblée de l'île renonça à son autorité. Ainsi, la Jamaïque acquit-elle le statut de colonie de la Couronne. La production de sucre diminua en importance à la fin du XIXe siècle pour être concurrencée par celle de la banane. En 1872, la ville portuaire de Kingston étant bien plus grande et plus raffinée que Spanish Town située à l'intérieur des terres, accéda au statut de capitale.

L'établissement du statut de Colonie de la Couronne favorisa, pendant quelques décennies, le développement d'une classe moyenne comprenant des fonctionnaires subalternes et des officiers de police issus du peuple, dont la promotion sociale et politique avait été bloquée jusque là. La grande dépression eut un impact significatif sur la classe moyenne émergente et sur la classe ouvrière des années 1930. Au printemps 1938, les travailleurs du sucre et ceux du port se révoltèrent dans toute l'île. Bien que réprimée, la révolte entraîna des changements significatifs, telle que l'émergence du syndicalisme et du pluralisme politique.

 

L'indépendance

La Jamaïque gagna son autonomie au milieu des années 1940. Le People's National Party (PNP) fut fondé en 1938 et son principal rival, le Jamaica Labour Party (JLP), cinq ans plus tard. Les premières élections au suffrage universel eurent lieu en 1944. La Jamaïque rejoignit en 1958 neuf autres territoires britanniques au sein de la Fédération des Indes occidentales, organisation dont elle se retira en 1961, les électeurs ayant choisi de renoncer à cette alliance. L'indépendance obtenue le 6 août 1962, la Jamaïque demeura membre du Commonwealth.1

 

Le sucre, source d’amère pauvreté

Évidemment, l’indépendance politique ne signifiait nullement l’indépendance par rapport au marché mondial ou par rapport aux capitalistes britanniques. Le seul changement visible fut la perte d’influence de ceux-ci vis-à-vis de leurs rivaux américains. Si la Jamaïque avait connu, juste après la guerre, une courte période d’accroissement de ses exportations, chacune des crises qui secouèrent le marché mondial par la suite la frappa de plein fouet, car l’économie jamaïcaine ne réussit jamais à se diversifier ou à s’industrialiser de façon significative. En conséquence, la Jamaïque connut le sort de tous les pays pauvres : un niveau d’endettement insupportable, les diktats des bailleurs de fonds occidentaux ainsi que l’austérité et la pauvreté qui en résultent pour la population.

Avant la guerre, la principale exportation du pays avait été le sucre de canne. Mais après la guerre, avec le développement d’une industrie européenne (subventionnée) de la betterave à sucre, les exportations jamaïcaines ne purent se maintenir que grâce aux avantages concédés d’abord par la Loi sur le sucre adoptée par le Commonwealth en 1951, puis par le texte européen qui la remplaça, le Protocole sur le sucre de la Convention de Lomé. Selon ces accords, la Jamaïque et d’autres îles des Caraïbes devenaient des partenaires privilégiés de la Grande-Bretagne et des autres anciennes puissances coloniales européennes, bénéficiant de quotas et de prix garantis. Cela signifie dans les années 2000 que le sucre est encore acheté à la Jamaïque trois ou quatre fois plus cher que son cours sur le marché mondial. Évidemment, les États impérialistes n’ont pas agi ainsi pour acquitter une quelconque « dette » héritée du temps des colonies. Ils souhaitaient simplement protéger les capitalistes qui avaient investi dans le sucre des Caraïbes, comme Tate and Lyle. Dans le cas de la Grande-Bretagne, s’ajoutait le fait que la plus grande partie du sucre n’était pas raffinée sur place, mais dans des raffineries britanniques.

Ces mesures ont sans doute protégé jusqu’à un certain point les exportations de sucre de la Jamaïque, mais elles ont entretenu les effroyables conditions de travail liées à la production intensive dans les plantations conditions qui se sont perpétuées jusqu’à nos jours. La productivité était et est toujours très basse, étant donné l’absence d’investissements en matériel moderne ou en infrastructures. En 2002, alors que le secteur sucrier reste le plus gros employeur de l’île, avec 35 000 emplois directs et 15 000 emplois induits, il ne représente que 13,9 % du total de la production agricole et 1 % du produit intérieur brut. Le peu de richesses qu’il crée est accaparé par les grandes compagnies qui possèdent et contrôlent l’industrie sucrière, en particulier par son principal brigand, Tate and Lyle.

Comparées aux énormes profits engrangés par Tate and Lyle, les conditions faites aux travailleurs de la canne sont effarantes. Au début des années 2000, un coupeur de canne gagne au maximum 30 livres par semaine (environ 40 euros) et il faut tenir compte du fait que la plupart des articles de « grande consommation » coûtent plus cher en Jamaïque qu’en Europe. Sur les 460 foyers que compte Gaythorne, un village situé sur les terres de la plantation Trelawny, seuls 60 % ont l’électricité et 40 % disposent d’un robinet d’eau dans la cour. Pour reprendre les termes d’une travailleuse de la canne de cinquante-cinq ans domiciliée à Gaythorne, cités dans une enquête sur le sucre en Amérique latine : « Ils nous font travailler dur et après il ne nous reste que nos mains calleuses ».

D’autre part, l’existence des plantations et du système de propriété foncière qui en découle signifie qu’une bonne partie de la terre cultivable n’est pas disponible pour d’autres types de cultures. Ainsi, le protectionnisme s’est révélé être une arme à double tranchant pour l’économie jamaïcaine, en réservant les meilleures terres à la monoculture de la canne et en perpétuant la pauvreté endémique qui règne sur les plantations. La Jamaïque continue à dépendre des anciens maîtres de la colonie ainsi que des moindres décisions des actionnaires de sociétés comme Tate and Lyle.

 

Aluminium et impérialisme

En Jamaïque, la production de bauxite commença il y a un demi-siècle, à l’initiative de compagnies américaines et canadiennes. Aujourd’hui, deux d’entre-elles sont toujours présentes (Alcoa et Kaiser, américaines toutes les deux), auxquelles se sont ajoutées la compagnie norvégienne Norsk-Hydro et la société suisse Glencore. Bien qu’un petit nombre d’usines d’aluminium aient été construites après l’indépendance, la plus grande partie du minerai est exportée sans avoir subi aucun traitement. Ce secteur a toujours été hautement mécanisé et n’a jamais compté pour plus de 1 % des emplois. Il n’a donc jamais vraiment bénéficié à l’économie locale, même après l’imposition d’une taxe sur l’extraction de minerai en 1970. Au cours de ces dernières années, cette industrie qui semblait promise à un brillant avenir a reculé au second rang, derrière le tourisme, à la suite de la chute du cours mondial de l’aluminium. Mais ce n’est évidemment pas le tourisme qui pourra résoudre les problèmes de l’économie de la Jamaïque, car la majorité des hôtels et des centres de séjour appartient à des chaînes multinationales qui rapatrient leurs profits.

Comme cela s’est fait dans de nombreux pays du Tiers monde, les gouvernements successifs de la Jamaïque ont tenté de trouver sur le marché mondial un créneau à occuper pour les petits capitalistes locaux. Ils ont élaboré des plans de développement et de diversification qui exigeaient des capitaux qu’ils n’avaient pas. Ils ont donc courtisé les investisseurs étrangers afin d’obtenir les miettes qu’ils consentent parfois à laisser aux capitalistes locaux, leur offrant en échange de réduire leurs impôts et de maintenir les salaires au plus bas. Cela a été le cas, par exemple, dans le secteur de la confection qui s’est considérablement développé à Kingston et dans d’autres villes. Mais les entreprises ainsi favorisées ne travaillaient que pour l’exportation et leurs profits, qui sont à peine taxés, prennent eux aussi le chemin de l’étranger.

De plus, il est impossible de choisir le type d’industrie qui acceptera de se délocaliser dans l’île. Tout espoir d’utiliser ce système pour favoriser une industrie utile et bénéfique au développement du pays est donc vain. S’ajoutant à l’accaparement des terres par les plantations de canne à sucre, cette politique s’est traduite par une dépendance accrue des importations, qui entraîne à son tour une hausse phénoménale du coût de la vie pour une population qui n’a aucun accès à la terre.

En d’autres termes, en dépit du nationalisme de ses dirigeants et de son « indépendance », la Jamaïque possède une économie qui sert d’appoint aux économies des pays riches. En 2002, à l’exportation, les États-Unis contrôlaient 99 % de la confection et 9 % du sucre, le Canada, 30 % de la bauxite, et la Grande-Bretagne, 83 % du sucre. L’économie du pays est complètement défigurée par ce type de relations et reste tout aussi dépendante qu’elle l’était avant l’indépendance.

 

Des partisans de l’impérialisme aux pseudo anti-impérialistes

La population pauvre n’est jamais restée passive face à l’exploitation et à la pauvreté. La population urbaine se trouve essentiellement à Kingston, la capitale, qui compte 750 000 habitants. Elle a une longue tradition de luttes spontanées et très dures contre les hausses de prix, la répression et autres mesures impopulaires. Malheureusement, à de nombreuses reprises, elle s’est vue contrainte, comme la classe ouvrière britannique, d’avoir à choisir entre deux partis dont le langage pouvait paraître différent mais dont les politiques étaient au fond les mêmes.

Les émeutes de 1968 ont marqué la première crise importante à laquelle le gouvernement JLP a eu à faire face après l’indépendance. Ces émeutes, connues sous le nom de Rodney riots, se sont produites quand Walter Rodney, un Guyanais de vingt-six ans, enseignant à l’université de Kingston, s’est vu interdire l’entrée du territoire à son retour d’une conférence d’écrivains tenue à l’étranger. Rodney, s’inspirant du marxisme et de la politique des Panthères Noires des USA, en était arrivé à défendre l’idée d’un changement révolutionnaire. Ses discours avaient enflammé l’imagination des étudiants jamaïcains et de la jeunesse des ghettos. À un moment où l’agitation gagnait un certain nombre de couches sociales, Rodney apparaissait comme un dangereux « agitateur » aux yeux du gouvernement anticommuniste du JLP.

Mais les étudiants répliquèrent par une manifestation de soutien à Walter Rodney. Elle se transforma rapidement en émeute accompagnée de pillages auxquels participèrent les travailleurs et chômeurs de Kingston, qui y virent l’occasion d’exprimer leur mécontentement envers le gouvernement.

Cette réaction de la population pauvre de Kingston n’avait rien de surprenant. L’économie jamaïcaine avait progressé au rythme de 6 % par an de 1960 à 1968, en grande partie grâce à la production de bauxite, mais la part de la richesse nationale revenant aux 40 % les plus pauvres était tombée de 7,2 % à 5,4 % entre 1958 et 1968 et le chômage avait doublé, passant de 12 % à 24 %. De leur côté, les 21 familles qui possédaient la plus grande partie des terres au moment de l’indépendance avaient gardé un contrôle presque absolu sur l’économie, y compris sur les industries qui venaient de se créer en Jamaïque.

À l’approche des élections de 1972, Michael Manley, qui avait remplacé son père à la tête du PNP, tenta de se servir du mécontentement des masses pauvres. Il joua au leader populiste, proche de l’électorat, en phase avec la culture rastafari et la protestation symbolisée par le reggae. Il fit toutes sortes de promesses : études secondaires gratuites, logements corrects à bon marché, créations d’emplois, redistribution de la terre aux paysans, réorganisation complète du système économique visant à réduire le rôle des multinationales par une série de nationalisations. Michael Manley disait à l’époque : « La richesse du pays doit être utilisée au profit de tous et doit être redistribuée équitablement ». Ce langage trouvait évidemment un écho auprès de la population pauvre et le PNP remporta une écrasante victoire aux élections.

Michael Manley alla encore plus loin dans son radicalisme de façade en adoptant une phraséologie de type socialiste, même s’il s’agissait d’un socialisme un peu particulier. Pour lui, en effet, le socialisme, c’était « le christianisme en action ». Il disait aussi, plus simplement : « Le socialisme, c’est l’amour » !

Mais son radicalisme était calculé de manière à n’effrayer ni la bourgeoisie locale ni l’impérialisme. En réalité, la revendication d’une intervention plus vigoureuse de l’État dans l’économie émanait de la bourgeoisie jamaïcaine elle-même, qui voulait tout simplement une plus grosse part du gâteau. Ce que Manley avait véritablement en tête, c’était, pour utiliser ses propres termes, une « troisième voie », entre Cuba et l’entreprise privée. Il affirmait par exemple qu’« une fois assurés certains besoins prioritaires, relatifs aux ressources humaines, à l’infrastructure et à certains secteurs stratégiques de l’économie, l’entreprise privée reste le meilleur moyen de produire tous les autres biens et services ».

Manley se montra fin calculateur quand il décida de rejoindre le mouvement des pays non-alignés (une tentative illusoire des pays du tiers monde d’échapper à l’emprise de l’impérialisme en jouant sur la rivalité qui opposait les deux blocs au moment de la guerre froide) et d’établir des relations plus étroites avec Castro. En même temps, il fit ce qu’il fallait pour convaincre les États-Unis qu’il n’était pas question pour lui de changer quoi que ce soit aux liens noués entre la Jamaïque et les USA. En fait, la politique de Manley vis-à-vis de Castro différait assez peu de celle de son prédécesseur du JLP, qui avait toujours maintenu des liens diplomatiques avec Cuba. Après tout, à 160 km de ses côtes, Cuba est le proche voisin de la Jamaïque ; beaucoup de Jamaïcains y travaillaient, notamment à la base américaine de Guantanamo.

La phraséologie radicale de Manley avait l’assentiment de la bourgeoisie. C’est ce que montra le fait que, en 1974, l’équipe nommée par le gouvernement pour négocier avec les multinationales de l’aluminium un certain nombre de réformes réunissait les hommes les plus riches du pays. Ces réformes comprenaient, entre autres, une revalorisation des redevances touchées par le gouvernement pour l’exploitation de la bauxite et une participation à hauteur de 51 % dans les activités des compagnies d’aluminium. Les compagnies commencèrent par refuser. Manley institua alors une taxe de 7,5 % sur la bauxite. Peu après, les compagnies acceptèrent de vendre à l’État 51 % de leurs installations et de leurs propriétés foncières au prix du marché. Pour elles, il s’agissait en réalité d’une bonne affaire : une bonne partie de leurs propriétés (13 % de la superficie du pays) ne contenait pas de bauxite. Quant à la taxe, elles se bornèrent à la répercuter sur leurs prix. Manley leur permit de continuer à jouer un rôle clé dans les nouvelles sociétés mixtes, et la mainmise des multinationales sur la transformation de la bauxite en aluminium et sur sa commercialisation à l’étranger leur garantit qu’elles ne perdaient pas au change.

Il ne s’agissait pas là des nationalisations massives promises par Manley. Mais il y en eut quand même, en particulier celles des compagnies de bus, de téléphone et d’électricité étrangères rachetées à bon prix. Toutes ces « nationalisations », totales ou partielles, créèrent de nombreux postes bien payés pour les membres de la bourgeoisie locale, et plus particulièrement pour la clientèle du PNP.

Le cas de l’industrie sucrière fut un peu différent. Depuis le début des années soixante-dix, le secteur avait été en crise, malgré le système protectionniste en vigueur. Quand Manley décida de « nationaliser » trois plantations contrôlées par des capitaux étrangers, il ne fit que devancer le souhait des entreprises propriétaires, qui avaient probablement décidé de se désengager de toute manière. Manley confia ensuite ces plantations déficitaires à des coopératives agricoles créées pour l’occasion ; ne disposant pas des capitaux qui leur auraient permis d’améliorer ou de diversifier la production, celles-ci ne durèrent guère plus de six ans. Entre-temps, les exportations de sucre avaient diminué de moitié et l’industrie se retrouva complètement dépendante des subventions gouvernementales pour sa survie. Néanmoins, la cession de ces plantations aux coopératives agricoles, bien qu’en grande partie symbolique, fit beaucoup pour la popularité de Manley auprès de la population pauvre des campagnes.

Le « socialisme » tel que le concevait Manley se traduisit tout autrement pour la classe ouvrière. Sa « Loi sur les conflits et les relations dans l’entreprise » était presque identique à la loi anti-grève adoptée sous le gouvernement britannique conservateur d’Edward Heath en 1971. Puis, en 1974, la « Loi sur les armes à feu », votée à la suite du meurtre d’un certain nombre de personnalités de l’île, créa un nouveau tribunal chargé de juger en moins d’une semaine quiconque était trouvé en possession d’une arme ; toute personne déclarée coupable était condamnée à une détention de durée indéterminée sans possibilité de faire appel. Il s’agissait pour Manley de faire un geste en direction des riches Jamaïcains, devenus hystériques devant la montée des agressions contre leurs biens et leurs personnes. Cette loi, prétendument dirigée contre les gangsters, fut utilisée par la suite pour justifier la répression et le harcèlement policiers dans les ghettos pauvres.

Manley réussit quand même à sortir victorieux de l’élection de 1976, augmentant même sa majorité au parlement grâce aux votes de la classe ouvrière et des chômeurs. Mais cette fois, il ne bénéficiait plus du soutien des milieux d’affaires jamaïcains. Ceux-ci avaient récolté les fruits des mesures économiques de Manley et commençaient à s’impatienter devant ses discours populistes à l’adresse des pauvres. Pour eux, le temps était venu de mettre un terme aux mesures sociales, aux coopératives agricoles, etc. ; à leurs yeux, tout cela coûtait trop cher à l’État et entretenait des illusions dangereuses parmi la population pauvre. D’autre part, les sanctions imposées à la Jamaïque par l’impérialisme et les compagnies étrangères en représailles contre les mesures populistes prises par Manley privaient la bourgeoisie locale d’une partie de ses revenus. En effet, en réaction à la décision de Manley de taxer la bauxite, les compagnies d’aluminium avaient réduit leurs exportations d’un tiers tandis que l’aide américaine était, elle, réduite de 80 %, restreignant d’autant les capitaux étrangers disponibles dans le pays.

Ces sanctions, jointes à la crise économique qui frappait alors le marché mondial, entraînèrent la ruine de l’économie jamaïcaine au cours des huit années du gouvernement Manley. À la fin de son deuxième mandat, le produit intérieur brut avait chuté de 16 %, le chômage était en hausse de 31 % et l’inflation atteignait les 320 %. Faute de capitaux, les programmes sociaux (logements, travaux publics, etc.) lancés par Manley furent abandonnés.

 

Loyal sujet de sa majesté l’impérialisme

En 1979, Manley adressa une demande de prêt au Fonds monétaire international (FMI). Le FMI répondit en lui demandant, en échange, de procéder à un très sévère « ajustement structurel » comprenant une dévaluation de la monnaie, le gel des salaires, des licenciements massifs dans la fonction publique, la réduction des subventions de l’État et des dépenses liées aux services publics. Devant de telles exigences, Manley interrompit les négociations avec le FMI et organisa des élections en octobre 1980.

Ces élections furent marquées par de nombreux affrontements, avec la participation massive des gangs. Au moins 700 personnes furent tuées. Ce carnage ainsi que la situation catastrophique du pays déterminèrent pour une bonne part l’issue du scrutin. Le PNP ne remporta que neuf des 60 sièges à pourvoir et Edward Seaga, le leader du JLP, devint Premier ministre.

Seaga était connu pour ses discours anticommunistes. Il commença son règne en acceptant toutes les conditions du FMI, en renégociant les termes de l’aide américaine et en rompant les relations diplomatiques avec Cuba. Il proposa même que la Jamaïque fasse partie des États-Unis en tant qu’« État associé », avec un statut similaire à celui de Porto Rico. En 1983, il fut l’un des rares chefs d’État des Caraïbes à soutenir l’invasion de la Grenade par les États-Unis, fournissant même des troupes pour aider l’armée américaine.

Seaga fut bien sûr récompensé pour ses bons et loyaux services. Entre 1981 et 1984, l’aide américaine atteignit 495 millions de dollars, c’est-à-dire deux fois plus qu’au cours des vingt-quatre années précédentes ! Mais ni cette aide, ni les mesures de Seaga portant sur l’ouverture aux capitaux étrangers ou la suppression des taxes et des prélèvements n’empêchèrent l’économie de péricliter. Les exportations de bauxite continuèrent à décliner et le chômage à augmenter ; la dette extérieure doubla et l’inflation repartit à la hausse. Seaga décida alors d’organiser des élections anticipées, estimant que trois ans seulement après sa cuisante défaite, le PNP n’était pas prêt à relever le défi. Le PNP décida de boycotter ces élections et Seaga fut réélu pour un nouveau mandat de cinq ans.

En 1985, une hausse du prix du carburant provoqua des émeutes dans les rues de Kingston, des barrages routiers et des barricades furent érigés et les travailleurs déclenchèrent une grève générale qui dura une semaine et subit une répression brutale, laissant cinq morts parmi les grévistes.

En 1989, le PNP revint au pouvoir avec Manley à sa tête. Il avait, semblait-il, tout oublié de son nationalisme radical d’autrefois. Son programme faisait la promotion de la libre entreprise et prônait de bonnes relations avec le FMI et les États-Unis. Il rétablit les liens avec Cuba, mais cela ne gênait pas le moins du monde Washington. Et quand, en 1992, Percival Patterson remplaça Manley au poste de Premier ministre, 300 sociétés du secteur public et des services publics étaient d’ores et déjà prêtes à être privatisées.

En 1993, de nouvelles élections eurent lieu sur fond de violences et de meurtres. La participation ne dépassa pas les 58 %, ce qui reflétait sans doute le désintérêt qui s’était répandu parmi ceux dont le niveau de vie s’était encore détérioré. Le PNP revint au pouvoir pour un nouveau mandat et poursuivit la « libéralisation » de l’économie. L’industrie sucrière assista au retour de Tate and Lyle, Fyffes réapparut dans la culture de la banane et Cable and Wireless racheta la compagnie publique de téléphone. Mais en 2001, les chemins de fer et la compagnie publique d’électricité attendaient toujours un acheteur. Bref, on ne peut pas vraiment dire que la privatisation ait été un succès.

 

Au bout de l’impasse nationaliste : la loi des gangs et la pauvreté

En juillet 2001, de violents affrontements ont éclaté à Kingston, la capitale, suite à un raid policier contre des gangs de trafiquants de drogue opérant à Tivoli Gardens qui est, contrairement à ce que ce nom évoque, un ghetto pauvre de l’ouest de Kingston.

En trois jours à peine, les affrontements firent au moins 27 morts, y compris des femmes et des enfants tués par des balles perdues, ainsi que trois policiers. Pendant les jours suivants, les corps des victimes restèrent dans les rues, car quiconque tentait de s’en approcher risquait d’être pris dans les tirs échangés entre les recoins des murs de tôle ondulée de Tivoli Gardens et un immeuble désaffecté où la police s’était retranchée.

Même après l’intervention de l’armée, de ses blindés et de ses hélicoptères, envoyés par le Premier ministre, Percival J. Paterson, pour rétablir l’ordre, des gangs armés restèrent maîtres de certains secteurs de la ville. Il y avait de nombreux barrages routiers et les habitants, craignant d’être blessés ou arrêtés, ne sortaient plus de chez eux, même pour aller chercher à manger. Au point que la Croix Rouge dut intervenir et distribuer des rations d’urgence.

La justification officielle de l’intervention de la police puis de l’armée était la lutte contre la drogue, l’une des plus importantes sources illégales de revenus et d’« emplois » dans cette ville déshéritée. « Le gouvernement ne peut pas rester les bras ballants et laisser les criminels rançonner impunément cette ville », a déclaré le Premier ministre. Évidemment, les batailles que se livrent sporadiquement les gangs rivaux ne sont pas bonnes pour le tourisme qui, en tant que principale source de revenus de l’île, reste la priorité du gouvernement.

Mais, comme l’a rapporté la presse, la majorité des habitants voyait les choses différemment. Selon une femme qui avait dû se jeter sur le sol de sa cuisine pour échapper aux balles qui traversaient les murs de son logis : « Ça, ça veut dire que les élections approchent ».

Un habitant d’un quartier pauvre surnommé « The Bumps » (les cahots) qui avait été arrêté puis amené, avec 200 autres personnes, dans un centre de détention où il avait été frappé à coups de crosse de fusil, déclara aux journalistes : « Je pense que c’est une guerre contre nous, les habitants de Tivoli Gardens et Denham Town. » À son avis, les opérations étaient avant tout dirigées contre le fief de « Daddy » Seaga.

Ce secteur de Kingston est en effet la circonscription d’Edward Seaga, le leader du Jamaica Labour Party (JLP, Parti Travailliste de Jamaïque) et ancien Premier ministre, alors dans l’opposition. Il n’est pas impossible que ces batailles rangées aient opposé, en fait, les gangs qui soutiennent le JLP et les forces de l’ordre au service du People’s National Party (PNP, Parti National Populaire) au pouvoir.

En Jamaïque, et plus particulièrement dans les ghettos de Kingston, le recours aux armes et aux émeutes n’est pas chose nouvelle. Il n’est qu’un sous-produit de l’effroyable dégradation de la situation sociale liée à l’aggravation de la pauvreté. Entre 1998 et 2001, on a compté un millier de morts par an. Les leaders politiques des deux principaux partis sont, eux aussi, passés maîtres dans l’art d’avoir recours à la violence pour défendre leurs intérêts électoraux. Et si l’on en juge par ce qui s’est passé lors des précédentes consultations électorales, on peut penser qu’ils étaient déjà à l’œuvre et qu’ils recrutaient les gangs des quartiers défavorisés pour faire leur sale boulot à l’approche des élections législatives, qui devaient avoir lieu dans les prochains mois.

Avec leur nationalisme étriqué, les principales forces politiques de la Jamaïque et du reste des Caraïbes ont enfoncé leurs populations dans la pauvreté et le gangstérisme politique. Aucune des tentatives pour créer une « communauté caraïbe », que ce soit la Fédération proposée un temps par les Britanniques ou les regroupements calqués sur l’Union européenne (CARIFTA et CARICOM), n’a réussi à ralentir le processus d’appauvrissement de la population. Les bourgeoisies locales et les États à leur service défendent leurs privilèges de parasites et agissent soit en larbins déclarés de l’impérialisme comme Seaga, soit en démagogues populistes comme le Manley des années soixante-dix.

Cette situation est d’une cruelle ironie. Les forces nationalistes doivent leur existence aux luttes passées de la population pauvre ; et c’est cette même population qui paye aujourd’hui de son appauvrissement catastrophique le prix de la politique nationaliste.2

 

 

Le poids de la dette

Le nœud coulant de la dette n’en finit pas de se resserrer autour du peuple jamaïcain. Pour preuve, le service total de la dette (interne et externe) absorbe plus de 64 % du budget 2003/2004 du gouvernement Patterson, contre seulement 9 % pour l’éducation et 4 % pour la santé. En d’autres termes, la Jamaïque consacre au remboursement de sa dette sept fois plus qu’à son système éducatif et seize fois plus qu’aux dépenses de santé. Les sommes à débourser sont tellement considérables que plus de 44 % de ce budget devra faire l’objet de nouveaux emprunts. La dette est devenue perpétuelle.3

 

 

Émigration

La Jamaïque est un pays d'émigration massive. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, de nombreux Jamaïcains émigrèrent en Amérique centrale, à Cuba et en République dominicaine pour trouver du travail dans les plantations de bananes et de canne à sucre. Dans les années 1950 et 1960, le Royaume-Uni devint leur principale destination, jusqu'en 1962, date à laquelle il réduisit ses quotas. Les principaux flux se concentrent dès lors vers les États-Unis et le Canada. Environ 20 000 Jamaïcains émigrent chaque année aux États-Unis et 200 000 autres s'y rendent en visite. New York, Miami, Chicago et Hartford comptent parmi les villes américaines qui abritent une importante population jamaïcaine. Les envois de fonds des communautés d'émigrés jamaïcains aux États-Unis, au Royaume-Uni, et au Canada contribuent de façon croissante et significative à l'économie de l'île.4

 

 

Kingston, poudrière des Caraïbes

La Jamaïque peace de Bob Marley et de la fumette est un mythe. La violence a toujours été constitutive de l'île.

Dans notre imaginaire, la Jamaïque est indéniablement jaune, verte et noire, vibre au son du reggae et évolue dans des effluves embrumées. Rasta Rockett retraçait l'histoire de la première équipe jamaïcaine de bobsleigh, à coup de « Balance man... Cadence man... Trace la glace... C'est le bob man, Cool Rastaaaaa !!! » ne s'épargnant pas certains clichés sur les rastas et les noirs désorientés par le climat des sports d'hiver. Sur Facebook, les groupes « Maman, d'où ils viennent les nuages ? bah de la Jamaïque mon fils » et « C'est décidé je plaque tout et j'élève des pingouins rasta en Jamaïque » rassemblent à eux seuls 240.000 fans.

Spécialiste de Bob Marley, la Jamaïcaine Léonie Wallace estime que l'image de son pays —« où il fait bon vivre, où l'on peut écouter du reggae et fumer des pétards », a été créée de toutes pièces par les étrangers. Si elle fût le berceau des rastafariens et de leurs dread-locks, la Jamaïque « peace and love » n'a en réalité jamais existé. Contrairement aux idées reçues, la consommation de marijuana n'y est certainement pas libre. Et bien que la plante soit cultivée abondamment sur l'île, sa consommation y est punie d'emprisonnement depuis 1913.

Ni même dans les années 1970, alors que Bob Marley entonnait « Rastaman vibration yeah ! I and I vibration yeah ! » sur le rythme de Positive vibration (1976) et que les hippies se remettaient doucement de Woodstock, la Jamaïque n'a été cette île paradisiaque que l'on décrit. Pourtant, dans les rues de Kingston comme dans les paroles du chanteur des Wailers, perçu comme « exotique » depuis les States, la violence était déjà omniprésente.

La chanson Ambush in the night de l'album Survival (1980) en est particulièrement représentative.

Regarde-les se battre pour le pouvoir
Mais ils ne connaissent pas l'heure
C'est pour ça qu'ils s'imposent
Avec leur armes, leur pièces de rechange et leur argent
Ils essayent de rabaisser notre intégrité
Ils disent que ce que nous savons
C'est juste ce qu'ils nous enseignent
À chaque fois qu'ils peuvent nous atteindre
Grâce à leur stratégie politique
Ils nous laissent affamés
Et lorsque tu veux manger
Ton frère doit être ton ennemi

 

L'histoire de l'île, une histoire de violence

La Jamaïque a toujours été un pays au climat tendu, aux affrontements fréquents et ce, depuis que Christophe Colomb y a débarqué en 1494. Mais si l'on ne découvre que dernièrement l'autre revers de la médaille, ça n'est, pour les spécialistes du pays, qu'un changement de perception euro-centriste. Comment expliquer cette ignorance ?

D'abord parce qu'un pays n'a aucun intérêt à crier sur tous les toits que s'érigent des barricades dans ses ghettos et que sa capitale est l'une des plus dangereuses au monde. Surtout s'il mise sur le tourisme pour son développement : le Premier ministre Bruce Golding n'a de cesse d'insister dans ses communiqués officiels pour signifier que les affrontements ont lieu à Kingston et non près des plages de sable fin aux eaux turquoises où se sont rendus près de 2 millions de touristes en 2009, selon le Global Travel and Tourism Partnership.

« Nous sommes des gens en colère, et l'avons toujours été ». Depuis l'esclavage dans les plantations de canne à sucre aux 889 morts des élections de 1980, la société jamaïcaine s'est construite sur de très profondes divisions sociales et d'origine. Et pour Léonie Wallace, il ne faut pas hésiter à analyser le chaos actuel à la lumière de ce passé de résistance et de révolte, dont l'indépendance de 1962, qui marque l'émergence du clientélisme politique et d'affrontements violents systématiques à chaque élection en est le prolongement.

 

Ghettos partisans

Beaucoup de Jamaïcains sans éducation et sans moyen —et Bob Marley parmi eux— ont été attirés par les opportunités que promettait la capitale de Kingston à la fin des années 1950. Ils se sont installés près de la mer dans ce qui est devenu aujourd'hui la zone de ghettos. L'histoire du quartier Tivoli Gardens est édifiante : lorsque dans les années 1960 le leader du parti conservateur JLP Edward Seaga a décidé de raser le ghetto pour y construire une cité, il n'a pas hésité à chasser la population sur place pour y installer ceux dont il s'est alors assuré les votes en construisant des logements, des écoles ou des services médicaux.

Le PNP (People's National Party) adverse, à travers son chef de file Michael Menley, a évidemment rapidement imité ce système de clientélisme et le centre-ville s'est retrouvé divisé en deux zones partisanes. L'armement des habitants n'a pas tardé alors que les ghettos de Trenchtown, de Greenwichtown ou de Southside devenaient des « garnissons » usant la violence pour des intérêts partisans.

 

De la fumette à la snifette

La transition des joints des clips de reggae aux rails de coke de « Dudus » ne date pas d'hier. Dans son article « Politics, Violence and Drugs in Kingston, Jamaica », Colin Clarke décrit l'introduction de la cocaïne dans les années 80 au sein des garnissons. L'île devient alors une plaque tournante du trafic de cocaïne, une escale entre la Colombie et les États-Unis (et 2 millions d'usagers, selon l'Organe International de Contrôle des Stupéfiants). C'est en Colombie que sont transformées une grande partie des feuilles de la coca et de sa pâte de base (importées du Pérou et de la Bolivie) avant d'être acheminés sur le marché des États-Unis via une route qui compte la Jamaïque comme lieu de stockage.

Mais d'après la classification établie par Alain Labrousse, spécialiste de la géopolitique des drogues, cela ne fait pas pour autant de la Jamaïque un « narco-État », où l'argent et les activités liées à la drogue sont prépondérants et où les profits servent en partie au fonctionnement de l'État. L'île serait plutôt un « État sous influence », au même titre que la Turquie ou l'Italie.

Mais cette « influence » n'a pas tardé à empoisonner l'île. Le pouvoir des « dons » —comme sont appelés les caïds— dépasse rapidement celui des hommes politiques désormais incapables de contrôler les ghettos. Succédant aux politiques des années 1960, les « robins des bois » des années 1980 à la Dudus Coke prennent en charge la population afin d'acheter son soutien —attribution d'emplois, distribution de nourriture et de « bourses d'études », mais aussi opérations de racket et sanctions contre ceux qui transgressent les règles édictées.

Sur un système sensiblement comparable à la mafia italienne, les dons d'aujourd'hui ont construit leur empire, souvent dans la lignée de ceux d'hier : Lester Coke, le père de Christopher, fut l'artisan de la transformation du gang du « Shower Posse », tenu responsable par la police américaine de plus de 1.000 morts.5

 

 

Politique

La Jamaïque est indépendante et membre du Commonwealth depuis 1962. Reconnaissant le souverain britannique comme chef d'État, la Jamaïque est une monarchie constitutionnelle (Royaume du Commonwealth) qui fonctionne sur les bases du parlementarisme britannique. La reine Élisabeth II est représentée par un gouverneur général comme dans la plupart des membres du Commonwealth, notamment le Canada ou l'Australie, mais aussi les îles Salomon ou Sainte-Lucie.

Depuis le 26 février 2009, l'actuel gouverneur général est Patrick Linton Allen, 58 ans, un pasteur de l'Église adventiste du septième jour. Cet ancien président de l'Union des Indes de l'Ouest exerce les pouvoirs et attributions du souverain en Jamaïque.

En janvier 2012, le retour au pouvoir du Parti national du peuple mené par Portia Simpson-Miller pouvait remettre en cause le statut monarchique du pays. En effet, lors de son discours d'investiture en tant que Première ministre, cette dernière avait annoncé vouloir « couper le cordon avec la couronne britannique », en ajoutant : « Nous initialiserons le processus de détachement de la monarchie pour devenir une république, avec notre propre président autochtone pour chef d’État ». Cependant, après quatre ans de pouvoir, le PNP a perdu les élections législatives au profit du Parti travailliste, sans avoir mis en œuvre son projet. En 2016, Andrew Holness devient Premier ministre. 6

 

 

Sources

(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_Jama%C3%AFque
(2) http://www.lutte-ouvriere.org/documents/archives/la-revue-lutte-de-classe/serie-actuelle-1993/jamaique-au-bout-de-l-impasse
(3) Damien Millet, François Mauger http://cadtm.org/La-Jamaique-son-reggae-et-sa-dette
(4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_Jama%C3%AFque
(5) Margaux Collet et Annabelle Laurent http://www.slate.fr/story/22307/jamaique-bob-marley-dudus-coke
(6) https://fr.wikipedia.org/wiki/Jama%C3%AFque