Premières civilisations
De 900 à 1500, le territoire de l’actuel Nigeria était divisé en plusieurs États correspondant peu ou prou aux actuels groupes ethniques, dont les royaumes Yoruba, le royaume Ibo de Nri, le royaume Edo du Bénin, le royaume Haoussa et les Nupe. De nombreux petits États au sud et à l’ouest du lac Tchad furent absorbés. Le Bornou, d’abord province occidentale du royaume de Kanem, devint indépendant à la fin du XIVe siècle. D’autres États ont probablement existé, mais ne sont pas encore formellement attestés.
Royaumes Yoruba
Les Yoruba furent le premier groupe dominant la rive ouest du fleuve Niger. D’origines diverses, ils sont issus de plusieurs vagues de migrations. Les Yoruba étaient organisés en plusieurs clans patrilinéaires qui formaient des communautés villageoises et vivaient de l’agriculture. À partir du XIe siècle, les villages adjacents se regroupèrent en de multiples villes-États. Cette urbanisation s’accompagna d’un florissement artistique (statues en ivoire et en terre cuite, objets en métal). Les Yoruba vénéraient une multitude de dieux, à la tête desquels se trouvait une divinité impersonnelle, Olorun. Oduduwa était vénéré comme le créateur de la Terre et l’ancêtre des rois. Selon la légende, il fonda Ife et chargea ses fils d’établir d’autres villes, où ils régnèrent en tant que prêtres-rois. Ife se trouvait au centre de plus de 400 cultes aux dimensions politiques autant que religieuses.
Royaumes d'Oyo et du Bénin
Au XVe siècle, le royaume d'Oyo et celui du Benin dépassèrent Ife sur le plan politique et économique, tandis que cette dernière gardait son statut de centre religieux. Oyo adopta le modèle gouvernemental d’Ife, avec un membre de la dynastie au pouvoir contrôlant plusieurs villes-États plus petites. Un conseil nommait le roi et surveillait ses actes. La capitale était située à environ 100 km de l’actuelle ville d’Oyo. Contrairement aux royaumes Yoruba dont la végétation était essentiellement forestière, l’Oyo était couvert de savane et son armée développa une puissante cavalerie, ce qui lui permit d’affirmer son hégémonie sur les royaumes Nupe et Borgou adjacents et d’ouvrir des routes commerciales vers le nord.
Les Yoruba installèrent une communauté dans la zone edophone à l’est d’Ife, qui en devint dépendante au début du XIVe siècle. Au siècle suivant, elle devint un centre commercial indépendant, bloquant l’accès d’Ife à la côte. Le roi détenait le pouvoir politique et religieux, et la tradition en faisait un descendant de la dynastie d’Ife.
Royaumes du Nord
Le commerce fut la source de l’émergence de communautés organisées au nord du pays, recouvert par la savane. Les habitants préhistoriques de la lisière du désert s’étaient trouvés largement dispersés au 3e millénaire avant J.-C., lorsque la dessiccation du Sahara commença. Des routes commerciales transsahariennes reliaient l’ouest du Soudan à la Méditerranée depuis l’époque de Carthage, et au Nil supérieur depuis des temps bien plus reculés. Ces voies de communication et d’échanges culturels subsistèrent jusqu’à la fin du XIXe siècle. C’est par ces mêmes routes que l’islam se répandit en Afrique de l'Ouest à partir du IXe siècle.
Une lignée d’États dynastiques, dont les premiers États Haoussa, s’étirèrent à travers l’ouest et le centre du Soudan. Les plus puissants parmi ces États furent l’empire du Ghana l’empire de Gao et le royaume de Kanem, qui se trouvaient à l’extérieur des frontières actuelles du Nigeria mais qui en ont subi l’influence. Le Ghana commença à décliner au XIe siècle. L’empire du Mali lui succéda, qui consolida la plus grande partie du Soudan occidental au cours du XIIIe siècle. À la chute du Mali, un chef local nommé Sonni Ali fonda l’empire songhaï, qui s’étendait sur le centre du Niger et l’ouest du Soudan. Il prit ainsi le contrôle du commerce transsaharien, basant son régime sur les revenus du commerce et la coopération avec les marchands musulmans. Sonni Ali prit Tombouctou en 1468 et Jenne en 1473. Son successeur, Askiya Mohammed Touré, fit de l’Islam la religion officielle de l’empire, bâtit des mosquées et fit venir des scientifiques musulmans à Gao.
Bien que ces empires n’eurent que peu d’influence politique sur le Nigeria avant 1500, leur impact culturel et économique fut considérable et se renforça au XVIe siècle au fur et à mesure que l’islam se répandit. Tout au long du XVIe siècle, la plus grande partie du nord du Nigeria payait un tribut à l’empire Songhaï ou à l’empire Bornou.
Royaume de Kanem-Bornou
L’histoire de Bornou est étroitement associée à celle de Kanem, qui assit son emprise sur le bassin du lac Tchad au XIIIe siècle. Kanem s’étendit à l’ouest pour inclure la région qui allait devenir Bornou. Le roi de Kanem et sa cour adoptèrent l’Islam au XIe siècle, ce qui eut pour effet de renforcer les structures politiques et sociales de l’État. De nombreuses coutumes subsistèrent cependant et les femmes, par exemple, conservèrent une grande influence politique.
Le Kanem étendit peu à peu son influence sur Bornou. Traditionnellement, l’administration de Bornou était confiée à l’héritier du trône pendant sa période de formation. Au XIVe siècle, des conflits dynastiques forcèrent le roi et ses suivants à s’installer à Bornou, où les Kanuri émergèrent en tant que groupe ethnique entre la fin du XIVe et le début du XVe siècle. La guerre civile qui secoua Kanem au cours de la seconde moitié du XIVe siècle permit à Bornou de regagner son indépendance.
La prospérité de Bornou dépendait du commerce d’esclaves à travers le Soudan ainsi que du commerce du sel et de bétail. La nécessité de protéger ses intérêts commerciaux incita Bornou à intervenir à Kanem, qui continua à être le théâtre de batailles tout au long du XVe et au début du XVIe siècle. Malgré sa relative faiblesse politique, les cours et les mosquées de Bornou, patronnées par une lignée de rois érudits, étaient des centres de culture et d’enseignement islamiques réputés.
États Haoussa
Au XIe siècle, quelques États Haoussa comme Kano, Katsina et Gobir s’étaient développés en villes fortifiées actives dans le commerce et la production de biens. Jusqu’au XVe siècle, ces petits États étaient à la périphérie des grands empires soudanais de l’époque. Ils subissaient la pression constante de l’empire Songhaï à l’ouest et de Kanem-Borno à l’est, à qui ils payaient un tribut. Les conflits armés avaient généralement des motivations économiques, comme lorsque la coalition haoussa mena une guerre contre Jukun et Nupe au centre de la région, pour ramener des esclaves ou contrôler les routes de commerce.
L’Islam fut introduit chez les Haoussa par les caravanes. La chronique de Kano rapporte la conversion de la dynastie régnante de Kano par des clercs venus du Mali, témoignant de l’influence malienne loin à l’est. L’acceptation de l’Islam fut progressive, et les croyances animistes subsistèrent longtemps dans les campagnes. Kano et Katsina, grâce à la réputation de leurs écoles et de leurs mosquées, prirent une part importante à la vie intellectuelle et culturelle du monde musulman. Les Peuls (anglais : Fulani ; peul : Fulɓe), originaires de la vallée du fleuve Sénégal, commencèrent à intégrer le royaume Haoussa vers le XIIIe siècle.
L'esclavage
L'esclavage est une histoire ancienne en Afrique. De nombreuses données montrent que l'esclavage interne (notamment l'esclavage pour dette) ainsi que la réduction en esclavage de prisonniers de guerre, forment une tendance récurrente dans les sociétés de la région. Aussi est-il probable que dès l'Antiquité, puis à l'époque médiévale, cet esclavage africain se soit doublé d'un commerce esclavagiste transcontinental. Quand le commerce esclavagiste européen se met en place, il réoriente et amplifie un système qui est déjà en place.
L'histoire moderne du Nigeria commence avec les Portugais au XVe siècle quand un navire accoste dans le golfe du Bénin en 1472.
Les Anglais suivent et explorent la côte sauvage à la recherche de défenses d'éléphants, de poivres et autres huiles exotiques.
Très rapidement, du XVIIe au XIXe siècle, c'est le trafic d'êtres humains par des marchands européens qui supplante tous les autres commerces de la côte. Ces marchands bénéficiaient de la collaboration rémunérée de tribus guerrières comme les Ashantis qui amenaient à marche forcée leurs prises de guerre aux côtes africaines.
En 1712, les Anglais obtiennent le monopole du trafic par le traité d'Utrecht.
En 1807, les Britanniques interdisent le commerce des esclaves. Mais la traite continua encore de manière clandestine.
La période coloniale
Ce n'est qu'à partir de 1790 que les Anglais commencent à explorer le territoire du delta du Niger. L’Anglais Mungo Park est le premier Européen à remonter jusqu'à Tombouctou.
L’expansionnisme des compagnies à charte
C'est par le biais des activités commerciales que les Britanniques explorent l'intérieur des terres et établissent des comptoirs. En 1875, le Britannique George Goldie reprend une petite maison de commerce établie sur le fleuve Niger à partir de laquelle il fonde un empire commercial baptisée United African Company en 1879. Il entreprend une guerre commerciale agressive envers ses concurrents qu'il élimine les uns après les autres. En novembre 1884, il est le maître du Bas-Niger.
La conférence de Berlin de 1884 et ses conséquences
La conférence de Berlin sur le partage de l'Afrique entérine la domination britannique sur la région, alors que Goldie, une fois assuré du contrôle militaire des berges du fleuve par le biais de canonnières, constitue un vaste réseau commercial s'étendant à l'intérieur des terres. À la fin de l'année 1884, il avait conclu plus de 37 traités avec les chefs de tribus africaines stipulant que les signataires cédaient à jamais l'ensemble de leur territoire à la "National African Company" et à ses descendants tout en leur assurant le monopole commercial.
La compagnie de Goldie fonctionnait dorénavant comme un gouvernement de facto et il ne lui restait plus qu'à obtenir une charte royale, laquelle fut accordée le 10 juillet 1886 mettant au jour la Compagnie royale du Niger. Si cette dernière ne pouvait prétendre finalement à un monopole commercial sur le fleuve Niger, elle avait droit de prélever des taxes et des droits de passage sur tous les navires transitant sur le fleuve.
Le protectorat britannique (1900-1914)
Deux autres compagnies avaient également bénéficié de charte royale pour administrer le sud du territoire, la "Oil rivers protectorate" et la "Niger Coast Protectorate".
En 1894, Frederick Lugard est envoyé par la compagnie royale du Niger à Borgu pour conclure des traités avec plusieurs chefs de tribus plaçant leurs chefferies sous la souveraineté britannique.
Lugard est ensuite chargé par le gouvernement britannique d'assurer la protection de la région de Lagos contre les Français, susceptibles d'attaquer les positions britanniques.
En 1899, le gouvernement britannique rachète la compagnie du Niger et procède aux transferts de compétence pour créer le Niger Coast Protectorate comprenant le delta du Niger rattaché à la région du Bas-Niger. L'ensemble est rebaptisé protectorat du Nigeria du Sud. Le nom de Nigeria en référence au fleuve Niger et qui signifie « noir » est préféré à celui de "Negretia" et à celui de "Goldésie" après que George Goldie ait refusé que son patronyme ne soit donné au territoire. Le territoire du Nigeria du Nord est alors administré par Lugard en tant que haut-commissaire britannique avec pour mission de faire accepter des traités d'allégeance aux sultans de Sokoto et de Fula. En 1901, le territoire de Nigeria du Nord est placé sous l'autorité du Royaume-Uni. L'esclavage, qui y était encore pratiqué par les tribus locales, est immédiatement aboli. En 1903, la région est entièrement soumise en dépit de quelques soulèvements sporadiques impitoyablement réprimés par les troupes de Lugard.
En 1906, la colonie de Lagos est intégrée au protectorat du Nigeria du Sud.
Le Nigeria du Nord et celui du Sud sont unifiés dans la nouvelle colonie du Nigeria en 1914. Son premier gouverneur est alors Frederick Lugard.1
Le « géant » africain : encore une bombe à retardement laissée par le colonialisme
Le Nigeria occupe une place à part en Afrique. C’est, et de loin, le pays le plus peuplé. Son économie, si elle reste loin derrière celle de l’Afrique du Sud, est plus développée que celle des autres pays africains. Cette situation est en grande partie due au fait que le Nigeria est le quatrième producteur mondial de pétrole.
Mais au-delà de sa taille et de ses richesses, le Nigeria reste une création artificielle du colonialisme occidental, comme la plupart des pays d’Afrique. Il comprend quelque 250 groupes ethniques, dont beaucoup sont à cheval sur les frontières du pays et de ses voisins. En un siècle et demi, le colonialisme britannique a réuni en un seul pays des territoires variés dominés par trois cultures principales : les Hausa-Fulanis musulmans du nord, les Yorubas du sud-ouest et les Ibos christianisés du sud-est. Après avoir joué à l’occasion les uns contre les autres, les Britanniques les ont réunis en une seule colonie en 1914, avec le projet de s’appuyer sur le nord plus peuplé pour mieux contrôler le sud plus riche.
Après la deuxième guerre mondiale, quand la bourgeoisie britannique a entrepris de donner le pouvoir à la bourgeoisie montante de ses colonies pour conserver son empire, la tâche s’est avérée plus difficile que prévu au Nigeria. C’est la Constitution Macpherson de 1952 qui a marqué le début du processus devant mener à l’indépendance. Mais il a fallu ensuite huit ans à l’État britannique pour réussir à amener les partis régionalistes à conclure un accord leur permettant de diriger la fédération nigériane.
En 1960, le pays devenait indépendant sous la forme d’une fédération de quatre États. Au parlement fédéral, le Nord détenait plus de la moitié des sièges, de sorte qu’aucun des partis représentant le Sud ne pouvait espérer avoir la majorité. La stabilité politique de cet échafaudage reposait sur l’alliance entre le Northern People’s Congress et le National Council of Nigeria and the Cameroons, deux partis implantés le premier au nord, le second surtout au sud-est parmi les Ibos.
La corruption du régime le rendit très vite impopulaire. Après les grandes grèves de 1964 contre les hausses des prix et des loyers, et contre une élection fédérale ouvertement truquée, la coalition au pouvoir s’écroula. La situation ne s’améliorait pas pour autant et l’année suivante voyait de nouvelles vagues de manifestations et d’émeutes.
À cette époque, le boom pétrolier avait déjà touché l’État du sud-est dominé par les Ibos et le Nigeria était déjà le huitième producteur mondial de pétrole. Cette situation conduisit à une nouvelle crise. En janvier 1966, des officiers ibos fomentèrent un coup d’État dirigé contre un régime dominé par le Nord, avec le soutien de politiciens et de capitalistes ibos qui aspiraient à une plus grande part du gâteau. Des émeutes anti-ibos éclatèrent dans lesquelles on sait maintenant que les services secrets français en particulier jouèrent le rôle d’instigateurs. Après un contre-coup d’État organisé par des officiers du Nord, l’armée prit le pouvoir au Nigeria et le général Gowan en devint le président.
Des représailles eurent lieu en mai 1967 quand le lieutenant-colonel Ojukwu proclama l’indépendance de l’État du Biafra au nom du nationalisme ibo, déclenchant ainsi la guerre du Biafra.2
La guerre du Biafra
La guerre du Biafra a eu lieu du 6 juillet 1967 au 15 janvier 1970.
Le Nigeria, qui prend son indépendance en 1960, est alors peuplé d'environ quarante millions d'habitants, population supérieure à celle de l'ensemble des États africains francophones nouvellement indépendants. Sa population est divisée en 250 ethnies, dont trois principales, les Haoussas, les plus nombreux, majoritairement musulmans et vivants au Nord ; les Yorubas, musulmans et chrétiens vivant à l'Ouest et au Sud-Ouest ; et les Ibos (ou Igbos), majoritairement chrétiens et animistes, qui vivent au Sud-Est et détiennent la majorité des postes dans l'administration et les commerces. Largement christianisés et alphabétisés par les missionnaires, les Ibos avaient en effet été favorisés par l'administration britannique qui séparait ainsi les forces du pays pour mieux asseoir sa domination. De plus, la plupart des mines de charbon et des réserves de pétrole du pays étaient situées à l'est du delta du Niger, où vit la majorité des Ibos.
De 1960 à 1966, les deux partis politiques Haoussa et Ibo s'allient pour diriger le Nigeria, excluant de fait les Yorubas. Les autres ethnies se sentant lésées à différents niveaux, elles s'opposent aux Ibos et les tensions montent jusqu'à atteindre leur paroxysme en 1966.
La guerre commence avec la sécession de la région orientale du Nigeria, qui s'auto-proclame République du Biafra sous la direction du colonel Odumegwu Emeka Ojukwu.3
Le Biafra détenait alors les deux tiers des ressources pétrolières du pays. Il s'empressa donc de faire main basse sur le dernier tiers, en envahissant la région voisine du centre-ouest. La guerre fut déclenchée par Gowon, le 6 juillet 1967, le jour même où les compagnies Shell-BP et American Overseas annoncèrent leur intention de verser directement à Ojukwu, et non à l'État central, les royalties provenant de l'exploitation du pétrole.4
Suite au blocus terrestre et maritime du Biafra par les troupes gouvernementales, la région est plongée dans la famine, ce qui entraînera, selon les estimations, la mort d'un à deux millions de personnes.
La guerre du Biafra est largement médiatisée sur la scène internationale, alors même que le photojournalisme est en plein essor et expose aux populations occidentales le dénuement du Tiers monde. Cette guerre voit également une modification de l'aide humanitaire qui, utilisant la médiatisation intense du conflit, prône une ingérence directe pour venir en aide aux réfugiés. Elle aura pour conséquence la création de l'ONG Médecins sans frontières en 1971.
Les anciennes puissances coloniales que sont le Royaume Uni et la France sont les principaux protagonistes externes de ce conflit qui suit de près la décolonisation et voit les nouvelles zones d'influence se dessiner. Les deux camps sollicitent l'aide de la France, mais le général de Gaulle décide officiellement un embargo aux deux parties.
Rôle de la France dans le conflit
Dès le début, De Gaulle avait indiqué à son émissaire Jacques Foccart qu'il souhaitait affaiblir le « géant nigérian ». Foccart écrira trente ans plus tard : « De mon point de vue, le Nigeria était un pays démesuré par rapport à ceux que nous connaissions bien et qui faisait planer sur ceux-ci une ombre inquiétante ». Le gaulliste Yves Guena déclarait pour sa part en parlant du Nigeria et du Ghana : « Même sans parler en termes militaires, que pèserait une poussière d'États francophones devant ces deux puissances ? ». Selon son récit, De Gaulle donne carte blanche à Foccart pour qu'il « aide la Côte d'Ivoire à aider le Biafra ». L’État français finance l'opération. De Gaulle appuie Foccart dans cette opération contre l'avis de son Premier Ministre, Maurice Couve de Murville, « littéralement horrifié » et contre la diplomatie française : ils « n'apprécient pas ce qui leur apparaît comme une politique aventureuse décidée en dehors d'eux », note Foccart.5
En jouant la carte des sécessionnistes biafrais, De Gaulle comptait bien améliorer la position d'Elf face à ses concurrents anglo-américains pour l'exploitation du pétrole de la région. L'impérialisme français était d'autant plus enclin à soutenir la sécession qu'elle ne pouvait qu'affaiblir le Nigeria, qui constituait par sa taille, aux frontières de sa zone d'influence, un pôle d'attraction pour les petits États de la région.6
Les opérations vers le Biafra sont coordonnées par l'ambassadeur de France au Gabon Maurice Delauney, avec à ses côtés Jean-Claude Bouillet, directeur de la compagnie aérienne Transgabon et responsable local des services de renseignement français, le SDECE, en lien avec le correspondant de Foccart à Abidjan, Jean Mauricheau-Beaupré, ancien membre du SDECE. Les premières livraisons de munition et d'un bombardier B26 ont lieu en juillet 1967 et sont signalées par l'ambassade des États-Unis à Lagos. Maurice Robert est alors chef des opérations du SDECE en Afrique.
À partir d'août 1968, ce sont des dizaines de tonnes par jour d'armes et de munitions qui sont acheminées au Biafra par des mercenaires et des hommes du SDECE.
De leur côté, le Royaume-Uni et l'URSS soutiennent le gouvernement fédéral et lui fournissent des armes. Les États-Unis soutiennent également le Nigeria, mais s'opposent à toute vente d'armes aux deux parties.
Outre Paris, qui penche pour le Biafra, le Gabonais Albert-Bernard Bongo et l'Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, soutenus et financés par l'Afrique du Sud et la Rhodésie, soutiennent le général Ojukwu afin de réduire l'influence du Nigeria anglophone en Afrique. Les différentes nations soutenaient l'un ou l'autre des belligérants par des convois d'armes, de mercenaires et de conseillers militaires.
L'excentrique comte suédois Carl Gustav von Rosen, recruté par l'association caritative catholique Caritas, proche du Vatican, dirigea aussi une brigade aérienne composée de cinq avions Saab mini COIN (deux biafrais et trois suédois). Les milieux chrétiens, dont fait partie Jean Mauricheau-Beaupré, collaborateur de Jacques Foccart, qui préside la cellule africaine de l'Élysée, ont tendance à considérer la guerre du Biafra comme un conflit religieux et soutiennent les Ibos.
Selon les analyses controversées de François-Xavier Verschave, le soutien militaire (mercenaires, armes et munitions) et financier apporté secrètement par les autorités françaises aurait prolongé le conflit durant 30 mois, provoquant indirectement 2 à 3 millions de morts.
Le consultant canadien pour le développement Ian Smillie avancera que la prolongation de la guerre dû au soutien français aux insurgés du Biafra aurait contribué à la mort de près de 180 000 civils.
Utilisation de l'opinion publique française et européenne
Les services de renseignement français ont compris l'avantage qu'ils peuvent tirer des images et reportages des victimes de la famine auprès des opinions publiques européennes et américaines. Ils faciliteront l'exposition médiatique du conflit.
Ce conflit est peu suivi par le public international jusqu'au milieu de l'année 1968, lorsqu'arrivent les premières photos de Biafrais victimes de la famine. Le Nigeria est alors soupçonné de génocide envers les Igbos, d'autant qu'un avion avec le signe de la Croix-Rouge leur apportant des vivres a été attaqué.
« La conquête de l'opinion publique », selon les mots du délégué du Biafra à Paris, Ralph Uwechue, fait l'objet d'efforts importants. Foccart fera à ce sujet les remarques suivantes : « Les journalistes ont découvert la grande misère des Biafrais. C'est un bon sujet. L'opinion s'émeut et le public en demande plus. Nous facilitions bien sûr le transport des reporters et des équipes de télévision par des avions militaires jusqu'à Libreville et, de là, par les réseaux qui desservent le Biafra. ». L'agence de publicitié MarkPress, à Genève, va mener pendant 17 mois, une campagne de presse, comportant plus de 500 articles, et donnant une place centrale au thème du génocide par la faim. Le SDECE est directement impliqué dans cette campagne : « Ce que tout le monde ne sait pas, c'est que le terme de "génocide" appliqué à cette affaire du Biafra a été lancé par les services. Nous voulions un mot choc pour sensibiliser l'opinion. Nous aurions pu retenir celui de massacre, ou d'écrasement, mais génocide nous a paru plus "parlant". Nous avons communiqué à la presse des renseignements précis sur les pertes biafraises et avons fait en sorte qu'elle reprenne rapidement l'expression "génocide". Le Monde a été le premier, les autres ont suivi », explique le colonel Maurice Robert, responsable du SDECE durant la guerre du Biafra.
Les autorités de Lagos tentent de faire face à cette campagne : une commission internationale comprenant quatre observateurs (des militaires haut gradés du Canada, de Grande-Bretagne, de Pologne et de Suède) réalisent une enquête en septembre 1968 et concluent « le terme de génocide est injustifié »
Crise humanitaire
À partir de 1968, les deux armées maintiennent leurs positions et aucune ne parvient à progresser significativement. La population civile, coincée entre deux feux et craignant des massacres de la part de l'armée nigériane, n'a d'autre choix que de soutenir le gouvernement du Biafra et de se déplacer de camp en camp de réfugiés. Le blocus terrestre et maritime de la poche biafraise où sont coincés des millions de personnes sur quelques milliers de kilomètres carrés entraîne alors une terrible famine où deux millions de personnes environ mourront de faim, de soif et d'épidémies.
La médiatisation de cette famine qui montrait des enfants et des réfugiés faméliques et le cri d'alarme du gouvernement du Biafra accusant le Nigeria de génocide et d'aggraver la famine déclencha un élan humanitaire international. Un pont aérien transportant vivres et médicaments fut mis en place, ce qui permit d'enrayer en partie la crise. Ces convois aériens humanitaires furent dénoncés par le Nigeria, car, selon lui, ils servaient de couverture à l'envoi d'armes et de mercenaires. Ces suspicions allèrent jusqu'à inciter l'armée nigériane à abattre en plein vol un avion du Comité international de la Croix-Rouge.
Le conflit du Biafra offre un important tremplin médiatique pour les organisations humanitaires qui se sont engagées dans l'aide aux réfugiés. On assiste alors à un tournant, alors que des médecins comme Bernard Kouchner sortent de la politique traditionnelle de neutralité et de réserve de la Croix-Rouge et prennent fait et cause pour l'un des partis en présence. L'action des nouvelles organisations créées au début des années 70 telle que l'ONG Médecins sans frontières présentera un mixte d'aide humanitaire et d'actions de sensibilisation auprès des médias et des institutions politiques.
La chute du biafra
Avec un appui renforcé des Britanniques, les forces fédérales nigérianes lancent une offensive finale le 23 décembre 1969. Quatre offensives composées de 120 000 hommes au total ont raison des dernières positions biafraises. Odumegwu Emeka Ojukwu prend alors la fuite vers la Côte d'Ivoire et charge son premier ministre Philip Effiong de régler les détails de la capitulation. Celui-ci signe le 12 janvier 1970 un cessez-le-feu immédiat et sans conditions. Le 15 janvier, les derniers combats cessent et le Biafra est officiellement réintégré au sein du Nigeria.
Après-guerre
Malgré les accusations de génocide formulées à l'encontre du Nigeria, les observateurs internationaux n'ont pas constaté de représailles massives ou de massacres à l'encontre des Ibos après la capitulation du Biafra (ou n'ont pas pu en rapporter la preuve). Les propositions de réconciliation faites par le gouvernement du Nigeria semblent avoir été sincères. Les combattants du Biafra seront autorisés à réintégrer l'armée régulière et aucun procès ne sera organisé : Odumegwu Emeka Ojukwu lui-même sera finalement autorisé à rentrer au Nigeria en 1982, après douze ans d'exil.
La reconstruction du Nigeria fut relativement rapide grâce à l'argent du pétrole extrait de l'ex-Biafra, mais le maintien d'un régime fédéral militaire mécontenta les Ibos qui jugeaient les retombées économiques insuffisantes.7
L’écroulement du « miracle » économique nigérian
Avant l’indépendance, le Nigeria pouvait facilement nourrir sa population et rapportait aux Britanniques des sommes non négligeables en devises grâce à l’exportation de ses surplus.
Mais le boom pétrolier devait transformer l’économie du pays. Déjà, dans les années soixante, grâce aux 55 % touchés par le gouvernement nigérian dirigé par Gowan sur toutes les opérations pétrolières faites par les étrangers, une partie des revenus pétroliers était redistribuée à la petite bourgeoisie du pays. Avec l’augmentation des prix du pétrole en 1973, des fortunes importantes se constituèrent et les revenus de l’État doublèrent pratiquement du jour au lendemain. Les banques et les financiers de l’Occident se mirent alors en quatre pour offrir des prêts énormes - et bien rémunérés, évidemment - au Nigeria. Ils investirent aussi des sommes importantes dans l’industrie du pays - sans suivre de plan rationnel, bien sûr - pour répondre aux besoins d’un marché, essentiellement bourgeois et urbain, en pleine expansion. La production de biens de consommation comme les détergents (Unilever), la bière (Guinness) et autres breuvages (Coca-Cola), et les cigarettes fit un bond. Des matières premières durent être importées, comme l’étaient déjà les machines et d’autres moyens de production. La lune de miel dura quelques années, jusqu’à la fin des années soixante-dix. Le revenu par habitant s’éleva, le crédit du pays se maintint et ses réserves furent suffisantes pour lui permettre de payer les importations dont il avait besoin. À la même époque, une classe d’intermédiaires douteux se constitua à l’intérieur de la bourgeoisie nigériane, le plus souvent en liaison étroite avec les politiciens et les militaires occupant des positions-clés.
Les gouvernements occidentaux parlaient alors du « miracle économique nigérian » comme d’un exemple à suivre sur la route du développement économique. On disait du Nigeria qu’il rejoindrait peut-être bientôt le club des pays riches, etc. Bêtise, évidemment. Les statistiques flatteuses du pays ne faisaient que cacher la situation réelle des larges masses. Dans les campagnes, le capitalisme encouragé par l’État faisait des ravages et bientôt, le pays ne fut plus en mesure de nourrir sa population et devint un importateur de produits agricoles. Les paysans ruinés quittèrent la terre pour les villes où se développaient d’énormes bidonvilles.
En réalité, pendant toute la période faste des années soixante-dix, la population nigériane est restée l’une des plus pauvres et des moins éduquées d’Afrique de l’Ouest, avec un des taux de mortalité infantile parmi les plus élevés. Mais ce n’est pas le genre de statistiques qui intéresse les gouvernements occidentaux.
En 1981, la surproduction de pétrole et la chute des prix qui l’a accompagnée ont porté un rude coup au Nigeria et montré à quel point son économie était esclave du marché mondial. À quel point aussi les revenus du pétrole s’étaient transformés en fortunes personnelles, en même temps que se répandait la corruption. De sorte que, le boom pétrolier une fois terminé, le Nigeria s’est trouvé incapable de payer ses importations, ou le service de sa dette ; incapable aussi de continuer à financer un grand nombre de projets de développement inachevés.
Dès que la chute des revenus du pétrole a commencé à se faire sentir, les sociétés qui s’étaient créées pour profiter du marché nigérian à l’époque où il était en expansion ont fermé boutique, comme par exemple la compagnie à capitaux suisses Briscoe-Nigeria qui est passée de 5000 à 500 employés. On estime qu’en 1982, 50 % des établissements industriels avaient cessé de produire, souvent définitivement. D’autres sociétés, et plus particulièrement les multinationales, en ont profité pour restructurer. Par exemple Lever Brothers et Guinness Nigeria, qui ont réduit leur personnel du tiers.
En 1983, l’inflation atteignait les 23 %. La dette publique était cinq fois plus élevée qu’en 1979 et la spirale du service de la dette extérieure, puis des échéances du paiement de la dette elle-même, devait bientôt ramener le Nigeria au même niveau que n’importe quel autre pays du Tiers-Monde.
Une « jeune démocratie » mort-née
En 1993, depuis 33 ans que le Nigeria est officiellement « indépendant », il n’a jamais connu de régime démocratique. De ces 33 ans, 23 ont été des années de dictature militaire sous six régimes différents. Il n’y a eu de gouvernements civils que pendant une période de six ans après l’indépendance proclamée en 1960, puis de 1979 à 1983. Et ces régimes civils se signalèrent par leur corruption plus que par leur tolérance à l’égard des opposants.
Après la guerre du Biafra, le régime militaire du général Gowan promit un retour à un gouvernement civil. Mais l’échéance devait en être repoussée en 1974 par Gowan qui fut finalement renversé en 1976 par le général Murtal Mohammed. Une campagne anti-corruption s’ensuivit et 10 000 fonctionnaires furent licenciés, la purge touchant à la fois les universités, l’armée, la diplomatie et la police. Mohammed annonça à son tour l’arrivée d’un gouvernement civil pour 1979, mais il fut assassiné lors d’un coup d’État avorté et son bras droit, Obasanjo, le remplaça à la tête du pays.
En 1978, Obasanjo autorisa la formation de cinq partis politiques (représentant les intérêts de l’élite politique et financière) à l’exclusion de tous les autres. Les premières élections depuis 13 ans eurent lieu et Shagari devint président élu du Nigeria.
C’est sous Shagari que des projets de « révolution verte » furent mis en œuvre pour essayer de résoudre le problème agraire. Shagari se lança aussi dans la construction d’une nouvelle capitale, Abuja, la capitale fédérale, une ville complètement artificielle implantée au centre géométrique du pays. Ses initiatives entraînèrent la ruine d’un grand nombre de paysans, qui durent quitter leurs terres - à une époque où le Nigeria était au sommet de sa prospérité économique !
La corruption ouverte de son régime se développa hardiment sur la base de revenus pétroliers gigantesques. Et quand les prix du pétrole s’effondrèrent, les dépenses somptuaires et les prévarications, elles, continuèrent. Le gouvernement entreprit alors de faire payer la note aux employés du secteur public, d’abord en retenant leurs salaires pendant des mois, puis en licenciant massivement. L’injustice était si criante, les fortunes accumulées par certains ministres si visibles, que Shagari dut bientôt faire face à toute une série de grèves dirigées contre son gouvernement ainsi qu’à des sentiments d’hostilité à l’égard des Occidentaux, plus particulièrement dans le nord où des émeutes firent de nombreux morts en 1981-1982. Shagari en profita pour accuser les extrémistes musulmans.
Le bilan du gouvernement Shagari a bien peu de choses à voir avec sa prétention à avoir restauré la « démocratie » dans le pays. Pour ne prendre qu’un exemple, l’élection de 1983 qui lui a donné son second mandat est restée dans les mémoires comme la plus frauduleuse de l’histoire du Nigeria. Et alors qu’on prétendait à l’époque qu’il n’y avait pas de prisonniers politiques dans le pays, il n’était pas rare pour les opposants d’y mourir soit aux mains des militaires, soit de faim. Voilà pour le prétendu intermède « démocratique » de Shagari.
Le premier « sauveur national » de l’économie nigériane apparaissait alors en la personne du général Buhari, auteur d’un coup d’État « en douceur » en janvier 1984. L’une de ses premières mesures fut de déporter 600 000 « étrangers », dont beaucoup étaient venus au Nigeria des pays voisins pour échapper à la famine - une manière facile de soigner sa popularité en accusant les « immigrés » d’être la cause de la catastrophe économique qui frappait le pays.
Les opposants furent emprisonnés et la presse bâillonnée. C’est sous Buhari que se produisit l’affaire Dikko - les services secrets nigérians avaient enlevé l’ex-ministre des Transports de Shagari à Londres et l’avaient enfermé dans une caisse qui fut finalement découverte à l’aéroport de Standsted près de Londres. Des mesures d’austérité furent prises : gel des salaires, licenciements dans les services publics, réduction des importations, etc. Mais devant le mécontentement populaire, Buhari dut renoncer à supprimer les subventions qui garantissaient un bas prix de l’essence à l’intérieur du pays.
Impuissant à convaincre le FMI de prêter les sommes qui lui avaient été promises, Buhari recourut à des mesures de plus en plus répressives, créant ainsi de plus en plus de mécontentement dans la population. C’était une situation potentiellement dangereuse et en août 1985, un de ses anciens alliés du coup d’État de 1984 le renversa. Il s’agissait du général Babangida, sixième dictateur militaire depuis l’indépendance.
La dictature conjointe de l’armée et du FMI
Babangida entreprit alors de sortir de l’impasse avec le FMI. Désireux d’associer la petite bourgeoisie à son entreprise, il lança son fameux « débat national » sur le FMI et sur le rôle qui devait être le sien dans la direction des affaires économiques du pays. Pour ce faire, il légalisa diverses organisations professionnelles qui avaient été interdites en 1984 par Buhari, comme l’Association des professeurs d’université (ASUU), pour qu’elles puissent participer au débat.
En même temps, il proclama un « état d’urgence économique national » qui devait durer 15 mois. Ce qu’il entendait par là c’était en fait une diminution générale des salaires civils et militaires de 2 à 20 %.
Le Nigerian Labour Congress (NLC) a bien tenté de protester, mais la démagogie de Babangida était la plus forte. Les intellectuels se félicitaient que leurs organisations soient redevenues légales et participaient à un débat où ils étaient si chaleureusement invités. Et les médias, que Babangida avait circonvenus en révoquant le Décret 4 de Buhari qui muselait jusque-là la presse, n’avaient aucune intention de le déstabiliser. Finalement, le NLC accepta de participer à un organisme tripartite comprenant des représentants de l’État, des dirigeants syndicaux et des hommes d’affaires et d’y discuter de la situation d’urgence. Parallèlement, il lança une campagne demandant que les diminutions de salaire soient transformées en épargne remboursable, à quoi Babangida répondit du tac au tac en promettant de remettre les sommes retenues aux travailleurs les plus mal payés dès la fin de la période d’urgence. En décembre 1986, une autre attaque contre les revenus des travailleurs, consistant celle-là à autoriser les patrons d’entreprises de moins de 500 travailleurs à payer moins que le salaire minimum légal, provoqua de nombreuses réactions et manifestations, et Babangida dut reculer.
Ce n’est évidemment pas une surprise si le « débat national » a finalement abouti à un consensus général hostile au FMI. C’est ainsi que Babangida pouvait annoncer en décembre 1985, au nom du pays tout entier, que le gouvernement rejetait le prêt du FMI. Cela signifiait évidemment, ajoutait-il, que les Nigérians étaient prêts à faire les sacrifices nécessaires pour sortir le pays de la crise ! L’ironie étant que la version « nationale » des sacrifices proposés par Babangida ressemblait étrangement aux recettes du FMI...
Le 27 juin 1986, l’engagement du gouvernement à « réformer le marché » se concrétisait par le lancement d’un « Programme d’Ajustements Structurels » (SAP). Parmi les mesures préconisées, une dévaluation de 80 % de la monnaie, le naira, et la suppression des contrôles des changes et des importations. Puis ce fut au tour des subventions sur l’essence d’être réduites de 80 % ; la compagnie pétrolière Nigerian National Supply fut démantelée ; les subventions aux sociétés contrôlées en partie par l’État diminuées de 50 % ; les entreprises publiques privatisées ; le système de change et le commerce déréglementés ; et les contrôles de l’administration sur l’économie réduits.
Cela signifiait évidemment que le Nigeria devenait un pays de cocagne pour les capitalistes étrangers et nigérians, pendant que le sort de la population s’aggravait. La levée des barrières douanières se traduisait par une augmentation des prix, la déréglementation du secteur bancaire se traduisant, elle, par le développement d’un énorme secteur financier parasite avec en tête les grandes banques étrangères qui s’établissaient à Lagos dans le seul but de spéculer sur les certificats d’endettement et les actions des compagnies privatisées. Le nombre de banques présentes à Lagos passait de moins de 40 en 1990 à 120 en 1992.
Tout comme à l’époque du boom pétrolier, un petit nombre d’hommes d’affaires nigérians s’enrichit avec le Programme d’Ajustements Structurels, pendant qu’une foule d’intermédiaires s’occupait de ramasser les miettes. Il est significatif que, malgré la privatisation des sociétés d’État, l’investissement national ait diminué de 50 % après l’introduction du SAP - les capitalistes nigérians préférant sans doute, comme leurs congénères ailleurs dans le monde, chercher des gains rapides sur les marchés financiers dérégulés, au Nigeria ou ailleurs, plutôt que d’apporter leur contribution à un quelconque « ajustement structurel » dans le secteur de la production.
Quant à la dette extérieure du Nigeria, elle ne subit aucun ajustement structurel. Elle se contenta de doubler de 1987 à 1991, passant de 15 milliards à 33 milliards de dollars. Ce qui signifie que les principaux bénéficiaires du SAP ont été les gros prêteurs, c’est-à-dire, avant tout, les grandes banques britanniques et américaines.
Transition d’une dictature à l’autre
Les premiers à protester contre le SAP ont été les étudiants. En mai 1986, des manifestants furent massacrés à l’université de Lagos. Puis, en juin, l’armée tira sur des manifestations regroupant ouvriers en grève et étudiants. Finalement, l’ASUU, qui avait joué un rôle déterminant dans ces mouvements de protestation, fut à nouveau interdit en juillet 1988 et les enseignants les plus engagés dans la lutte licenciés.
En 1988, devant l’accroissement du nombre de grèves organisées par des militants du NLC, Babangida mit le syndicat sous tutelle et fit arrêter ses principaux dirigeants. Des comités d’action se créèrent alors, à l’initiative de syndicalistes, pour promouvoir la grève. En dépit des menaces subies par les dirigeants de ces comités, les grèves continuèrent. En janvier 1989, les travailleurs du secteur bancaire se mirent en grève, suivis en février par ceux de l’électricité. Pourtant Babangida réussit à réprimer ces mouvements, même si ses troupes n’étaient pas payées à l’époque, et certains grévistes furent condamnés à des peines allant jusqu’à dix ans de prison.
Les partis politiques furent à nouveau autorisés en mai 1989, mais la situation économique, elle, continuait à se dégrader et en décembre de nouvelles émeutes eurent lieu. Entre-temps, le coût du logement, de la nourriture et des transports avait augmenté de 300 à 1000 %.
Dans le but de reprendre l’initiative, Babangida annonça début 1990, un projet de « réforme démocratique ». Un autre débat public eut lieu et un Bureau politique fut créé pour le conduire. L’une des conclusions du Bureau politique fut que les Nigérians avaient exprimé leur préférence pour « une idéologie socialiste et un système politique bipartite ».
Sur quoi Babangida entreprit de construire de toutes pièces une « démocratie » à son idée. Pour commencer, il écarta d’emblée les rivaux potentiels dans la classe politique en leur interdisant de participer à la « réforme » et en appelant à l’émergence d’une génération d’hommes « nouveaux ». L’ASUU fut de nouveau légalisée, et plus de 80 partis se créèrent. Treize d’entre eux demandèrent alors leur reconnaissance officielle. En vain. Babangida finit par déclarer tous les partis inaptes, car la plupart désapprouvaient le SAP, et par les interdire tous.
Il entreprit ensuite de créer ses propres partis d’opposition, au nombre de deux, sous les étiquettes de la National Republican Convention (NRC), situé « un peu à droite », et du Social Democratic Party (SDP), situé « un peu à gauche ». Ces deux partis reçurent en même temps un programme officiel, rédigé par quelques hauts fonctionnaires sur les instructions de Babangida ainsi que, comme le stipulait l’article 220-1 de la Constitution nouvellement amendée, des locaux dans tous les chefs-lieux, capitales d’État et dans la capitale fédérale. Une fois cette tâche menée à bien, Babangida invita les « nouveaux » politiciens à se manifester.
Inutile de dire que Babangida a tout mis en œuvre pour que se retrouvent à la tête de ces partis des hommes ayant son aval. Ses candidats préférés au titre de « nouveaux » politiciens semblent avoir été des hommes d’affaires, des dirigeants d’organisations professionnelles ainsi que des membres connus des professions libérales.8
La pendaison de Ken Saro-Wiwa
Depuis son indépendance en 1960, le Nigeria a connu une guerre meurtrière, celle du Biafra en 1967, et une série pratiquement ininterrompue de dictatures et de coups d’État. Avec la crise économique de la dernière décennie, la situation politique n’a cessé de se tendre dans le pays et la dictature de se faire plus brutale, conduisant à une crise politique ouverte.
La pendaison, le 10 novembre 1995, de l’écrivain Ken Saro-Wiwa et de huit autres opposants au régime nigérian, qui s’étaient faits les porte-parole de l’ethnie ogoni face au pillage de leurs terres par Shell, a attiré l’attention de la presse internationale sur la crise nigériane. Des manifestations ont eu lieu un peu partout devant les ambassades du Nigeria, et des groupes écologistes ont appelé au boycott de Shell, accusé d’être le véritable instigateur de ces exécutions.
Ces protestations ont suscité des palabres aussi laborieux qu’hypocrites au sein des organismes internationaux, pour savoir s’il fallait prendre des sanctions à l’encontre du Nigeria, et si oui, lesquelles ? Car les dirigeants de l’impérialisme ont bien des raisons de se montrer conciliants vis-à-vis du régime nigérian, quels que soient les écarts auxquels il puisse se livrer.
À cette époque-là, les cent millions d’habitants du Nigeria constituent, par leur nombre plus que par leur richesse bien sûr, le plus important des marchés d’exportation d’Afrique en dehors de l’Afrique du Sud. Sans parler, bien sûr, des richesses naturelles, et en particulier, pétrolifères du pays. Pour la bourgeoisie britannique, par exemple, qui est le principal fournisseur du Nigeria, celui-ci « pèse » 1 milliard d'euros d’exportations par an et près du double d’investissements sur le terrain. Autant dire que pour les dirigeants de l’impérialisme, ni la vie d’une poignée de militants ni le sort de l’ethnie ogoni pour laquelle ils combattaient, ne pèsent bien lourd face aux profits qui sont en jeu. Même Nelson Mandela, hier encore le champion des sanctions économiques internationales contre l’apartheid, a mis un certain temps à jeter son poids dans la balance, sans doute à cause du commerce de plus en plus florissant entre l’Afrique du Sud et le Nigeria.
Finalement, le sommet annuel du Commonwealth, pendant lequel avaient été exécutés Saro-Wiwa et ses compagnons, a quand même « condamné » le Nigeria à une suspension symbolique de deux ans - ce qui, bien sûr, ne changera rien aux relations économiques entre le Nigeria et les pays du Commonwealth. Dans la foulée, les Nations Unies ont voté une résolution aux termes soigneusement dosés de façon à n’engager personne. Et les choses se sont arrêtées là.
La résistance au pillage du delta du Niger
L’ethnie ogoni est l’une des quelque vingt minorités qui composent les 6 millions d’habitants du delta du Niger, dans le sud du pays. Depuis le milieu des années soixante, les grandes compagnies pétrolières ont extrait des milliards de dollars de profits des terres marécageuses du delta, et en particulier Shell qui compte pour près de la moitié de la production. La population locale, elle, n’en a tiré pratiquement aucun bénéfice. Elle n’a ni adduction d’eau, ni tout-à-l’égout, ni routes carrossables. Et paradoxalement, l’électricité, ou toute autre forme d’énergie moderne, reste un privilège rare dans une région par ailleurs si riche en énergie !
Mais il y a pire. Les méthodes utilisées par les grandes compagnies pour extraire le maximum de pétrole au moindre coût, ont transformé le delta en un cloaque pétrolifère. Les pipelines mal entretenus fuient, rendant le sol impropre à la culture et détruisant la faune et la flore marines. L’air est empuanti par les fumées de centaines de torchères qui brûlent du gaz naturel nuit et jour. Partout on trouve des cadavres rouillés de puits et de pipelines désaffectés. Les grandes compagnies pétrolières ont fait du delta un gigantesque dépotoir, dans lequel la population parvient de moins en moins à subsister.
Si Shell et ses acolytes avaient fait ne serait-ce que le dixième de ces dégâts dans un pays riche, ils auraient eu à payer des sommes fabuleuses en procès, amendes et autres dommages et intérêts. Mais qui se soucie de quelques millions d’habitants d’un pays du Tiers Monde comme le Nigeria ? Sûrement pas les gouvernements occidentaux. Quant aux militaires au pouvoir, ils sont bien trop occupés à jouir de leur propre part des revenus pétroliers.
Pendant longtemps, la population du delta a organisé des protestations contre ce pillage éhonté. Ces protestations sont restées sans écho, tant du côté des compagnies pétrolières que du côté du régime nigérian, dont la seule réponse a consisté à accroître la présence de l’armée dans le delta. Les puits ont été entourés de barbelés électrifiés et placés sous surveillance militaire permanente.
C’est dans le cadre de ce mouvement de protestation qu’en 1990, Ken Saro-Wiwa créa le Mouvement pour la Survie du Peuple Ogoni (MOSOP). Le MOSOP exigea que Shell, le seul exploitant présent en pays ogoni, utilise une fraction de ses énormes profits pour réparer les dommages dont il était responsable et améliorer les conditions de vie des populations locales. En même temps, le MOSOP se lança dans une campagne contre la corruption des autorités nigérianes et le détournement à leur profit de revenus pétroliers dont la population ne voyait jamais la couleur.
Contrairement aux autres mouvements de protestation, de caractère plus traditionnel, le MOSOP avait une base militante dont les jeunes chômeurs ogonis constituait le fer de lance. Il organisa avec succès, une série de blocus des installations de Shell en pays ogoni si bien qu’en janvier 1993 Shell finit par se déclarer vaincu et se retira de la région.
Mais Shell n’était pas encore au bout de ses peines. Non seulement le mouvement de résistance contre les trusts pétroliers continua mais il s’étendit. Dans tout le delta le retrait de Shell du pays ogoni fut ressenti comme une victoire et la mobilisation militante de la jeunesse par le MOSOP devint l’exemple à suivre pour toute la population, jusqu’à perturber les opérations de Port Harcourt, la principale ville du delta et son seul port pétrolier en eau profonde.
La dictature se réfugie dans la répression
En juin 1993, moins de six mois après le retrait de Shell, se tint la première élection présidentielle qu’ait connue le pays. Le MOSOP appela au boycott disant à juste titre qu’on ne pouvait faire confiance à une armée corrompue pour introduire la démocratie. Finalement le général-dictateur Babangida décréta le scrutin nul, déclenchant un vaste mouvement de protestation dans tout le pays. Dans le delta, le MOSOP prit la tête du mouvement contre la dictature aux côtés des syndicalistes du pétrole.
Prise entre la mobilisation de la population et la crainte de voir s’amplifier le mouvement de retrait des compagnies pétrolières déjà amorcé en pays ogoni, la dictature riposta par la répression, réduisant le MOSOP à la clandestinité et lançant une campagne de terreur contre les Ogonis. C’est ainsi qu’en août 1993, la soldatesque assassina 35 habitants du petit village ogoni de Ka et en chassa des centaines d’autres avant de le raser complètement.
Pourtant, ni l’omniprésence des troupes gouvernementales dans le delta ni les arrestations et campagnes de terreur ne vinrent à bout du mouvement. En 1994, Shell en était réduit à utiliser la moitié de ses 5 000 salariés dans la région à des tâches de surveillance. Et en mai 1994, une note signée par le chef des services de sécurité de River State (l’un des États du delta), le Major P. Okuntimo, affirmait que « les opérations de la compagnie Shell demeurent impossibles à moins d’entreprendre des opérations militaires impitoyables pour permettre la reprise normale de l’activité économique ». Ce document poursuivait en recommandant la « liquidation » des leaders ogonis. Ce n’était évidemment pas par hasard si, quelques jours plus tard, quatre dirigeants ogonis étaient assassinés dans des circonstances mystérieuses au cours d’un rassemblement organisé par le MOSOP. Dans la foulée, Ken Saro-Wiwa, qui n’était même pas présent lors du rassemblement, ainsi que huit autres dirigeants du MOSOP, étaient arrêtés, inculpés pour meurtre et emprisonnés.
Le procès qui suivit, dura dix mois et fut largement retransmis dans tout le pays. Ce fut une parodie de justice. Le cérémonial y fut respecté dans les moindres détails jusqu’aux perruques des juges, à la façon des tribunaux britanniques. Mais un officier supérieur supervisait la procédure et un avocat mandaté par Shell suivait les débats. De nombreux incidents vinrent révéler la machination tramée contre les accusés. Il y eut par exemple les révélations de deux témoins-clé de l’accusation, expliquant que Shell leur avait offert des contrats en échange de leurs « témoignages ». De toutes façons la sentence avait été prononcée d’avance. Saro-Wiwa et ses huit co-accusés furent condamnés à mort et promptement exécutés, pour couper court à tout mouvement de protestation.
De toute évidence, le régime a voulu faire un exemple vis-à-vis des rebelles du delta tandis qu’il se livrait à une démonstration de force en y renforçant le quadrillage policier. Mais en même temps, face au mouvement de protestation montant dans tout le pays, il a cherché à raviver les vieilles rivalités ethniques, se servant de ce procès médiatique pour mettre en accusation les populations du delta en dénonçant le « manque de patriotisme » qui les conduisait à faire appel à l’opinion publique internationale contre le régime et à perturber la production pétrolière du pays.
C’est ainsi que, quelques jours après la pendaison de Ken Saro-Wiwa et de ses compagnons, le régime donnait le coup d’envoi d’une campagne de manifestations dans les principales villes du centre et du nord du pays pour donner à la « population » - dont à vrai dire bon nombre de salariés de l’État à qui on avait donné congé et offert une prime en échange de leur participation - l’occasion de manifester son soutien au régime et à sa fermeté face aux « ingérences de l’étranger dans une affaire criminelle purement nigériane ».
Entre le fait de dénoncer les habitants du sud pour leur manque de « patriotisme » et les accuser d’être la cause de la catastrophe économique que connaît le Nigeria, il n’y a qu’un pas qui, s’il était franchi, pourrait faire renaître des pogroms semblables à ceux qui ont précédé la guerre du Biafra dans les années soixante. Depuis l’indépendance, les politiciens nigérians ne se sont jamais privés d’utiliser à l’occasion les oppositions nord-sud, une méthode de gouvernement qu’ils ont d’ailleurs héritée des colonisateurs britanniques du pays. Une telle dérive devenait le principal recours d’un régime qui ne savait plus comment contenir la crise politique qui le secouait, avec des conséquences qui pouvaient se révéler terribles pour la population.
Trois ans de crise politique
La crise politique ouverte par l’annulation de l’élection présidentielle du 12 juin 1993 et de la victoire du candidat-milliardaire Moshood Abiola, n’a en effet toujours pas trouvé de solution. Ce coup de force du général Babangida, le dictateur de l’époque, reflétait les difficultés qu’éprouvait l’armée à transmettre le pouvoir à un régime civil élu, même si son habillage « démocratique » n’aurait pour but que de masquer un peu mieux le pillage des richesses du pays par une petite couche de privilégiés et leurs commanditaires impérialistes.
Babangida n’avait pourtant pris aucun risque. Il avait supervisé personnellement l’élaboration des programmes politiques et des structures des deux seuls partis autorisés ainsi que le choix de leurs candidats. Pourquoi Babangida a-t-il quand même stoppé net le processus de passation des pouvoirs qu’il avait lui-même conduit jusqu’aux élections ? Nous ne le savons pas. Mais on peut penser que Babangida n’a pas cru à la capacité d’Abiola de préserver le statu quo, c’est-à-dire de protéger les intérêts des privilégiés en place, et en particulier ceux des militaires - soit parce qu’il doutait de sa capacité à faire face au mécontentement populaire qui s’était déjà manifesté au cours de la période pré-électorale, soit parce que, comme peuvent le laisser penser les épurations qui ont suivi dans l’armée, il craignait un éclatement de celle-ci à l’occasion de la transition vers le nouveau pouvoir.
En 1993, l’annulation de l’élection déclencha un peu partout des émeutes, des manifestations et des grèves qui furent sévèrement réprimées. Face à cette vague de protestations qui ne ralentissait pas, Babangida finit par démissionner le 27 août, chargeant un conseil transitoire intérimaire constitué de civils d’organiser de nouvelles élections. Mais la démission du dictateur n’empêcha pas les travailleurs du pétrole de maintenir la grève qu’ils avaient programmée auparavant, ni d’être bientôt rejoints par de nombreux travailleurs, du public comme du privé. Et le 17 novembre 1993, le général Sani Abacha ripostait par un nouveau coup d’État officiellement destiné à « restaurer l’ordre et… la démocratie » ! Parmi les partisans d’Abacha se trouvaient d’ailleurs un certain nombre de supporters notoires de Moshood Abiola, ce qui n’était paradoxal qu’en apparence. Après tout, Abiola n’avait jamais envisagé de venir au pouvoir autrement qu’avec la bénédiction des militaires et cela impliquait de sa part la recherche d’un accord avec l’armée. Et puis Abacha n’avait-il pas annoncé, pour avril 1994, l’élection d’une assemblée constituante dont la tâche serait de relancer le « processus démocratique » ?
Cette assemblée ne devait jamais voir le jour. Et pour cause : les manifestations et les grèves se poursuivant, les partisans d’Abiola prirent leurs distances vis-à-vis du régime d’Abacha plutôt que de risquer de se déconsidérer en le soutenant, même du bout des lèvres. Le boycott du scrutin d’avril 1994, à l’appel de l’ensemble de l’opposition légale et illégale, fut un succès : il y eut 300 000 votants, contre 13 millions en juin 1993, sur un total de 39 millions d’électeurs. La veille du premier anniversaire de l’annulation de son élection, le 11 juin 1994, Abiola déclara qu’il se considérait désormais comme le président élu du pays. Quelques jours plus tard, il était arrêté et emprisonné.
Son emprisonnement déclencha une nouvelle vague de manifestations contre la dictature parmi les étudiants et les jeunes des grandes villes. En même temps, une grève nationale suivie par des dizaines de milliers de travailleurs du pétrole, paralysa le pays pendant deux mois. Une fois encore, le régime riposta par la répression. Des dirigeants de la grève, militants syndicalistes ou étudiants, des journalistes, des responsables de publications, etc., furent arrêtés. Trois des plus grands groupes de presse furent interdits, officiellement pour une durée de six mois, dont celui appartenant à Abiola. Peu après, les chefs de l’armée et de la marine, ainsi que des centaines de cadres siégeant dans les conseils d’administration des entreprises d’État ou des agences fédérales, furent limogés du jour au lendemain. Abacha avait décidé de faire le ménage en grand, faisait ainsi savoir à tous qu’il ne tolérerait aucune complaisance à l’égard de l’opposition dans les sphères dirigeantes de l’État.
Puis, au début de l’année 1995, Abacha s’en prit à ce qu’il comptait encore comme rivaux potentiels ou réels au sein-même de l’armée, en ordonnant l’arrestation de tous les militaires qui s’étaient fait remarquer par leur manque d’empressement lors de son coup d’État, y compris l’ancien dictateur Olusegun Obasanjo, qui s’était « distingué » en étant le premier général nigérian à remettre le pouvoir à un gouvernement civil en 1979 - bien que, il est vrai, pas pour très longtemps. Obasanjo et neuf autres militaires furent accusés d’avoir comploté en vue de renverser le régime et condamnés à mort. La sentence fut par la suite commuée en peines de 15 à 25 ans de prison, en gage de bonne volonté vis-à-vis de la « l’opinion publique internationale », en l’occurrence essentiellement celle de la diplomatie américaine.
Une corruption florissante
À l’heure où les services publics et l’économie dans son ensemble s’effondrent de façon dramatique, la corruption, le népotisme et la prévarication atteignent de nouveaux sommets. L’industrie du pétrole reste, bien sûr, la principale source d’enrichissement pour toute une couche de privilégiés, liée en particulier à l’armée qui est pour ainsi dire « branchée » directement sur les pompes à pétrole. Ceux-là ont les moyens de s’acheter des propriétés luxueuses en Grande-Bretagne ou en Suisse, et d’« investir » sur les marchés financiers… aussi loin que possible du Nigeria, évidemment.
Les revenus pétroliers sont détournés à tous les niveaux. Il y a par exemple, chaque année, des centaines de camions-citernes qui « disparaissent » avec leur contenu et n’arrivent jamais à destination. Ils sont quelquefois « retrouvés », dans des pays voisins - vides évidemment. Au point qu’en avril 1994, cette contrebande à grande échelle a été la principale cause d’une pénurie nationale d’essence et de fioul qui a presque paralysé les villes du pays.
Quand on monte plus haut dans la hiérarchie, les détournements se font plus « respectables ». C’est ainsi que, dans la liste des entreprises qui se partagent le marché de l’exportation du pétrole nigérian et qui ne comprend qu’une poignée de sociétés nigérianes, on trouve deux compagnies dirigées par d’anciens secrétaires d’État au pétrole ; une compagnie appartenant à la famille d’un ministre, une autre appartenant à un ancien président de la compagnie pétrolière d’État ; et Summit Oil, la compagnie de Moshood Abiola, qui continue donc à faire partie des « privilégiés » du régime, même s’il est en prison.
En fait, l’exemple vient des plus hauts niveaux de l’État, du dictateur lui-même. Le gouvernement nigérian, par l’intermédiaire de sa compagnie nationale, la NNPC (Nigerian National Petroleum Corporation), touche 57 % des revenus pétroliers générés par ses filiales communes avec les trusts pétroliers internationaux - Shell, Agip et Elf, ou les américains Mobil, Chevron et Texaco. Ces revenus approvisionnent en particulier les comptes dits « dédiés » qu’a inventés Babangida en 1988 pour financer certains « projets spéciaux », et qui constituent probablement le plus grand détournement de fonds officiel de l’histoire de l’industrie pétrolière. Une enquête demandée par Abacha, qui a maintenu ce système à son profit, a révélé qu’entre 1988 et 1994 (bien après le coup d’État d’Abacha), près de 9 milliards d'euros versés sur ces comptes s’étaient envolés. Étant donné les circonstances dans lesquelles s’est déroulée l’enquête, les sommes détournées pourraient être encore plus importantes. Et personne ne sera surpris si on apprenait que, depuis qu’il s’est déclaré président, Abacha est devenu milliardaire.9
La mort d'Abacha
En juin 1998, il disparut brusquement, officiellement des suites d’un arrêt cardiaque. Mais qui sait ? Après avoir emprisonné et exécuté tant d’adversaires politiques, Abacha ne manquait pas d’ennemis, d’autant qu’il était devenu extrêmement gourmand, comme l’a montré la révélation qu’il avait fait main basse sur la bagatelle de 4,8 milliards d’euros aux dépens des caisses de l’État.
Quoi qu’il en soit, ce fut un « proche » d’Abacha, le général Abubakar, qui prit sa place à la tête de l’État. Abubakar interdit les 5 partis créés par Abacha et, craignant sans doute de finir comme son prédécesseur, étant donné les rivalités croissantes dans les cercles dirigeants de l’armée, il annonça la tenue d’élections « démocratiques » dans les six mois.
Ce fut à ce moment-là que l’ex-général Obasanjo sortit de sa retraite ou, plus exactement, de la prison où Abacha l’avait jeté pour former son propre parti politique, le Parti démocratique du peuple (Peoples’ Democratic Party, ou PDP), une coalition de politiciens chevronnés et de généraux retraités issus de la faction de l’armée opposée à Abacha.
En vertu de la « loi électorale » en vigueur sous le général Abubakar, seuls les partis ayant obtenu plus de 10 % des suffrages aux élections municipales de décembre 1998 étaient autorisés à présenter des candidats aux législatives. Sur les 9 partis apparus après la mort d’Abacha, seuls trois atteignaient ce seuil, et ils représentaient tous trois la vieille élite politico-militaire : il s’agissait du PDP d’Obasanjo, de l’APP (All Peoples’ Party), constitué de riches hommes d’affaires et d’hommes politiques qui avaient soutenu Abacha, et de l’Alliance pour la Démocratie, un parti basé sur l’ethnie yorouba dans le sud-ouest du pays, dont le leader était Olu Falae, un économiste formé à l’université américaine de Yale, ex-banquier et ancien ministre des Finances sous les militaires.
Autrement dit, aucun parti représentant de près ou de loin les préoccupations de la population pauvre ne fut autorisé à se présenter. Les élections donnèrent une « majorité écrasante » au PDP, tant au Sénat qu’à la Chambre des Représentants.
Obasanjo reçut immédiatement le soutien de l’Occident, qui lui délivra son diplôme de « démocrate ». On ignora allègrement la fraude qui, de l’avis de tous les observateurs, avait marqué les élections. Olu Falae, le principal rival d’Obasanjo, l’accusa d’avoir recouru à des trucages monumentaux. Même Jimmy Carter, l’ancien président des États-Unis, qui faisait partie des observateurs officiels, déclara ne pas être en mesure de porter « un jugement précis sur ces élections », en raison de « l’écart considérable entre le nombre d’électeurs comptabilisés dans les bureaux de vote par les observateurs et les résultats définitifs publiés par le pouvoir »... La commission électorale avait en effet enregistré plus de 28 millions de bulletins de vote, c’est-à-dire le double des 14 millions de votes comptabilisés lors des précédentes élections, en 1993 !
Mais c’est ainsi que vit le jour le « régime civil et démocratique » d’Obasanjo.
L’armée toujours omniprésente
Quant au caractère « civil » de son régime, Obasanjo dévoila très vite ses intentions, en déclarant notamment qu’il n’avait aucune intention de punir les soldats accusés de corruption et de violation des droits de l’homme : « Il n’y aura pas de chasse aux sorcières », déclara-t-il, « je mènerai la politique la meilleure pour l’ensemble du pays ». De sorte qu’aux yeux de beaucoup de gens, il apparut comme ayant été mis en place précisément pour protéger l’armée contre d’éventuelles poursuites pour corruption.
Il s’est trouvé des commentateurs pour prétendre qu’Obasanjo avait « réformé l’armée de fond en comble ». En fait, il semble s’en être pris surtout aux officiers subalternes, ceux-là mêmes dont l’attitude a toujours déterminé la réussite ou l’échec des coups d’État passés et qui pouvaient donc le menacer. Et sans doute son arrivée au pouvoir a-t-elle entraîné une redistribution du gâteau entre les différentes factions au sommet de l’armée. Mais rien de plus. Car Obasanjo n’a guère écorné la puissance militaire considérable de l’armée, pas plus qu’il n’a réduit son rôle traditionnel de colonne vertébrale de l’immense État fédéral nigérian, où elle sert de contrepoids aux luttes d’influence des cliques politiciennes et régionalistes. Mais du même coup, cela signifie que, tout comme au temps de la dictature, les rivalités entre factions militaires continuent à menacer la stabilité politique du pays.
Le jeu meurtrier des rivalités politiques
Sur fond de paupérisation, les rivalités entre politiciens qui cherchent à s’arroger une part toujours plus importante du gâteau ou bien simplement à écarter des rivaux éventuels enveniment toujours plus la situation. La vieille habitude consistant à encourager les rivalités ethniques a pris une telle ampleur que la situation rappelle les années soixante, quand les dirigeants politiques du Sud déclarèrent la sécession du Biafra et déclenchèrent une guerre civile parmi les plus meurtrières que l’Afrique ait connues. Il est vrai qu’ils y furent très vivement encouragés, à l’époque, par l’État français, sous de Gaulle, qui leur apporta son aide financière et militaire dans l’espoir d’arracher à l’impérialisme britannique les champs pétrolifères prometteurs que l’on venait de découvrir dans le delta du Niger. Cette guerre a laissé des traces très profondes dans la population.
Dans le sillage de la répression des dictatures passées et de la pauvreté accrue (qui engendrent pillages et criminalité), des milices locales ont fait leur apparition dans tout le pays au cours de ces dernières années.
Mais la tendance la plus dangereuse aujourd’hui est l’utilisation des tensions religieuses à des fins politiques car celles-ci mobilisent des franges bien plus larges de la population. Dans un pays qui compte 250 groupes ethniques différents mais seulement une poignée de religions, la démagogie intégriste permet de ratisser plus large et d’obtenir une assise plus vaste que la démagogie ethniste. Il faut aussi rappeler que, dans la période qui a précédé la guerre du Biafra, les mouvements sécessionnistes étaient en quelque sorte « justifiés » par des affrontements dans le Nord du pays qui ont pris bien souvent un caractère religieux : les musulmans du Nord incendiaient les habitations de chrétiens du Sud installés sur « leur » territoire et qu’ils accusaient de monopoliser les meilleurs emplois grâce au fait qu’ils avaient généralement une meilleure formation.
Depuis l’avènement du nouveau régime civil « démocratique », 12 États du Nord (sur 19 États du Nord à majorité musulmane) ont officiellement adopté la charia, le premier à l’avoir fait ayant été l’État déshérité du Zamfara en janvier 2000. Dans ces États, ce sont donc des institutions héritées tout droit du système médiéval britannique, avec leurs magistrats en robe et leurs perruques poudrées, qui ont entrepris d’appliquer à leur façon une charia encore plus médiévale !
Même si les tribunaux islamiques existent depuis des décennies de manière officieuse au Nigeria, les châtiments aussi barbares que la lapidation de femmes « adultères », l’amputation des voleurs et les coups de fouet pour « fornication » ne sont devenus une réalité qu’au début des années 2000. Dans les États ayant adopté la charia, les chrétiens n’ont plus le droit d’enseigner, ni d’occuper des postes de fonctionnaires ou de s’exprimer à la radio. La pénurie des emplois a beaucoup aidé les politiciens à rallier la population musulmane derrière leurs campagnes démagogiques pour l’instauration de la charia. Et c’en était bien le but. Mais tout cela s’est payé très cher. En 2002, les affrontements entre chrétiens et musulmans engendrés par cette démagogie islamiste avaient déjà fait plus de 10 000 morts à travers tout le nord du pays.10
La réélection d'Obasanjo en 2003
Les élections de 2003 reflètent une polarisation croissante de la société nigériane le long des lignes de fracture religieuses. S'il engrange à nouveau près de 61,8 % des voix face à l'ex-dictateur haoussa musulman Muhammadu Buhari et après une campagne tumultueuse, ce n'est que parce que le sévère recul dans les États du Nord est compensé par un fort soutien cette fois de son sud-ouest natal. Des accusations de fraudes seront par ailleurs lancées des deux côtés, mais les observateurs ne le jugent pas suffisamment systématiques pour avoir eu une réelle influence sur le résultat final du scrutin (Obasanjo l'emportant avec près de 11 millions de voix d'avance).
La constitution nigériane interdit au président de se représenter pour un troisième mandat. Une modification constitutionnelle avait été présentée sans qu'Obasanjo ne donne des informations claires sur sa volonté ou non d'effectuer un troisième mandat ainsi que sur son soutien à cette modification. Les anciens dictateurs Muhammadu Buhari et Ibrahim Babangida ainsi que le vice-président Atiku Abubakar se déclarent opposés à cette modification. La proposition a rencontré un front uni de l'opposition au parlement ainsi que le soutien de députés et sénateurs du People's Democratic Party d'Obasanjo. Elle n'a pas reçu l'aval des deux-tiers du Sénat nigérian lors d'un vote le 16 mai 2006. En conséquence, Obasanjo ne peut donc se représenter en 2007.11
Élection sur fond de corruption et de misère (2007)
Umaru Yar'Adua, candidat du People's Democratic Party (PDP) et du pouvoir en place, a, sans surprise, remporté l'élection présidentielle du 21 avril 2007. Une élection programmée qui a été marquée par de multiples fraudes et des violences qui ont fait au moins 200 morts. Les deux principaux partis d'opposition - le All Nigeria People's Party du général Muhammadu Buhari et l'Action Congress du vice-président Atiku Abubakar - ont d'ailleurs décidé de contester ces résultats devant la justice.
Cette parodie de démocratie s'inscrit dans ce qui a caractérisé l'histoire de ce pays depuis son accession à l'indépendance en 1960. Le Nigeria est habitué aux coups d'État et aux dictatures militaires et, même lorsqu'il est dirigé par un pouvoir civil, l'armée n'est jamais bien loin. Les dirigeants et les autorités du pays, profondément corrompus, sont surtout à la botte des majors pétrolières, comme Shell et Chevron.
En effet, depuis la découverte, dans les années cinquante, d'importantes ressources pétrolières et gazières, notamment dans la région du delta du Niger, le Nigeria est devenu le premier producteur africain et le cinquième à l'échelle du monde. Mais les retombées de cette richesse n'ont profité qu'aux multinationales et aux classes dirigeantes, qui ont détourné des centaines de millions de dollars à leur profit. Le pays et l'immense majorité de la population, eux, n'ont cessé de s'enfoncer dans la misère et le sous-développement. Trois habitants sur quatre doivent essayer de survivre avec moins de un dollar par jour. Quant aux infrastructures (distribution de l'eau, électricité...) et aux équipements publics (écoles, hôpitaux...), il y a longtemps qu'ils ont cessé de fonctionner faute d'investissement et d'une dotation budgétaire suffisante.
Cela n'empêche pas les grandes puissances occidentales d'entretenir de bonnes relations avec les couches dirigeantes nigérianes qui, à l'échelle du continent africain, s'efforcent de défendre les intérêts généraux de l'impérialisme. Jusqu'à présent, l'administration américaine se félicitait de la collaboration d'Obasanjo ; elle ne devait rien avoir à craindre de son successeur désigné Umaru Yar'Adua, fût-il élu au cours d'une parodie de démocratie.12
Décès du président en cours de mandat
Du 23 novembre 2009 au 23 février 2010, Yar'Adua est absent du pays pour se faire soigner en Arabie saoudite et ne reprend pas ses fonctions à son retour, étant vraisemblablement en très mauvais état de santé. L'intérim de la présidence est alors assuré par le vice-président Goodluck Jonathan à partir du 10 février 2010.
Yar'Adua meurt à son domicile le 5 mai 2010, à l'âge de 58 ans, des suites de la longue maladie cardiaque qui l'avait tenu éloigné de la vie politique pendant plus de six mois.13
Nouvelles élections sur fond de tension sociale
Le 18 avril 2010, Jonathan Goodluck a été déclaré vainqueur des élections présidentielles dès le premier tour avec 22 millions de voix contre 12 millions pour son challenger et, en remportant plus d’1/4 des voix dans 2/3 des 36 États qui constituent le Nigeria.
Les observateurs, notamment ceux dépêchés par l’Union Africaine, considèrent le vote comme sincère, jugement qui est loin d’être partagé par l’opposition ; ainsi Muhammadu Buhari, arrivé second, dénonce des vols de nuit d’avions remplis de bulletins et met en avant l’existence d’États où les résultats pour Goodluck dépassent les 95%. Dès l’annonce du résultat des émeutes ont éclaté dans le Nord du pays, notamment à Jos provoquant la fuite de milliers d’habitants.
Depuis 1999, le parti démocratique du peuple, le PDP se révèle être une formidable machine électorale et, même s’il a été affaibli par des primaires en son sein, il a réussi son pari de gagner dès le premier tour face à une opposition divisée, mais surtout qui est issue du même sérail que les dirigeants du PDP. En effet, Buhari a déjà été au pouvoir, à la tête d’une dictature pendant deux ans et rien n’a jamais été entrepris pour les populations.
Le pays est profondément divisé entre le Nord, musulman, et le Sud, chrétien et si la religion joue un rôle dans cette division, d’autres facteurs doivent être pris en compte ; l’histoire coloniale du pays où l’occupant britannique a soigneusement entretenu l’opposition entre les deux parties du pays et surtout la situation économique du Nord qui reste moins développée et beaucoup plus pauvre que le Sud.
Le trait commun cependant reste que l’immense majorité des 150 millions de Nigérians vivent dans des conditions sociales indignes au vu de la richesse de ce pays.
L’élite dirigeante dilapide des sommes provenant de l’exportation du pétrole. En 2007, les comptes de l’Excess crude account (ECA) sur lesquels sont placés les revenus pétroliers, s’élèvent à 20 milliards de dollars ; en 2011, il ne resterait plus que 500 millions de dollars, le reste étant distribué aux différents gouverneurs des États afin d’acheter leur soutien au gouvernement fédéral.
Cette corruption se rencontre partout, le Nigeria comparé à l’Afrique du Sud est 27 fois moins développé en ce qui concerne la distribution de l’électricité, ce qui permet ainsi au PDG de Zenon oil, principal fournisseur de diesel pour les générateurs électriques, d’amasser des fortunes considérables. Il est l’un des principaux soutiens de Goodluck et fait pression pour ralentir au maximum le déploiement de l’électricité à travers le pays.14
Une mobilisation historique
Le 1er janvier 2012, Goodluck Jonathan annonce la fin de ce qu’il appelle « la subvention à l’essence » ce qui a pour conséquence de doubler les prix. Ainsi le litre d’essence passe de 65 à 140 Nairas (de 0.3 à 0.66€) dans les stations services et au marché noir de 100 à 200 nairas (de 0.47 à 0.95€).
Bien que le Nigeria soit le premier pays africain exportateur de pétrole, les populations devaient payer le prix fort et ne subir que les conséquences néfastes de la pollution et de la corruption liées à l’extraction de l’or noir.
Une attaque récurrente
Déjà en 1999, alors que le pays sortait d’une dictature militaire particulièrement féroce, les premières actions du gouvernement civil furent de tenter d’augmenter les prix du carburant, occasionnant ainsi de fortes mobilisations populaires. Depuis cette date, et par 19 fois, la bourgeoisie nigériane essaiera d’imposer ces attaques avec une réussite partielle en 2007 où le diesel et le kérosène seront dérégulés, aboutissant aux prix les plus élevés du continent africain.
La classe dirigeante ne s’est pas embarrassée du respect de la Loi, ainsi elle a mis de côté le Petroleum Products Pricing Regulatory Agency (PPPRA) dont la direction est assurée par des dirigeants du secteur pétrolier, des représentants du gouvernement, mais aussi des organisations syndicales qui sont censés être l’organisme qui gère les produits pétroliers et la fixation des prix.
Un déluge de mensonge
En fait parler de subvention est, au pire, un mensonge au mieux un abus de langage. En effet, le Nigeria garde 445.000 barils / jours en plus des 2.5 millions de barils produit par jour pour sa consommation domestique. 170.000 barils sont raffinés sur place, (80.000 barils pour la raffinerie de Warri et 90.000 pour celle de Port Harcourt). Le reste est raffiné à l’extérieur du pays pour être ensuite réimporté. Dans le premier cas, celui du traitement domestique sur place, le prix vendu compense très largement les frais de raffinage, en effet il est estimé à 34 nairas. Pour le second cas les estimations sont de 44 nairas avec un raffinage de très mauvaise qualité assuré, entre autre, par la société Trafigura qui s’est illustrée en déchargeant des déchets toxiques à Abidjan en Côte d’Ivoire. En fait le gouvernement, pour fixer le prix à la pompe, se réfère au prix de l’essence importé en oubliant de déduire la somme reçue lors de l’exportation du baril de brut qui a servi au raffinement de cette essence.
Trois semaines avant l’annonce de cette augmentation, lors de son voyage au Nigeria, Christine Lagarde, directrice du FMI avait intimé l’ordre au gouvernement nigérian de réduire les dépenses de l’État. C’est dans ce cadre que le gouvernement, en parlant de suppression de la subvention, ne vise en fait qu’à intégrer les 445.000 barils dans la production OPEP et vendre le prix de l’essence à un niveau identique à n’importe quel pays qui importerait de l’essence sans fournir les barils de pétrole brut.
Évidement en termes de communication il est plus facile de dire que l’on supprime les subventions au fuel plutôt que de dire que, sous l’injonction du FMI, on augmente de plus de 100 % les prix. Autrement dit, la classe dirigeante nigériane tente de s’emparer des 445.000 barils destinés à la population pour les vendre à l’extérieur et faire un maximum de profit.
Le Goodluck de la bourgeoisie
Les capitalistes nigérians n’ont eu de cesse de brader les richesses et les entreprises aux multinationales et veulent déréguler complètement le secteur pétrolier en privatisant la Nigerian National Petroleum Corporation (NNPC).
Jonathan Goodluck se justifie en expliquant qu’il s’agit, pour l’état, de faire des réserves financières. Mais faire des réserves pour quoi ? Déjà l’État a subventionné, à coup de milliards de nairas, les principales banques du pays sans rien exiger en retour. Pour mieux faire passer la pilule, les dirigeants tentent de faire croire que les sommes récupérées sur la population serviront à investir dans les infrastructures du pays. Ils ont déjà fait le même coup en 2007 lors de l’augmentation du diesel sans que personne n’ait rien vu de concret. Les infrastructures du pays sont complètement laissées à l’abandon depuis des décennies malgré les richesses énormes du pays dues à la manne pétrolière. Pourquoi aujourd’hui cela changerait-il ? À titre d’exemple pour Lagos, une ville qui compte plus de 15 millions d’habitants, il n’y a même pas un réseau ferré, obligeant ainsi les citadins de conditions modestes à utiliser taxis ou minibus.
Si le pays est dans un tel état c’est du fait d’une politique d’alliance entre les élites nigérianes et les dirigeants des multinationales qui prennent des mesures délétères pour le pays, pourvu que cela leur rapporte. C’est ainsi que des fortunes se font à coup de surfacturations d’importation ou d’augmentations volontaires de surestarie.
Depuis 1999, malgré la délivrance de 19 licences pour la construction de raffineries qui font cruellement défaut au pays, aucune n’a vu le jour car les multinationales empêchent l’édifice de toutes usines de transformation du pétrole qui pourraient les concurrencer.
Pendant des décennies, le gouvernement a fermé les yeux sur la pollution liée à l’extraction du pétrole. Dans le delta du Niger, l’eau n’est plus potable, les activités agricoles sont condamnées, l’air est devenu irrespirable du fait des torches et les populations ne peuvent que voir leur région se détruire ou bien se réfugier dans des activités mafieuses et de piraterie pour survivre.
La riposte des populations
Dès l’annonce de cette mesure, des milliers de nigérians sont descendus spontanément dans la rue dans les principales villes du pays Kano, Ilorin, Kogi, mais aussi Abuja, la capitale politique et Lagos, le centre économique du pays. Ils ont exprimés un ras le bol de ces gouvernements corrompus qui se succèdent, mais mènent la même politique : celle de s’enrichir aux dépens des populations. L’essence ne sert pas uniquement pour les véhicules, mais aussi aux générateurs pour produire l’électricité du réseau totalement déficient du fait de l’incurie des dirigeants. Les nigérians considèrent que la seule retombée positive, de la manne pétrolière est de bénéficier d’un prix relativement bas pour l’essence.
Le doublement du prix de l’essence ne va pas avoir seulement un impact sur les transports, mais aussi sur les produits de consommation courante du fait de l’augmentation des coûts de production et d’acheminement. Une situation impossible pour 70 % des 160 millions d’habitants qui vivent avec moins de deux dollars par jour.15
La population prise entre les assassins de Boko Haram et l'armée
En avril 2014, les bandes armées islamistes de Boko Haram ont enlevé 220 lycéennes. Mais tous les jours cette organisation intégriste fait régner la terreur dans le nord-est du Nigeria, où les massacres se sont multipliés depuis le début de l'année 2015.
Pendant le week-end des 10 et 11 janvier, 25 personnes sont ainsi mortes sur les marchés du nord du Nigeria. Boko Haram y avait envoyé des fillettes de 10 ans bardées d'explosifs commandés à distance. La semaine précédente, une quinzaine de villages de la région avaient été attaqués et leurs habitants massacrés. À Baga, des centaines de personnes y ont laissé la vie. Les survivants ont dû s'enfuir en traversant le lac Tchad comme elles le pouvaient, s'y noyant parfois. La ville de Damaturu a également été prise pour cible, et on y compte une centaine de victimes.
La population vit entre deux terreurs : elle craint Boko Haram, mais aussi l'armée nigériane. Quand celle-ci sort des casernes où elle s'est retranchée, c'est pour commettre des tueries dont la cruauté ne cède en rien à celles commises par la secte. En avril 2013, les militaires ont brûlé 2 000 maisons à Baga pour venger la mort d'un des leurs. Chacun des deux camps cherche à prendre ou à garder le pouvoir sur la région en employant la même politique terroriste. Et Boko Haram menace désormais la population des pays voisins, le Cameroun, le Tchad et le Niger, cherchant à étendre sa domination sur la vaste zone déshéritée qui s'étend de part et d'autre de ces frontières.
Toutes ces horreurs se déroulent dans un pays, le Nigeria, qui est avec l'Afrique du Sud la première économie du continent, le paradis des compagnies pétrolières et la terre bénie des investisseurs en Afrique.16
Eldorado pour qui ?
Le Nigeria était surtout évoqué ces derniers temps dans la rubrique économique des journaux comme un nouvel eldorado, le symbole d'une Afrique subsaharienne qui allait enfin sortir de la misère. La presse vante son taux de croissance de plus de 6 % et sa capitale économique, Lagos, est qualifiée de « Singapour de l'Afrique ». Mais ces indicateurs économiques ne signifient rien pour la population, et si le Nigeria peut être un symbole, c'est surtout celui des inégalités qu'engendre le développement capitaliste.
À Lagos même, principale ville du pays, coexistent les riches demeures d'une bourgeoisie affichant son luxe et des bidonvilles d'une abominable pauvreté. L'absence d'électricité est quasi permanente dans la plupart des quartiers et à l'échelle du pays, la moitié des Nigérians n'y ont de toute façon pas accès. Le président Goodluck Jonathan a entrepris d'en privatiser la production, ce qui résoudra peut-être le problème pour la minorité capable de payer, cette nouvelle classe moyenne africaine dont se gargarisent les économistes. Les coupures d'eau sont fréquentes et les routes défoncées. Pour avoir du carburant, la population en est réduite à siphonner les pipe-lines, provoquant régulièrement des explosions meurtrières. On estime pourtant que six mille personnes viennent chaque jour s'ajouter aux dix-huit millions d'habitants de l'agglomération de Lagos dans l'espoir d'y trouver une vie meilleure.
Une terrible arriération
Dans le reste du pays, la situation est encore pire, en particulier dans les régions musulmanes du Nord où est née la secte Boko Haram. Déjà à l'époque de la colonisation britannique cette zone était délaissée, beaucoup moins intéressante que les régions côtières, comme partout en Afrique. Cela a continué avec l'indépendance. En 2001 les États du nord de cette fédération qu'est le Nigeria ont instauré la charia, la loi islamique, avec la complicité du gouvernement central. Celui-ci ne s'est un peu ému que lorsqu'une adolescente condamnée à mort par lapidation pour adultère a fait l'objet d'une campagne internationale de soutien en 2003. De telles condamnations sont régulièrement prononcées, pour homosexualité par exemple. Les femmes sont les premières victimes de cette arriération. Dans l'État de Zamfara, le premier à avoir instauré la loi islamique, seulement 5 % des filles sauraient lire et écrire.
C'est sur ce terreau de pauvreté, d'arriération moyenâgeuse et de violent mépris des femmes que s'est développée au début des années 2000 la secte Boko Haram, dont le nom veut dire littéralement « l'éducation occidentale est un péché ». Ses hommes s'en sont d'abord pris aux symboles du pouvoir, postes de police, casernes, tribunaux, avant de retourner leurs armes vers ce qu'ils considèrent comme les symboles de l'Occident, en particulier l'école. Ils ont mené des attaques sanglantes contre des églises chrétiennes dans le sud du pays, et même contre le siège des Nations unies à Abuja, la capitale politique. Le pouvoir central nigérian, après avoir tenté d'acheter ses chefs, a constitué des forces de combat contre le groupe. Mais la plus grande partie du budget militaire, qui représente pratiquement le quart des dépenses de l'État, est englouti dans la corruption et derrière le président civil Goodluck Jonathan, les généraux, longtemps au pouvoir, ont gardé leur influence et leur richesse. D'ailleurs, quand l'armée nigériane intervient contre Boko Haram, c'est en grande partie la population qui fait les frais de ses bombardements, à tel point que les organisations humanitaires affirment qu'elle a fait plus de victimes parmi les villageois que la secte elle-même.17
Les exactions commises par l’armée ne sont pas chose nouvelle et c’est précisément dans les années 1980, avec l’émergence du mouvement Maitasine que des mouvements réactionnaires comme Boko Haram ont pris leurs racines. Déjà alors, la doctrine religieuse extrême sur laquelle ce mouvement s’est développé était ancrée dans la misère permanente et les difficultés socio-économiques de la vaste majorité de la population alors même que le pays regorge de ressources naturelles et humaines. Sous le système capitaliste international, et particulièrement dans des sociétés capitalistes néo-coloniales comme le Nigeria, la pauvreté et l’oppression sont abyssales. Ceci constitue la lie de sectes comme Boko Haram, qui, avec leurs prêches fondamentalistes réactionnaires, rencontrent souvent la sympathie des sections les plus durement opprimées des masses, plus réceptives aux promesses d’un monde meilleur au paradis contre un monde plein de pêcheurs incrédules et d’agents de Satan ! La popularité initiale de Boko Haram en 2009 était basée sur les discours virulents et parfois les attaques armées contre l’opulence obscène dans laquelle vivent les membres de l’élite dirigeante, mais aussi contre la police – les policiers ont une tendance à voir les masses pauvres comme de simples objets d’extorsion ; alors que la société nigériane est de plus en plus insupportable du point de vue socio-économique.
Ainsi en 2009, le gouvernement et l’appareil militaire adoptèrent une fausse stratégie militaire qui consistait à vouloir supprimer purement et simplement les insurgés. Des centaines sinon des milliers de membres de Boko Haram furent arrêtés et exécutés sommairement lors de ces opérations ; au lieu d’en juger les dirigeants et de déchiffrer les raisons des attaques – la manière classique des élites capitalistes ; vouloir supprimer les symptômes sans traiter la maladie ! Mohammed Youssouf, alors leader de Boko Haram, fut ainsi montré en spectacle à la télévision et exécuté sans procès. Avant ces événements, le groupe existait en tant que secte religieuse fondamentaliste largement tolérée par le reste de la communauté musulmane et du peuple. Mais la stratégie qui voulait exterminer complètement Boko Haram a eu un effet boomerang, déclenchant un chaos qui menace de détruire non seulement le gouvernement en place mais également l’État-nation nigérian lui-même.
La solution de Boko Haram est l’introduction de la charia. Mais en l’absence d’une idéologie alternative pour la classe ouvrière, ce genre d’enseignement religieux fondamentaliste rencontre forcément du soutien parmi les couches pauvres et majoritairement analphabètes et non éduquées de la jeunesse dans le nord du pays, qui pensent être les laissés pour compte de la « prospérité » du pays. De plus, la secte offrait également abri et nourriture aux pauvres et jeunes dépossédés qui accouraient massivement à eux. Boko Haram grandit rapidement ; ne pouvant plus être ignoré par les politiciens de l’État de Borno. Ainsi en 2002, le gouverneur de cet État approcha Boko Haram et leur proposa de mettre en place la charia comme loi de l’État en échange de leur soutien électoral. Même si cette histoire a été vigoureusement niée, la réalité est que c’est l’État qui a mis le feu aux poudre de l’insurrection. Et c’est ainsi que fut décidée la répression par les forces armées qui commença en 2009. Le meurtre extra-judiciaire de Mohammed Youssouf et l’arrestation des parents des membres de Boko Haram qui avaient échappé à la police, devint le cri de ralliement du djihad. Très rapidement, le groupe fut mis sous la coupe de fondamentalistes plus hardcore comme Shekau et il y eut également des scissions, menant à la naissance de Ansaru, par exemple.
Les capitalistes n’ont pas de solution à la crise
De toute l’Histoire, jamais les efforts déployés pour supprimer par la force une idée ou un mouvement politique ou religieux n’ont été efficaces, et le plus souvent cela a eu l’effet opposé ; sous le joug de l’extermination forcée ou militaire, le mouvement émerge toujours plus fort. À la suite de l’attaque terroriste sur le World Trade Center en 2001, les principaux pays capitalistes, US en tête, sous la bannière de la « guerre contre le terrorisme », ont créé et nourri les situations chaotiques dont nous sommes témoins au Moyen-Orient. Et l’espace politique international aujourd’hui est occupé par beaucoup plus de groupes terroristes qu’avant le 11 septembre. Il est fondamentalement utopique de croire que des cliques rivales au sein de la classe dirigeante puissent offrir une réelle solution et créer les conditions matérielles et économiques qui permettraient la disparition de tels mouvements réactionnaires et sectaires. La crise a encore une fois souligné l’échec, la faiblesse et l’inefficacité du gouvernement et du président Jonathan ; qui ne sont que des reflets de la faiblesse du capitalisme néo-colonial nigérian même.
Face à la barbarie des attaques de Boko Haram et à l’impressionnante inefficacité des forces armées des capitalistes dirigeants à protéger les Nigérians, des groupes d’autodéfense locaux, parfois armés, se sont développés récemment, qui ont pu affaiblir ou repousser Boko Haram dans certaines communautés du nord-est du pays. Toutefois, il est nécessaire que ces groupes soient construits sur une base réellement non sectaire ; ouverts à toutes les communautés ethniques ou religieuses et sous le contrôle démocratique strict de la communauté et de ses associations, y compris les syndicats de travailleurs ou les organisations de jeunesse. Ceci est crucial pour prévenir la dégénérescence de ces comités en moyens d’avancement personnel et empêcher l’émergence de dirigeants corrompus.
Les mouvements réactionnaires et meurtriers comme Boko Haram ou les milices du Delta du Niger se développent largement à cause de la situation sociale et économique, où il y a une pauvreté massive et une oppression brutale de l’énorme majorité de la population alors que les ressources naturelles et humaines abondantes ne profitent qu’à une poignée de capitalistes, dont l’opulence est réellement extraordinaire. Le Nigeria est la plus grande économie en Afrique, et le plus riche Africain est un Nigérian. Pourtant plus de 100 millions de Nigérians (70% de la population) sont pauvres. Plus de 50 millions de jeunes sont au chômage – on ne connaît pas le nombre de sans-abri. Le 15 mars 2014, plus de 500 000 jeunes diplômés se sont présentés pour rentrer aux Services d’Immigration du Nigeria alors que seuls 5000 postes étaient proposés ; occasionnant la mort tragique d’une vingtaine de personnes qui se sont fait piétiner.
Pour garantir que les ressources soient utilisées et mobilisées pour satisfaire les besoins économiques et sociaux de tous, et pas seulement ceux d’une minuscule communauté de millionnaires, il est absolument nécessaire que le contrôle de l’élite dirigeante sur la société soit détruit et que les principaux secteurs de l’économie et des ressources naturelles, dont les infrastructures clés, soient placés sous la propriété commune des Nigérians, sous le contrôle et l’administration des syndicats et des associations de jeunesse et des communautés. Avec une telle société, les facteurs qui permettent le développement actuel du terrorisme et de la misère massive disparaîtront.18
Changement politique ?
C’est un double soulagement qui prévaut au Nigeria. En effet, les élections présidentielle en mars 2015 se sont déroulées sans flambée de violence, et Goodluck Jonathan, le président en exercice, a été battu.
Avec un score de 54 % des voix, Muhammadu Buhari a remporté une large victoire confirmée lors des élections gouvernatoriales, où son organisation, l’APC (All Progressives Congress), gagne 21 États sur les 36 que compte la fédération du Nigeria.
Malgré les menaces de Boko Haram et les nombreux incidents techniques qui ont émaillé le scrutin, les Nigérians se sont massivement mobilisés pour mettre fin à quinze années du pouvoir du People’s Democratic Party (PDP).19
Des royalties sur l’essence et le gasoil
Indéniablement le sens de cette élection est le rejet du bilan de Goodluck. En effet, il est catastrophique notamment pour les classes populaires. Au niveau économique d’abord puisque les dix années de progression économique, à hauteur de plus de 6 %, n’ont nullement profité à la grande majorité de la population, mais à une petite clique de corrompus qui n’a eu de cesse de détourner à son profit l’argent de la rente pétrolière. Le Nigeria peut se targuer d’être le pays africain où il y a le plus de millionnaires. Il peut se targuer aussi d’avoir été un bon élève du FMI en acceptant les politiques et les oukases de l’organisation de Bretton Wood, surtout quand il s’agit de s’attaquer au niveau de vie de la population. C’est ainsi que le gouvernement avait tenté de supprimer les subventions à l’énergie arguant que cela coûtait trop cher au budget de la nation. En effet, le Nigeria, un des plus grand pays producteur de pétrole, n’a quasiment aucune raffinerie et doit importer les produits raffinés. Une situation qui défie toute logique mais s’explique aisément : la clique au pouvoir touchait des royalties sur l’essence et le gazole importés et organisait des pénuries permettant d’augmenter les prix.
40 % du budget national va à l’armée
Quant à la situation sécuritaire, elle a été aussi des plus préoccupantes pour le pays bien entendu mais aussi pour la région. Le recul de Boko Haram et la reconquête des villes prises par ses nervis n’ont été menés que par les troupes étrangères, notamment tchadiennes et auxiliairement nigériennes. Ainsi l’armée nigériane qui dispose de 40 % du budget national, s’est trouvée incapable de contenir les avancées des islamistes. Déby le président du Tchad s’est d’ailleurs étonné publiquement de l’incapacité de l’armée nigériane à combattre les militants de Boko Haram.
De nouveau la corruption est dénoncée. Les officiers supérieurs sont bien trop occupés à faire fructifier leur business provenant de l’argent détourné de l’armée que de mener la guerre contre les djihadistes. De plus l’armée n’a fait, à maintes occasions, qu’ajouter de la violence en terrorisant les habitants déjà victimes de la secte islamiste. Amnesty International estime que l’armée a fait autant de victimes que les djihadistes.
La population s’est légitimement scandalisée lorsque Goodluck a exprimé son indignation contre l’attentat de Charlie Hebdo alors qu’il est resté silencieux pour l’attaque la plus meurtrière menée par les milices de Shekau dans la région de Baga qui a fait des centaines de victimes, certains comme Amnesty avançant le chiffre de 2000.
Buhari : une désillusion qui risque d’être rapide et profonde
Paradoxalement, c’est le passé fort critiquable de Muhammadu Buhari qui a joué en sa faveur. Issu d’une famille nombreuse, il s’est engagé dans l’armée à l’âge de 19 ans et en a gravi tous les échelons. Il a bénéficié d’une formation en Grande-Bretagne. Mais son ascension est avant tout liée à sa participation au premier coup d’état en 1966 mené par Murtala Muhammed. Il s’empara du pouvoir en décembre 1983 à la suite d’un second coup d’état et mit fin à la république en instaurant une dictature.
Il réprima ainsi férocement le mouvement musulman intégriste de Maitatsine présenté comme le précurseur de Boko Haram, mais aussi les organisations de masse et démocratiques, sous le couvert de la loi « War against indiscipline ». Avec le « Decree 4 », il étouffa la presse, le « Decree 2 » lui permit d’enfermer sans jugement les personnes considérées comme des ennemis de l’état. C’est d’ailleurs ce qui arriva à Fela Kuti, le génial inventeur de la musique afro beat, et activiste des droits humains. Par contre, il ferma les yeux sur les fuites de capitaux de dignitaires.
Porté triomphalement à la tête de l’All Progressives Congress (APC), une coalition des trois principaux partis de l’opposition et d’une fraction du PDP, Buhari a joué largement de sa stature d’homme autoritaire capable de restaurer l’ordre. Il a mené sa campagne autour de trois thèmes, la lutte contre la corruption, l’éradication de Boko Haram et la résorption du chômage, fléau endémique dans ce pays.
Si dans le Nord, très majoritairement musulman, dont Buhari est originaire, il a bénéficié d’un fort soutien populaire notamment chez les pauvres et les talakawas, les paysans sans terres, il a réussi à se faire accepter dans le Sud majoritairement chrétien.
La désillusion risquait d’être rapide et profonde. En effet le mal profond dont souffre le Nigeria est avant tout une question de répartition des richesses, la misère qui sévit notamment dans le Nord étant un formidable terreau pour les mouvements islamistes. Si aujourd’hui Boko Haram est en train de perdre ses places fortes, c’est certes parce que l’armée tchadienne lui porte des coups décisifs mais c’est aussi, et on a envie de dire surtout, parce que cette organisation perd son assise de masse dans sa folie meurtrière, changeant progressivement de caractère en se transformant en une organisation violente et nihiliste à l’image de l’Armée du Seigneur (LRA) de Kony.
Le Nord du Nigeria a connu depuis des décennies des sectes islamistes plus ou moins violentes, plus ou moins rétrogrades. La répression et l’option militaire ne règlent rien si elles ne sont pas accompagnées d’un changement économique qui permette à la population de vivre décemment.
L’alternative se trouve du côté des forces progressistes. Si, au niveau politique, les organisations ont des difficultés à émerger sur la scène politique, la force des organisations syndicales reste un atout majeur. Elles ont joué un rôle déterminant dans la chute de la dictature militaire et l’avènement de la démocratie.20
Une élection sans enjeu
Le 23 février 2019, les élections au Nigéria se sont terminées avec la victoire de Muhammadu Buhari au premier tour (plus de 55% des voix) contre son rival Atiku Abubakar. Malgré la débauche d’argent dépensé, évalué à 168 millions d’euros, le taux de participation est resté faible, seulement 35.6%.
En 2015, la première victoire de Muhammadu Buhari avait suscité beaucoup d’espoir, notamment parmi les couches populaires et la jeunesse. Il s’était engagé à promouvoir le changement dans un pays qui avait connu 16 ans de pouvoir du PDP (People's Democratic Party). Un changement qui devait s’articuler autour de trois idées fortes, l’économie, la sécurité et la lutte contre la corruption.
Deux candidats pour une même politique
Les résultats sont loin d’être au rendez-vous. La crise économique a empiré avec l’augmentation du prix des carburants et la dévaluation de la monnaie locale, le Naira, entraînant une dégradation du pouvoir d’achat des populations.
Malgré les déclarations de Buhari, le groupe islamiste Boko Haram est loin d’être vaincu. Certes des victoires militaires ont pu être obtenues, mais les militants islamistes se sont réorganisés et continuent leurs attaques sanglantes. Alors que Buhari obtenait la libération des jeunes filles enlevées à Chibok, Boko Haram procédait à de nouveaux kidnappings d’écolières à Dapchi Yobe. À cela s’ajoutent les conflits violents entre agriculteurs et pasteurs qui faute de médiation et d’intervention de l’Etat dégénèrent avec son lot de victimes, de rancœur et de haine. Tandis que le banditisme sévit dans les régions reculées du pays.
Quant à la lutte contre la corruption, elle est surtout utilisée pour éliminer les adversaires politiques…
Atiku Abubakar, le candidat du PDP, n’est guère engageant. Homme d’affaires éclaboussé par des scandales financiers, il a pour ambition de « remettre le Nigeria au travail »(« Get Nigeria Working Again »). Son programme n’est qu’une accentuation de la politique libérale de dérèglementation, avec comme objectif phare la privatisation de l’industrie pétrolière. Son autre mesure phare est l’amnistie de tous les individus condamnés pour corruption, avec l’argument qu’ils reviendront et dépenseront leur argent au pays. Une sorte de variante nigériane de la théorie du ruissellement…
À la recherche d’une autre voie
La recherche d’une alternative à ces deux candidats et leurs politiques libérales a permis l’émergence de la candidature d’Omoyele Sowore, fondateur du parti African Action Congress (AAC). Cet ancien dirigeant étudiant, militant des droits humains, a réussi à surfer sur le rejet, par une grande partie de la jeunesse des deux candidats septuagénaires. Sa campagne, axée sur les réseaux sociaux, a été dynamique, mais s’est vite heurtée à une faiblesse politique. En effet, Sowore reste renfermé dans un populisme où la crise économique est expliquée seulement par la corruption – éludant la question du partage des richesses – et la crise politique par un simple problème de leadership qu’il prétend naturellement régler par sa candidature. Significatif est sa revendication radicale d’un salaire minimum de 100 000 Naira financé par… une réduction d’effectifs. Son score a été décevant, atteignant un peu moins de 34 000 votes (0,12%).
L’élection présidentielle était couplée avec les élections des parlements régionaux, permettant à la gauche radicale de se présenter dans quelques régions, mais hélas de manière très marginale.
Il est certain que, pour son second mandat, Muhammadu Buhari ne connaîtra pas l’état de grâce dont il avait pu bénéficier en 2015. D’autant qu’au Nigeria les organisations syndicales restent puissantes, elles ont été d’ailleurs un élément décisif dans la chute de la dictature à la fin des années 1990. À cela s’ajoute l’émergence d’une société civile militante notamment dans les bidonvilles des grandes métropoles. Autant d’atouts pour résister aux offensives libérales.21
Entre désenchantement et espoir
L’élection présidentielle du 25 février 2023 a suscité du désenchantement car le candidat du pouvoir, Bola Tinubu, a gagné. L’opposition a crié à la fraude massive d’un scrutin particulièrement chaotique. Mais aussi de l’espoir, car des millions de jeunes se sont emparés de la candidature de Peter Obi pour exprimer leur volonté de changement.
Bola Tinubu, de l’APC, le parti au pouvoir, a été proclamé vainqueur avec plus de 36 % de voix devant Atiku Abubakar du PDP (29 %) et Peter Obi du Labour Party (25,4 %). Malgré les neuf millions de nouveaux et nouvelles inscritEs sur la liste, dont près de sept millions de jeunes, l’abstention restait élevée (73 %).
Cafouillage
Les conditions de vote désastreuses ont jeté le trouble sur la sincérité du scrutin. L’opposition a contesté les résultats et intenté des recours en justice.
L’INEC (Independent National Electoral Commission) avait déclaré que le vote du 25 février serait irréprochable. Dans un pays où les fraudes électorales sont fréquentes, l’utilisation de matériel sophistiqué devait être la garantie de la sincérité du scrutin. À cette fin, l’INEC avait déployé, dans les 176 000 bureaux de vote, les BVAS (Bimodal Voter Accreditation System), permettant un double contrôle de l’empreinte digitale et du visage. Les résultats de chaque bureau devaient être centralisés par internet sur les serveurs de l’INEC. L’idée était donc d’éviter les saisies manuelles des scores, sources potentielles de fraudes.
Sauf que la réalité a été tout autre. Outre que les BVAS ont parfois eu du mal à reconnaitre les électeurEs, et certainEs n’ont pu voter, les envois via internet n’ont pu être réalisés. Les résultats ont été saisis manuellement et centralisés à différents niveaux avant d’être transmis au siège de l’INEC. Si Abubakar et Obi n’apportent pas de preuves de falsification, une telle confusion ne peut que nourrir les soupçons de fraudes.
Clientélisme
Beaucoup se sont interrogés sur la victoire du candidat de l’APC, alors que l’héritage de l’ancien président Buhari est catastrophique. En fin politicien, Tinubu n’a pas hésité à prendre ses distances vis-à-vis de la politique de son prédécesseur. Il s’est même offert le luxe de critiquer certaines mesures les plus impopulaires, comme le changement de monnaie qui a entrainé une pénurie de liquidité dans tout le pays. Très présent dans les médias grâce à sa fortune personnelle, ses déclarations ont été largement relayées.
Il a aussi profité de la division dans le camp de son principal adversaire Abubakar. En effet, cinq gouverneurs du PDP ont refusé de soutenir leur candidat et même un, celui de Rivers State, a fait campagne pour Tinubu.
Sous le slogan en yoruba « Emi Lokan » (« C’est à mon tour »), Tinubu a fait référence à son rôle de faiseur de roi, lorsqu’il a fait élire par deux fois Buhari grâce à son contrôle sur les gouverneurs APC des différents États du Nigeria. Difficile d’imaginer que le « C’est à mon tour » soit très mobilisateur sauf dans un contexte de clientélisme électoral. Ainsi, celui qui dépend de près ou de loin de Tinubu, de l’APC ou des gouverneurs d’État, a l’espoir que ce sera « son tour » de profiter des rentes du pays.
Perspective
Omoyele Sowore, journaliste et militant des droits humains, soutenu par la gauche radicale, n’a obtenu que la moitié des voix, autour de 15 000, en comparaison de l’élection de 2019. L’essentiel des votes pour un changement s’est porté sur la candidature de Peter Obi, pour le Labour Party, faute d’avoir eu l’investiture du PDP. En jouant sur son bilan de gouverneur de l’État d’Anambra et sur sa probité supposée, il a été capable de rallier des millions de voix, essentiellement dans les zones urbaines, en gagnant notamment les États des deux plus grandes villes du pays — Abuja et Lagos. La campagne très active de Peter Obi a capitalisé sur la grande lutte de la jeunesse qui s’est déroulée contre les violences policières, portée par la Campagne #EndSARS (fin de la Special Anti-Robbery Squad, unité de police coupable nombreux meurtres).22
Sources