Pour les historiens vietnamiens, le Viêt Nam fut fondé en 2877 av. J.-C. dans leur capitale de l'époque qui se situait à l'emplacement de l'actuelle Canton (Quảng Châu,) en Chine méridionale. L'histoire du pays, dont les origines sont semi-légendaires, se confond en grande partie avec celle du peuple Việt, aussi appelé Kinh, qui, de son berceau primitif du Văn Lang, aurait ensuite essaimé vers le delta du fleuve rouge (Đồng bằng sông Hồng. Les Viêt ne prennent que très progressivement possession de l'espace géographique qui est aujourd'hui celui du Viêt Nam. En 258 av. J.-C., le Van Lang est intégré au royaume élargi d'Âu Lạc, qui passe à son tour sous la coupe de l'Empire de Chine. En 221 av. J.-C., un général chinois, Zhao Tuo se proclame roi d'un nouvel État indépendant, le Nam Việt (comprenant des territoires du Sud de la Chine et du Nord de l'actuel Viêt Nam), qui existe jusqu'en 111 av. J.-C., date à laquelle il est reconquis par la Chine sous le règne de l'Empereur Wudi de la dynastie Han.
Le futur Viêt Nam demeure une possession chinoise pendant environ un millénaire, malgré des révoltes parmi lesquelles celles menées par les deux sœurs Trung et Triệu Thị Trinh sont les plus célèbres, et des périodes d'indépendance plus ou moins longues. Sous la dynastie chinoise des Tang, le pays est un protectorat désigné sous le nom d'Annam, le « Sud pacifié », nom qui servira longtemps à le désigner en Occident. Ce n'est qu'en 932 que l'effondrement du pouvoir central permet au Đại Việt, le « Grand Viêt », de devenir un royaume indépendant, qui continue cependant de payer tribut à la Chine. Au cours d'un processus séculaire appelé Nam Tiên, la « Marche vers le Sud », les Viêt conquièrent le territoire qui va devenir celui du Viêt Nam, aux dépens du Royaume de Champā et de l'Empire khmer. Plusieurs dynasties se succèdent à la tête du pays qui, au XVIIIe siècle, atteint peu ou prou la configuration de l'actuel Viêt Nam. Entre le milieu du XVIe siècle et la fin du XVIIIe siècle, le pays est politiquement divisé en deux, la famille des ministres Trịnh (Chúa Trịnh) contrôlant le Nord et la famille Nguyễn (Nhà Nguyễn/) le Sud, tandis que les empereurs de la dynastie Lê (Nhà Lê) ne conservent qu'un pouvoir symbolique.1
Du déclin des Lê au règne des Tây Sơn
Établis sur le trône, les souverains Lê sont privés de tout pouvoir réel : en 1599, Trịnh Tung, fils de Trịnh Kiểm, fait reconnaître par le roi son titre de « généralissime, administrateur suprême de l'État ». La famille Trinh, dont la charge se transmet de père en fils, gouverne désormais le pays tandis que la dynastie Lê ne règne plus que symboliquement. Mais entre-temps, la famille Nguyễn s'est brouillée avec les Trinh : en 1558, Nguyễn Hoàng - fils cadet de Nguyễn Kim mort en 1545 - se réfugie au Sud du pays pour échapper à la jalousie de son beau-frère Trịnh Kiểm, et obtient le gouvernement de deux provinces. Le pays connaît dès lors une partition de fait, les Trinh tenant le Nord et les Nguyễn le Sud, chacune des deux familles affirmant gouverner au nom des Lê. Les visiteurs étrangers tendent à appeler le Nord du Viêt Nam, gouverné par les Trinh, Tonkin, ce nom étant dérivé de Dong Kinh (« capitale de l'Est »), soit l'actuelle Hanoï. Le territoire des Nguyễn est par contre appelé par les étrangers Cochinchine, d'après un terme inventé au XVIe siècle par les navigateurs portugais pour désigner le pays dans son ensemble. La division entre Nord et Sud, dont le XVIIIe siècle apparaît comme le point culminant mais qui se reproduit par la suite, constitue l'un des éléments moteurs de l'histoire vietnamienne. Au gré des divisions politiques que connaît le pays au cours de son histoire se développent de multiples divergences culturelles, chaque partie du pays étant amené à se forger son identité spécifique : le contraste nord-sud constitue l'un des éléments les plus souvent cités de l'identité nationale vietnamienne et de ses variations. Il ne s'agit cependant que l'un des maillons de la culture vietnamienne, où l'identité régionale, territoriale, voire locale, occupe une part importante, le rapport entre Nord et Sud n'étant que l'un des éléments d'une vaste mosaïque culturelle.
Empêchés par les Trinh d'étendre leur domaine vers le Nord, les Nguyễn poursuivent la « marche vers le Sud », annexant des territoires aux dépens du Champā et du Cambodge alors en plein déclin. À partir de la première moitié du XVIIe siècle, les Viêt s'emparent du Kampuchéa Krom (plus tard appelé Cochinchine, et correspondant au Sud du Viêt Nam actuel), jusque-là terre khmère, et où s'installent dès 1622 des colons Viêt.
Bien que politiquement divisé en deux, le Đại Việt atteint, au milieu du XVIIIe siècle, la configuration de l'actuel Viêt Nam. La sécession de fait du pays dure deux siècles durant lesquels le pays évolue beaucoup sur les plans agricole, artisanal, industriel ou commercial. Le Nord dominé par les Trinh connaît un déclin de son agriculture, tandis que le Sud bénéficie d'une pression démographique moins forte et d'une plus grande superficie cultivable. Le Đại Việt bénéficie par ailleurs d'un essor de son commerce extérieur. La région est une étape pour les navires occidentaux qui voguent vers la Chine ou le Japon. Néerlandais, Britanniques et Français ouvrent des comptoirs commerciaux, réalisant des affaires avec plus ou moins de bonheur. Le christianisme prend par ailleurs pied dans le pays à partir de 1615, date à laquelle Italiens et Portugais fondent la première mission d'évangélisation.
Le début du XVIIIe siècle coïncide avec le déclin du pouvoir des Trinh : l'économie du Nord se dégrade, du fait d'une mauvaise gestion et de catastrophes naturelles qui, provoquées en partie par le manque d'entretien des digues, dévastent l'agriculture. Plusieurs révoltes éclatent. Au Sud, les Nguyễn sont confrontés à des révoltes provoquées par le coût de la vie. Les soulèvements successifs sont matés tant par les Trinh que par les Nguyễn jusqu'en 1771, date à laquelle éclate la révolte menée par les trois frères Tây Sơn
Le plus jeune des Tây Sơn est âgé de dix-huit ans en 1771, quand il lance la révolte contre les princes Nguyễn. La rébellion se développe sur les plateaux, avant de gagner les citadelles du Sud. Les Trinh descendent alors eux aussi vers le Sud et passent le Col des Nuages pour attaquer les Tây Sơn ; confrontés à deux ennemis simultanés, ces derniers font alors allégeance aux Trinh pour mieux combattre les Nguyễn. Les princes Nguyễn sont capturés et massacrés, sauf un, Nguyễn Anh, qui réussit à reconstituer une armée. Il parvient à se faire reconnaître comme souverain légitime par le Siam et le Cambodge mais, plusieurs fois battu, doit se réfugier à Bangkok en 1785. Entre-temps, la déliquescence de la cour des Trinh encourage les Tây Sơn à reprendre le combat contre leurs anciens alliés. La capitale des Trinh, Thăng Long (Hanoï) est prise le 21 juillet 1786, et la seigneurie Trinh prend fin avec le suicide des princes en fuite. Nguyễn Huệ, l'un des frères Tây Sơn, vient alors faire allégeance au monarque Lê, Hiển Tông. Mais ce dernier meurt peu après, laissant le trône à son petit-fils Chiêu Thống. Le nouveau roi réclame alors la province de Nghệ An aux frères Tây Sơn qui s'étaient partagé le pays ; Nguyễn Huệ, à qui est revenu la province, marche alors sur la capitale avec ses troupes. La famille Lê est contrainte à la fuite. Lê Chiêu Thống, décidé à reconquérir son trône, décide de s'allier avec la Chine : l'armée des Qing pénètre sur le territoire du pays, mais se livre à de nombreuses exactions, retournant la population contre les Lê. Nguyễn Huệ fait alors appel au sens patriotique des Viêt pour obtenir le soutien du peuple : il se proclame roi le 22 décembre 1788, sous le nom de règne de Quang Trung, et lance une attaque surprise à la veille du nouvel an, infligeant aux Chinois une défaite totale. Lê Chiêu Thống se réfugie en Chine et, le 30 janvier 1789, Nguyễn Huệ rentre à nouveau dans Thăng Long, mettant un terme à la dynastie Lê. Il se garde d'humilier les Chinois et leur propose la paix, en leur demandant de le reconnaître comme roi. Les Tây Sơn règnent désormais sur le Đại Việt, Nguyễn Huệ régnant de la frontière chinoise jusqu'au Col des Nuages, tandis que ses frères se partagent l'ancienne seigneurie des Nguyễn. La révolte des Tây Sơn a un effet unificateur sur la nation viêt, tant par sa vocation propre que par la réaction qu'elle suscite. La victoire des frères Tây Sơn induit en effet une remise en cause violente des élites urbaines du Sud : les Chinois associés au pouvoir des Nguyễn font notamment l'objet de massacres. La guerre civile provoque le regroupement géographique de la communauté chinoise, qui perd son statut d'extraterritorialité. L'influence khmère sur le delta est également mise à mal. Le pouvoir des Tây Sơn ne se traduit, après leur victoire militaire, par aucune réforme structurelle ; Nguyễn Huệ meurt prématurément en 1792, laissant le trône à son fils de dix ans, et le gouvernement du pays à un régent que ses exactions rendent rapidement impopulaire.
Du Viêt Nam des Nguyễn à la colonisation française
Tandis que le pouvoir des Tây Sơn décline, Nguyễn Anh, à nouveau réfugié au Siam, prépare activement la reconquête des territoires de sa famille. Au moment du massacre des Nguyễn par les Tây Sơn, le prince avait bénéficié de l'aide de l'évêque français d'Adran, Mgr Pigneau de Béhaine. Alors que Nguyễn Anh s'emploie à reprendre le pouvoir, Pigneau de Béhaine décide de l'aider à reconquérir ses terres, voire le royaume. Il emmène le jeune fils de Nguyễn Anh à la cour de Louis XVI, et parvient à obtenir, le 28 novembre 1787, la signature d'un accord entre le Royaume de France et le « roi de Cochinchine ». En échange d'une aide militaire, la France bénéficierait de la propriété des îles de Touron (Hoi nan) et Poulo Condor ainsi que d'un droit de commerce et d'établissement. Jouant sur la mésentente au sein du clan Tây Sơn et bénéficiant du ralliement de nombreux déçus, Nguyễn Anh reprend pied au Sud, à Long Xuyên, et parvient en 1788 à s'assurer le contrôle de la province de Gia Din. Plutôt que de poursuivre son avancée, il préfère consolider son pouvoir au Sud en réorganisant l'administration, rétablissant un système judiciaire calqué sur celui des Lê et en créant des concours littéraires. Entre-temps, Pigneau de Béhaine, après la signature du traité avec la France, se heurte à de nombreuses difficultés : le gouverneur des Établissements français de l'Inde, censé appliquer le traité, s'y refuse par manque de fonds, et la France, à quelques mois de la révolution, revient sur les accords en ordonnant de ne rien entreprendre. Pigneau de Béhaine lève alors lui-même une troupe composée en grande partie d'aventuriers, et revient en Annam en juillet 1789, alors que Nguyễn Anh a déjà repris pied au Sud. Les Français contribuent aux opérations des Nguyễn vers le Nord, en mettant sur pied des corps d'armée modernes et des ouvrages fortifiés. Olivier de Puymanel contribue notamment à réorganiser l'armée des Nguyễn et Jean-Marie Dayot crée une flotte à la technique très avancée pour l'époque. Pigneau de Béhaine meurt en 1799, avant la victoire finale de Nguyễn Anh ; deux des compagnons de l'évêque, Philippe Vannier et Jean-Baptiste Chaigneau, restent longtemps au service du souverain, qui leur confère des titres mandarinaux.
Nguyễn Anh remonte vers le Nord : en 1799, il entre à Quy Nhơn et, deux ans plus tard, à Phú Xuân (actuelle Huế). Les tentatives de contre-attaque du jeune Quang Toan, dernier souverain Tây Sơn, sont repoussées. Le 20 juillet 1802, Nguyễn Anh entre dans Thăng Long (Hanoï) sans rencontrer de résistance. Désormais empereur sous le nom de règne de Gia Long, Nguyễn Anh inaugure le règne de la dynastie Nguyễn, devenant le premier souverain à régner sans partage sur le Viêt Nam actuel, étendu de la frontière chinoise au golfe de Thaïlande.
Lors de son accession au trône, Gia Long demande à la cour des Qing l'autorisation de redonner au pays le nom ancien de Nam Việt (Viêt du Sud) ; mais les Chinois refusent, cette appellation évoquant trop l'ancien royaume sécessionniste du Nanyue, dont une partie du territoire se trouve au Sud de la Chine. Un compromis est choisi et le pays est finalement rebaptisé en 1804 du nom officiel de Viêt Nam, traduisible par Pays des Viêt du Sud, Sud des Viêt ou « Sud qui est Viêt ». Le choix de cette appellation a l'avantage, pour les Qing, de ne pas impliquer qu'il existe un pays « Viêt du Nord » qui correspondrait au Sud de la Chine et que le Viêt Nam pourrait éventuellement revendiquer. Le nom d'Annam, dénomination de l'ancien protectorat des Chinois, continue cependant d'être utilisé de manière officieuse pour désigner le pays dans son ensemble ; cet usage est reproduit par les Occidentaux. Les Français utilisent pour leur part l'expression « Royaume d'Annam » et le gentilé Annamites pour désigner les habitants du pays.
Gia Long développe la colonisation des terres et, dans le cadre de sa politique de grands travaux, fait construire un certain nombre de citadelles selon les techniques enseignées par Olivier de Puymanel ou transmises par les ouvrages amenés par Pigneau de Béhaine. Minh Mạng renforce quant à lui la structure mandarinale et resserre en 1832 le gouvernement autour d'un conseil secret, le Côm mât viên, composé du maréchal du centre et de quatre grands chanceliers. L'administration est reprise en main et unifiée. Il poursuit également la colonisation en annexant temporairement le Cambodge et le Xieng Khouang (dans l'actuel Laos). Des chefferies du pays lao demandent leur rattachement au Đại Nam, et le roi du Luang Prabang accepte sa suzeraineté pour se prémunir contre l'influence du Siam.
Si le Royaume d'Annam étend son territoire et son influence à l'Ouest, il se ferme à l'Est : les Nguyễn se méfient en effet de l'expansionnisme européen et n'autorisent les échanges commerciaux avec l'Occident que dans quelques ports. Gia Long juge en effet que les catholiques vietnamiens - dont les effectifs se montent à 300 000 sous son règne - pourraient représenter une menace pour la stabilité des institutions ; du fait de sa gratitude pour Pigneau de Behaine, il s'abstient cependant d'expulser les missionnaires. Son successeur, Minh Mạng, s'oppose plus directement au christianisme. Il fait fermer plusieurs églises et rassemble les missionnaires à Hué pour mieux surveiller leurs activités. Plusieurs Français sont expulsés. En 1825, il interdit l'entrée du pays aux « prêtres étrangers » ; les missionnaires continuent cependant de parvenir clandestinement dans le pays. En 1833, il promulgue un édit de persécution générale. En 1833-1835, Minh Mạng doit mater la révolte de Lê Văn Khôi, à laquelle participent des chrétiens. Le père Joseph Marchand, accusé d'avoir contribué à l'insurrection, est torturé et mis à mort. La politique répressive de l'empereur est également motivée par la situation économique désastreuse du pays, où les variations du prix du riz perturbent la vie des campagnes et provoquent de nombreuses rébellions. À la fin de son règne, inquiet des pressions croissantes des Britanniques au nom du libre commerce, il tente d'améliorer les relations de son pays avec l'Occident : il réduit la persécution des chrétiens et envoie une ambassade en Europe. Les sociétés missionnaires et le pape lui-même font alors pression sur le roi Louis-Philippe en dénonçant les persécutions anti-chrétiennes et en lui demandant d'intervenir. Le souverain français s'abstient à la fois de promettre une intervention et de recevoir les envoyés vietnamiens. À la même époque, le Royaume-Uni met pied en Chine grâce au traité de Nankin, conclu à la fin de la première guerre de l'opium. La marine française informe son gouvernement de l'intérêt stratégique de la ville côtière de Tourane. Guizot envisage de prendre possession de la ville au nom des accords jadis conclus par Pigneau de Behaine, mais le gouvernement de Louis-Philippe ne va pas jusqu'à accepter l'idée de s'en emparer par la force.
En 1847, la France réclame au royaume d'Annam les mêmes avantages qu'elle et le Royaume-Uni ont obtenu en Chine ; elle exige en outre que soit respectée la liberté religieuse au Viêt Nam : après un ultimatum en ce sens, un incident grave a lieu quand deux vaisseaux de guerre français détruisent les défenses côtières et la flotte vietnamienne à Tourane. En réaction à cette attaque et en réponse aux exigences occidentales, l'empereur Thiệu Trị, successeur de Minh Mạng, publie un édit condamnant à mort tout Européen arrêté dans le royaume et mettant à prix la tête des missionnaires. Tự Đức, fils et successeur de Thiệu Trị, poursuit la même politique de fermeture vis-à-vis de l'étranger : en 1848, puis en 1851, il publie des édits ordonnant la condamnation à mort des missionnaires étrangers et le bannissement des prêtres catholiques vietnamiens. Alors que les relations avec le France se tendent, le Viêt Nam des Nguyễn est dans une situation politique et économique critique. Les efforts, sous le règne de Gia Long, pour unifier l'administration du pays, n'ont pas suffi à lui donner les moyens de résoudre de graves problèmes économiques, au moment où les monarchies d'Extrême-Orient doivent relever le défi de l'Occident. Le pays souffre d'un déséquilibre croissant entre sa démographie et sa production agricole, la riziculture n'ayant guère progressé sur le plan technique. La pauvreté croissante du peuple contribue à entraîner de fréquentes révoltes, notamment sous les règnes des successeurs de Minh Mạng. À la veille de l'intervention française, le pays subit en outre plusieurs catastrophes climatiques au Nord : typhons et sécheresse entraînent une recrudescence des famines et du brigandage. Sur le plan militaire, les Nguyễn accusent également un notable retard technique : l'armement vietnamien est désuet et seule la garde impériale constitue une troupe de quelque qualité.2
La colonisation française
Des expéditions du Second Empire à l'Union indochinoise
Les premières interventions militaires françaises remontent à 1858, à l'époque du Second Empire (1852-1871) avec comme prétexte la protection des missionnaires pendant la répression sanglante de l'empereur d'Annam Tự Đức (des communautés chrétiennes y avaient été fondées dès le XVIIe siècle), mais dans la troupe d'invasion se trouvait un très grand nombre de soldats espagnols. Les premières interventions furent la prise de Tourane (Danang aujourd'hui) et la campagne de Cochinchine. Des expéditions d'explorations géographiques ont lieu également, dont la plus connue est celle du Mékong en remontant vers la Chine d'Ernest Doudart de Lagrée et de Francis Garnier en 1866-1868.
À l'époque de la IIIe République, les intérêts économiques français (thé, café, charbon, caoutchouc) se trouvent au centre de la conquête de l'Indochine. Par exemple les membres de la Chambre de commerce de Marseille avaient affirmé leur intention de « faire de Saïgon un Singapour », qui était une colonie britannique à cette époque. Dans les milieux d'affaires liés aux républicains opportunistes, de Léon Gambetta à Jules Ferry, pour qui la colonisation devait permettre de résoudre la crise des débouchés industriels, le Tonkin semblait être un tremplin vers l'immense marché chinois. En effet, des négociants comme le trafiquant d'armes Jean Dupuis, les soyeux de Lyon (dont le marchand de soie Ulysse Pila (1843-1909) fut l'une des principales figures de l'Annam-Tonkin entre 1884 et 1906), de grands groupes industriels et financiers (Fives-Lille, Société de construction des Batignolles, Comptoir national d'escompte, Société générale, Crédit lyonnais, Banque de Paris et des Pays-Bas) souhaitaient se tailler une sphère d'influence en Chine. Alors qu'elle était une colonie de peuplement dès le début, la colonisation de l'Indochine par la France devint très rapidement une colonie d'exploitation de nature économique.
En 1883, la guerre franco-chinoise provoque une nouvelle expédition française, la France souhaitant à la fois sécuriser sa colonie et s'emparer des richesses du Tonkin au Nord du pays.
Des traités de protectorat aboutissent à la création de deux nouvelles entités, le Protectorat d'Annam (Centre) et le Protectorat du Tonkin (Nord). Le pays est désormais divisé en trois, les empereurs Nguyễn ne conservant qu'une autorité symbolique sur l'Annam et le Tonkin, tandis que la Cochinchine fait partie intégrante du territoire de la France. En 1887, les trois entités sont intégrées à l'Indochine française.
L' « Union indochinoise » comprenait cinq pays, en partie des créations coloniales : le Cambodge, le Laos (à partir de 1893), la Cochinchine, l'Annam et le Tonkin. Alors qu'elle était une colonie de peuplement dès le début, la colonisation de l'Indochine par la France devint très rapidement une colonie d'exploitation de nature économique3. Un gouverneur général régissait l’ensemble, et avait la police politique sous son contrôle.
Les paysans furent dépossédés de leurs terres. Les petits fermiers et les petits propriétaires durent s’endetter auprès des usuriers et finirent par être chassés. Dès 1931, près de deux familles sur trois ne possédaient plus de terres. Pendant ce temps, sept cent colons européens possédaient pour leur propre compte ou celui des grandes sociétés un cinquième des terres cultivées. En conséquence la ration de riz par habitant baissa de 30 % entre 1900 et 1930.
Pourtant, le riz ne manquait pas. Entre 1880 et 1928, la production de riz avait quadruplé. Mais ce riz partait en grande quantité vers Saïgon pour être exporté par bateaux entiers. En 1938, les sociétés françaises réalisaient des bénéfices nets dépassant 500 % sur la vente du riz à la France ! Quant au riz qu’on trouvait en Indochine, son prix dépassait souvent les moyens des paysans sans terre.
La famine fut le premier fruit de la colonisation pour la population du Vietnam.
Une conquête brutale
De 1884 à 1885, l’armée française conquit brutalement le Tonkin, après une résistance acharnée. Mais surtout, à peine la conquête achevée, elle dut faire face à un soulèvement national dans le Nord de l’Annam. Et au Tonkin, il lui fallut pourchasser pendant des années les bandes de soldats qui s’étaient faits plus ou moins pirates, les « pavillons noirs ».
Cette guerre, la première guerre d’Indochine, dura treize ans, jusqu’en 1897, et elle fut menée d’une façon effroyable par l’armée française. « Dans les années 1881-1890 au Tonkin, quand un village était convaincu d’avoir, même involontairement, reçu des pirates, » signale un témoin, « il était brûlé ».
Dans certaines provinces qui avaient été le théâtre de ces guerres de pacification, un autre autre témoin note :
« Les représailles déciment les populations, les neuf dixièmes des villages ont disparu, la forêt envahit les cultures ».
Jusqu’en 1891, l’armée française fut tenue en échec.
La « pacification » coûtait cher. Le recours à la métropole posait des problèmes politiques délicats. Alors, on la finança sur le dos de la population indochinoise elle-même...
Le seul impôt sur les rizières augmenta de moitié et de lourds tarifs douaniers complétèrent les rentrées tout en garantissant les intérêts des industriels métropolitains.
La Banque d’Indochine reçut dès 1875 le monopole de l’émission de la piastre, introduite par les Français, et tira de gros bénéfices de l’instabilité de cette monnaie.
Ces rentrées se complétèrent par des monopoles et des fermes - fermes des jeux de hasard instituées par Paul Bert en 1887, monopole du sel, de l’alcool, régie de l’opium (les trois bêtes de somme de l’Indochine).
Au cours de l’émission Apostrophes, l’agronome René Dumont évoquait ses souvenirs sur l’Indochine de l’année 1926. Dans chaque village, il y avait un poste français avec un drapeau flottant au vent, et au-dessus de l’entrée une inscription qui l’intriguait beaucoup, R.A. et R.O. : « Vous ne savez pas ce que c’est ? C’est pourtant simple : Régie des alcools et Régie de l’opium » .
L’administration coloniale était le premier trafiquant de drogue du pays. Dans le budget indochinois de 1926, le produit de la vente de l’opium représentait 14 millions de piastres sur les 45 millions rapportés par les contributions directes et régies, soit un tiers des rentrées de la colonie !
Encore cette consommation avait-elle baissé par rapport à 1918 où le produit de la vente de l’opium rapportait 21 millions de piastres au budget.4
Administration économique
En 1897, le gouverneur général Paul Doumer créa les structures administratives de l'Indochine, véritable État colonial, avec des services généraux et leurs annexes dans les cinq « pays », doté d'un budget général afin que la colonie ne pèse plus sur les finances de la France. À cette fin, Doumer organisa un système de prélèvement fiscal lourd et impopulaire. Devant l'insuffisance des rentrées de l'impôt foncier et de la capitation, et malgré une foule de taxes locales, l'administration s'arrogea le monopole du commerce de l'opium, du sel et de l'alcool de riz - les deux derniers étant essentiels pour la population indigène. Celui-ci fournit 20 % des rentrées du budget jusqu'en 1930, avec des sommets de 36,5 % en 1913 et 44 % en 1920.
L'Indochine était une colonie d'exploitation et non de peuplement : la mise en valeur des ressources du pays débuta dès la fin de la conquête. Des négociants comme Jean Dupuis, de grands groupes industriels et financiers (Fives-Lille, société des Batignolles, Comptoir national d'escompte, Société générale, Crédit lyonnais) s'implantèrent en Indochine pour avoir un accès au marché interne de la Chine et l'achèvement du chemin de fer du Yunnan reliant Haïphong à Yunnanfou concrétisa leur stratégie. Albert Sarraut, gouverneur-général radical-socialiste de 1911 à 1914, puis de 1916 à 1919, ministre des Colonies à partir de 1919, s'en fit le héraut. Il fonda l'Agence économique de l'Indochine pour la propagande en direction des milieux d'affaires. Il élabora le plan d'équipement de la péninsule, dit « plan Sarraut », en 1921. La Première Guerre mondiale, par l'importance de la contribution de l'Empire colonial à l'effort de guerre de la métropole française, confirma son intérêt économique.
Le statut des Indochinois et des Français
Les enfants de l'œuvre civilisatrice française, de formation équivalente ou à diplômes identiques, se voyaient souvent refuser l'égalité de statut et de traitement avec les Français, car dans cette société coloniale, la minorité européenne occupait le sommet de la hiérarchie. Plus que la fortune, l'appartenance raciale était un indicateur du statut social d'une personne vivant en Indochine. Bien qu'un régime de séparation ethnique n'existât pas sous une perspective politique et juridique, une frontière invisible séparait les gens et les mettait à leur place dans la hiérarchie sociale, malgré une certaine diffusion des mariages mixtes. Par exemple, la liaison amoureuse que Marguerite Duras met en scène dans le roman L'Amant est une transgression du code de la société coloniale. En effet, cela paraissait plutôt normal qu'un Français prît une femme indochinoise pour concubine, souvent d'une manière temporaire, mais en revanche, une alliance même légitime entre une Française et un Indochinois était très mal perçue. Un Français se trouvant en Indochine vivait le plus souvent en célibataire. Dans ces conditions, il était inévitable que des couples se forment. Plus que les sentiments, ce furent les circonstances qui présidèrent à leur naissance.
À l'époque de la colonisation de l'Indochine, les Français, qui prenaient la décision de s'établir dans cette région asiatique, formaient une minorité : leur nombre ne dépassa jamais le seuil de 40 000 personnes (en 1940) sur une population totale de 22 655 000 habitants. De toute évidence, ces Français furent en majorité des cadres de la fonction publique ou du secteur privé, ainsi que des ecclésiastiques, religieux et religieuses, et des commerçants, plus rarement des colons. En effet, en 1929, 6 000 fonctionnaires étaient présents en Indochine et leur principal privilège était le supplément colonial qui doublait la solde métropolitaine. Si le despotisme n'était pas pratiqué journellement par les Français et si un certain nombre d'entre eux avaient l'estime et l'affection des habitants indochinois de descendance ancestrale (Vietnamiens, Laotiens et Cambodgiens), il n'en demeurait pas moins qu'un Français coupable d'un meurtre sur la personne d'un Indochinois était frappé d'une peine relativement légère en vertu d'un « verdict de race » contre lequel le gouverneur général Albert Sarraut avait d'ailleurs mis en garde les juges. Si nous laissons de côté les facteurs conjoncturels, la politique coloniale française porte une lourde responsabilité dans la mesure où elle opposa une fin de non-recevoir aux Indochinois modérés comme aux radicaux. Faute de voir aboutir les revendications d'égalité et de liberté, exprimées dès 1906-1908 par un naturalisé français du nom de Gilbert Chieu, publiciste et entrepreneur, le mouvement s'amplifia dans les années 1920 où une grande partie de l'intelligentsia fut séduite par le marxisme-léninisme. Dans l'éventail des doctrines occidentales, ce dernier avait l'avantage d'offrir les réponses aux problèmes posés par la dépendance coloniale ; il trouvait un écho au sein de la paysannerie et du monde ouvrier, mais aussi un appui dans la métropole elle-même.
Condition de vie des paysans et situation économique dans les années 1930
Pendant la période où les Français administraient l'Indochine, la situation des paysans si elle s'améliora, ne parvint pas à combler son retard. Les surplus exportables étaient en effet soumis aux fluctuations des prix sur les marchés régionaux et mondiaux. L'endettement et l'absence de titres de propriété favorisaient l'accaparement des terres par les propriétaires les plus riches et les marchands, et le nombre des paysans sans terre allait en croissant, ce qui augmentait le nombre du petit peuple des villes. En Cochinchine, 50 % des terres sont possédées par 2,5 % de la population, qu'il s'agisse des colons, peu nombreux, ou des élites annamites qui vivent de la rente foncière. Dans l'ensemble de l'Indochine, la classe des privilégiés, composée d'Européens, de Chinois ou de la bourgeoisie indigène, représente environ 10 % de la population mais se partage, au début des années 1930, 37 % du revenu de la colonie : en Cochinchine, cette proportion atteint 53 % du revenu. 90 % des Vietnamiens résident dans les campagnes, et la paysannerie indigène, composée essentiellement de tout petits exploitants, vit dans des conditions souvent précaires et difficiles. Les travailleurs manuels connaissent des situations de grande pauvreté et aucun effort particulier n'est fait, ni par les Français ni par les élites vietnamiennes, pour développer l'activité locale indigène. La culture du riz est la principale activité, le Viêt Nam en étant le troisième exportateur mondial. Le maïs, deuxième production agricole, est également exporté. Ces exportations se font cependant au détriment des populations locales : les paysans, pour améliorer leur ration alimentaire, doivent développer des cultures d'appoint et de substitution. Si, du point de vue industriel, l'Indochine est la première des colonies françaises, les autochtones ne contrôlent que des entreprises de taille modeste. Le secteur des mines et de l'industrie est dirigé par des entrepreneurs français et entièrement contrôlé par des groupes financiers français. L'inégalité se retrouve également dans la fiscalité indochinoise : les recettes des différents budgets proviennent essentiellement des autochtones, les impôts indirects touchant uniformément tous les habitants. L'État dispose d'un monopole sur l'alcool, l'opium et le sel, ce qui a des conséquences sur l'ensemble des habitants : l'administration va jusqu'à imposer aux villages un quota d'achat d'alcool, obligatoire sous peine de sanctions. La taxe foncière, égale pour tous les exploitants quelle que soit la surface de leur terre, aboutit à des injustices profondes du fait de l'inégalité des surfaces.
La paysannerie manifesta son mécontentement de façon bruyante, voire violente, à plusieurs reprises, ainsi en 1930-1931 en Cochinchine et dans le nord de l'Annam, puis à nouveau entre 1936 et 1938. Le mécontentement paysan était instrumentalisé par des intellectuels marxistes et trouvait un écho chez les ouvriers. Faute de s'attaquer à la racine des maux dont souffraient les ruraux, l'administration coloniale était prisonnière de contradictions apparemment insolubles, qu'exprima le gouverneur général Jules Brévié à propos de l'occupation de concessions par des paysans sans terre en 1938 : « Lorsque nous protégeons les droits des uns, nous commettons une injustice et portons atteinte à l'équité à l'égard des autres. Lorsque nous négligeons ces droits, nous violons la loi et condamnons nos méthodes. »
Condition de vie des travailleurs de la culture d'hévéa
Durant la colonisation de l'Indochine, les Français s'y rendaient surtout pour l'exploitation de l'hévéa qui permettait de produire des caoutchoucs. De toute évidence, les colonisateurs français faisaient toujours appel à des travailleurs vietnamiens, puisque l'hévéa se trouvait au Viêt Nam, ou plutôt en Cochinchine si les divisions coloniales sont prises en considération. En 1932, Andrée Viollis (1879-1950), une journaliste féministe française travaillant au quotidien Petit Parisien accompagna Paul Reynaud, ministre des Colonies, en Indochine. À son retour, elle publia Quelques notes sur l'Indochine dans la revue Esprit, puis, chez la maison d'édition Gallimard, en 1935, son livre Indochine SOS. Elle y dénonce les méthodes de la colonisation française :
« Vous pouvez me croire, dit-il. J'ai vécu, moi comme employé des plantations. À Kratié, là-bas, au Cambodge, à Thudaumot, à Phu-Quoc… J'ai vu ces malheureux paysans du Tonkin, si sobres, si vaillants, arriver joyeux sous la conduite de leurs bandits de cais, avec l'espoir de manger à leur faim, de rapporter quelques sous dans leurs villages. Au bout de trois ou quatre ans, ce ne sont plus que des loques : la malaria, le béribéri ! Ils essaient de marcher sur leurs jambes enflées d'œdèmes, rongées, traversées par une espèce de sale insecte, le san-quang ; le rendement diminue-t-il avec leurs forces ou protestent-ils contre trop de misère ? Les cais les attachent à des troncs d'arbres, des piloris, où ils restent tout le jour à jeun, après avoir fait connaissance des rotins des cadouilles, qui font saigner la peau flasque de leurs pauvres carcasses.
Le matin, à l'aube, quand la fatigue les tient collés à leur bat-flanc, où ils ont essayé de dormir malgré les moustiques qui tuent, on vient les chasser des tanières où ils sont entassés, comme on ne chasse pas des troupeaux de l'étable.
À midi comme au soir, quand on leur distribue leur ration de riz souvent allégée d'une centaine de grammes, ils doivent d'abord préparer le repas des cais et, la dernière bouchée avalée, se remettre à la corvée, même couverts de plaies à mouches, même grelottants de fièvre. Tout cela pour 1 fr. 20 à 2 francs par jour qu'ils ne touchent jamais entièrement à cause des retenues, des amendes, des achats. […] Leur correspondance est lue, traduite et souvent supprimée. Peu de nouvelles de leurs familles. La plupart ne la revoient jamais ou, s'ils regagnent leur village, ce sont de véritables épaves, sans argent et sans forces, qui reviennent pour mourir ; mais auparavant, ils sèment autour d'eux des germes de maladie, de révolte, de haine… C'est comme ça qu'on prépare les révolutions. »
— Andrée Viollis, Indochine SOS, nlle édition, Les éditeurs français réunis, 1949, p. 115-116
La main-d’œuvre des plantations, des usines et des mines formait un prolétariat composite avec, souvent, un pied dans la rizière et l’autre dans l’entreprise coloniale. Il était soumis à un régime de travail sévère : retenues sur salaire et châtiments corporels étaient assez fréquents. Si l’oppression patronale ne différait pas de celle d’autres pays, en Indochine, elle fut identifiée à la présence étrangère et alimenta le mouvement nationaliste et communiste. Dans les années 1930, celui-ci connut deux grandes poussées sous l’effet de la crise économique mondiale du début des années 1930 causée par le krach boursier consécutif à la crise de 1929, et de l’extension des activités de la IIIe Internationale et de la stratégie « classe contre classe » du parti communiste français (PCF). Dans le même temps, une aile radicale de l’intelligentsia qui organisa les groupuscules communistes émergeait. Elle était souvent formée dans les écoles publiques françaises d'Indochine qui avaient semé l'idée de la Révolution française dans les esprits. Ainsi le lycée Albert Sarraut de Hanoï fut un vivier de futurs communistes indépendantistes, ou futurs nationalistes. En 1930, Nguyen Ai Quoc, le futur Ho Chi Minh, unifia ces groupuscules sous le nom de parti communiste indochinois (PCI), d’abord section du PCF puis, à partir de mai 1931, reconnu comme section de l’Internationale. À partir de 1936, le triomphe du Front populaire en France et l’orientation du front antifasciste, alors que la menace d’une invasion japonaise se dessinait en Extrême-Orient, redonnèrent vigueur à l’opposition. En outre, la grande dépression économique qui toucha l’Indochine entre 1930 et 1934, et illustra la crise du régime capitaliste aboutit à accroître la puissance de la Banque d’Indochine à laquelle le gouvernement français confia l’assainissement de l’économie. Celle-ci fut la principale bénéficiaire des faillites, des expropriations et de la concentration des entreprises, ce qui provoqua un surcroît de mécontentement instrumentalisé par les communistes.
Seconde Guerre mondiale
La Seconde Guerre mondiale a été déterminante pour l'avenir de l'Indochine française. L'Empire du Japon, en guerre contre la Chine depuis 1937, profite de la défaite française en Europe (juin 1940) pour adresser un ultimatum aux Français. Il entend occuper la frontière nord de l'Indochine et couper la voie ferrée de Haïphong au Yunnan, une des voies de ravitaillement de Tchang Kaï-chek. Le gouverneur Catroux accepte, faute de moyens pour s'y opposer. Démis de ses fonctions le 26 juin 1940, il rejoint la France libre. L'amiral Decoux, qui lui succède le 20 juillet 1940, est chargé d'appliquer à partir du 22 septembre l'accord passé le 30 août avec le Quartier-général impérial. Cet accord autorise la présence de 6 000 soldats japonais au Tonkin ainsi que l'utilisation d'aérodromes. En échange, le Japon reconnaît l'intégrité territoriale et la souveraineté française de principe en Indochine. Cet accord ne peut toutefois empêcher la violente occupation de Lang Son et le bombardement de Haïphong. L'Indochine reste sous l'autorité nominale de Vichy jusqu'en 1945. L'Indochine fidèle au régime de Vichy sous l'autorité de son Amiral gouverneur, applique les mesures de la métropole : lois anti-juives, anti-franc maçonne, traque des opposants (indochinois mais aussi français) et s'engage dans un modus-vivendi avec le Japon. En fait celui-ci n'intervient pas du tout dans les affaires coloniales, avant de virer totalement de cap par son coup de force du 9 mars 1945. La barque indochinoise est fort éloignée de la France de Vichy par la distance et le gouverneur Decoux est laissé presque seul. Il met en place une politique identitaire indochinoise destinée à vanter les races indochinoises face aux influences japonaises et thaïlandaises. Cette politique creuse un fossé envers le colonisateur et prépare les futures révoltes d'après 1945.
Hô Chi Minh, communiste indépendantiste vietnamien parfaitement francophone et adversaire implacable de la France, crée en 1941 le Viêt-Minh par la fusion du Parti communiste indochinois (fondé en 1930) et de groupes nationalistes. Il jette les bases d'une résistance d'abord antifrançaise et ensuite antijaponaise (les militaires japonais avaient une attitude conciliante à l'égard du Viêt Minh au début). Son mouvement se développe surtout à partir du début de 1945, grâce à l'aide matérielle des Américains qui dès Yalta et Potsdam avaient décidé de chasser la France d'Indochine.
Le 9 mars 1945, les garnisons françaises sont attaquées par surprise par l'armée impériale japonaise. Sur les 34 000 Français métropolitains dans la région et 12 000 militaires d'origine européenne, plus de 3 000 ont été tués en moins de 48 heures, parfois exécutés par décapitation à coups de sabre. Les six mois de captivité ont coûté la vie à plus de 1 500 disparus. Cette opération détruit l'administration coloniale. Le Japon encourage la formation de régimes nominalement indépendants, dans le cadre de sa sphère de coprospérité de la grande Asie orientale, avec en particulier le soutien de l'empereur d'Annam Bao Daï. À la fin de sa vie, le président américain Roosevelt ne fait pas mystère que la France ne doit pas retrouver l'Indochine à la fin de la guerre. Il propose même à Tchang Kaï-chek d'occuper entièrement l'Indochine, ce à quoi ce dernier se refuse.
Truman (qui succède à Roosevelt mort en avril), Staline et Churchill se réunissent à la Conférence de Potsdam en 1945. Truman et Staline, défavorables au colonialisme français, décident que le Viêt Nam serait divisé en deux parties : lors de la capitulation du Japon, les Chinois (dirigés par le généralissime Tchang Kaï-chek) s'installeraient dans le nord le 9 septembre 1945 (une semaine avant, le 2 septembre 1945 à Hanoï, le leader communiste Ho Chi Minh proclamait la République démocratique du Viêt Nam) et les Britanniques (commandés par le général Sir Douglas David Gracey (1894-1964, KCB, KCIE, CBE, MC and bar)) dans le sud 12 septembre 1945.
Les Français, sous l'impulsion du général de Gaulle, décident de rétablir la souveraineté française sur l’Indochine après la Seconde Guerre mondiale, à une époque où d’autres puissances coloniales reprennent pied dans leurs colonies asiatiques (Birmanie et Malaisie pour le Royaume-Uni, Indonésie pour les Pays-Bas). En 1946, le 28 janvier, les troupes britanniques acceptent de quitter le Viêt Nam, tandis les Chinois se retirent également du nord du territoire vietnamien. En échange, les Français restituent à la République de Chine leurs droits sur les concessions françaises dans ce pays (Accord franco-chinois (1946)), elles aussi évacuées par les Japonais, le 6 mars 1946.
Guerre d'Indochine (1946-1954)
Contexte historique
Au lendemain de l'évacuation japonaise, le Laos et le Cambodge parviennent à faire reconnaître leur souveraineté en douceur. Il n'en va pas de même au Viêt Nam, enjeu stratégique et économique d'une tout autre importance. Le Vietminh et d'autres groupes indépendantistes cherchent à établir leur autorité sur le pays. Le général Leclerc et la deuxième division blindée sont envoyés par le général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, pour restaurer l'autorité de la France. Des négociations sont ouvertes et aboutissent aux accords du 6 mars 1946 aux termes desquels le Viêt Nam est reconnu par la France comme un « État libre » (mais pas indépendant, car il fait partie de la Fédération indochinoise et de l'Union française). Ces accords, signés par Hô Chi Minh et Jean Sainteny, ne durent pas. Leclerc reconquiert la Cochinchine, mais estime qu'à terme, l'indépendance vietnamienne deviendra inévitable. Sa mort laisse le Vietminh sans interlocuteur. Celui-ci tente d'interdire aux Français le port de Haïphong, dont le bombardement par la flotte française rend le conflit inévitable. S'ensuit la Guerre d'Indochine.
Configuration des forces en présence
La guerre oppose deux antagonistes principaux : la France, métropole lointaine, affaiblie par la Seconde Guerre mondiale et qui met longtemps à déployer ses forces ; et le Viêt-Minh, organisation politique disposant de moyens réduits à l'origine, mais qui arrivera à retourner la situation en sa faveur. Hô Chi Minh, son chef politique, et le jeune général Võ Nguyên Giáp, chef de la branche militaire, peuvent compter sur un encadrement discipliné et efficace. Leurs militants sont dans la population vietnamienne « comme le poisson dans l'eau ».
Du côté français, les chefs du gouvernement provisoire (le général de Gaulle, puis Léon Blum), puis les chefs des gouvernements successifs de la IVe République, délèguent des chefs militaires de valeur : le général Leclerc, remplacé à sa mort par l'amiral d'Argenlieu, puis les généraux de Lattre de Tassigny et Henri Navarre. Leurs forces, très hétérogènes, atteindront 350 000 hommes : Français de métropole et légionnaires, soldats de l'Union française, troupes des États associés d'Indochine (Cambodge, Laos, et forces de l'empereur Bao Daï rentré en grâce après un exil à Hong Kong), supplétifs levés dans les tribus montagnardes et financés par la culture de l'opium. D'abord réticents, les États-Unis finissent, au nom de la lutte anticommuniste, par financer en grande partie l'effort de guerre français, affecté par le scandale de l'affaire des piastres.
À partir de 1949, la victoire de Mao-Tsé-Toung en Chine permet au Viêt-Minh de recevoir un équipement important venu de Chine, de l'Union soviétique et des autres pays du bloc communiste. Il reçoit aussi un soutien moral considérable des mouvements communistes et anticolonialistes du monde entier, y compris de France, où le Parti communiste français (plus de 20 % de l'électorat à l'époque) fait campagne contre la « sale guerre ».
L'opinion française ne se sent pas vraiment engagée dans cette guerre, qui n'intéresse, pense-t-on, que quelques gros intérêts privés et l'armée française ne pourra jamais faire appel au contingent. Au contraire, le Viet-Minh arrive à marginaliser et éliminer les forces indépendantistes rivales et à élargir son emprise sur la population par la terreur, qu'il peut mobiliser dans le renseignement, le ravitaillement et le soutien logistique des combattants. C'est la clé de sa victoire contre les Français, et plus tard contre les Américains.
Enjeux
La France, considérée par les États-Unis et l'URSS comme un pays vaincu, devait selon eux céder la place.
L'Indochine était donc devenue le terrain de jeu de ces grandes puissances, l'enjeu était principalement culturel et économique pour la France, alors que pour les États-Unis et l'URSS, il était avant tout politique. La question de rétablir la grandeur de la France - par la guerre s'il le fallait - faisait l'unanimité dans les sphères dirigeantes, de gauche (dont étaient issus la plupart des gouverneurs et des administrateurs coloniaux) comme de droite. Cette grandeur passait nécessairement par un empire colonial et un rayonnement culturel.
Cependant, les intérêts économiques, dans le cas de l'Indochine, étaient exceptionnellement importants, car il était aussi question de terres, d'industries, et de possessions de Français de métropole, influents auprès du Parlement, quand ils n'étaient pas eux-mêmes membre du Parlement.
Ainsi, comme l’écrivait Pierre Brocheux dans le dossier collectif L’Indochine au temps des Français publié dans la revue L'Histoire, « [l]’Indochine était une colonie d’exploitation et non de peuplement », ce qui veut dire que la France y voyait un potentiel économique. De plus, Brocheux ajoute qu’à l’exception de l’Algérie (qui n'était d'ailleurs pas une colonie), de toutes les colonies, l’Indochine avait reçu le plus d’investissements, évalués à 6,7 milliards de francs-or en 1940.
« Le flux des investissements métropolitains convergea principalement vers les mines, les plantations d’hévéas, de thé et de café, ainsi que vers certaines industries de transformation : les textiles, les brasseries, les cigarettes, les distilleries, le ciment. »
— Pierre Brocheux, « Un siècle de colonisation »,L'Histoire, no. 203, (octobre 1996), p. 28
Dans le répertoire plutôt large des histoires de la colonisation européenne du XXe siècle, l’Indochine française ne fut pas une exception, car des investissements d’envergure se sont placés en Indochine. Comme l’écrivait l’historien français Hugues Tertrais, 43 % des investissements industriels et miniers sont principalement situés au Tonkin, au nord du Viêt Nam actuel : charbonnages du Tonkin, qui extraient un bon anthracite en bordure de la baie d'Ha Long, cimenterie de Haïphong, qui avait participé aux travaux de fortification du Tonkin, cotonnières de Nam Dinh, exerçant plus difficilement son activité au sud de Hanoï. Les investissements en Indochine sont également importants — 34 % de l’ensemble — dans les plantations d’hévéa, qui couvrent 100 000 hectares au sud du Viêt Nam et au Cambodge.
De plus, la culture d’hévéa indochinoise a non seulement alimenté les industries françaises du caoutchouc (surtout pour la compagnie Michelin qui a commencé à investir en 1925), mais elle s’est aussi développée depuis le début du XXe siècle, quoique la Seconde Guerre mondiale ait durement frappé l’industrie de l’hévéa. Ces remarques sur la situation économique des investissements français portent à penser que la France fut très déterminée à garder ses colonies en Indochine, afin d'y exploiter ses ressources naturelles, comme par exemple le caoutchouc pour l'industrie automobile de plus en plus importante.
En parlant toujours du caoutchouc et de la culture de l’hévéa, Marianne Boucheret écrit que « le caoutchouc fait figure de symbole de la réussite coloniale », car non seulement les exportations étaient très importantes, mais la culture de l’hévéa rapportait beaucoup de dividendes qui « témoignent des succès obtenus par l’hévéaculture dans la péninsule [indochinoise] ». Mme Boucheret ajoute aussi que le succès de la culture de l’hévéa contribue à « l’arrivée massive de capitaux métropolitains en Indochine, attirés par des taux de profit élevé ». Ce qui se traduit par une croissance fulgurante. En 1939, les exportations de caoutchouc d'Indochine étaient huit fois plus élevées qu’elles ne l’étaient une quinzaine d’années auparavant. Par conséquent, ajoute-t-elle, « cela représente plus du quart de la valeur des exportations totales de la péninsule, contre moins de 5 % en 1924 ».
Selon le site Internet britannique Spartacus, l'Indochine était une colonie qui rapportait beaucoup de dividendes aux Français, car la région recelait du zinc, du charbon et aussi de l'étain, tandis que la population locale constituait un marché pour les produits manufacturiers de la métropole. En effet, à partir de 1938, au moins 57 % des exportations indochinoises étaient le fait de compagnies françaises.
De plus, l'Indochine, outre ses ressources internes, était une voie d'accès très prometteuse vers les marchés de la Chine du Sud, avec le chemin de fer du Yunnan, comme voie privilégiée de cette pénétration.
La guerre d'Indochine marque pour la France une double défaite, à la fois comme puissance coloniale cherchant à sauvegarder son Empire et comme membre du bloc occidental tentant d'endiguer l'expansion du communisme. Ce « goût amer d’échec », comme l’écrivit Philippe Franchini, traduit l'affaiblissement du statut international de la France dans le monde d'après 1945. Cette inquiétude face au communisme est très bien exprimée par Jean Chauvel, représentant de la France à l’ONU.
« Et on affecte alors de considérer Ho Chi Minh comme le chef d’une guérilla communiste résiduelle. En privé, le ton est plus inquiet. En témoignent les propos tenus par Jean Chauvel, représentant de la France à l’ONU, à une personnalité américaine : ''Le temps devrait venir où les États-Unis et la Grande-Bretagne auraient à partager la charge de la France pour barrer la route du Sud au communisme, ou bien la France serait obligée de liquider ses engagements indochinois et d’abandonner l’Indochine à Moscou". »5
— Jacques Dalloz, « Pourquoi la France a perdu la guerre », Histoire, no. 203, (octobre 1996), p. 41.
Mai 1954 à Dien Bien Phu - La défaite de l'impérialisme français
Si Ho Chi Minh était prêt à toutes les concessions, l'impérialisme français, lui, entendait n'en faire aucune pour récupérer la « perle » de son empire. En novembre 1946, la marine française bombarda le port de Haiphong, faisant 6 000 morts. La guerre d'Indochine commença, dans laquelle le Vietminh put compter sur la mobilisation sans faille des paysans qui luttaient pour défendre les terres distribuées lors de la réforme agraire mise en oeuvre dans les « territoires libérés », d'abord de façon limitée puis plus radicalement à partir de 1953. Le Vietminh put aussi compter sur l'aide de la Chine, où le Parti communiste de Mao Zedong prit le pouvoir en 1949. À la veille de Dien Bien Phu, le Vietminh pouvait opposer au corps expéditionnaire français une véritable armée, dirigée par le général Giap, qui contrôlait une grande partie du territoire, seules les grandes villes restant sous contrôle français.
Dien Bien Phu
Pour tenter de rétablir la situation militaire, l'état-major français voulut obliger le Vietminh à une bataille décisive à Dien Bien Phu. Dans un camp retranché installé dans une région montagneuse éloignée, l'état-major avait prévu que 10 000 soldats français, ravitaillés par les airs, « brisent » les assauts du Vietminh et « saignent » son armée. Mais il en fut autrement, grâce à la mobilisation de 50 000 soldats vietnamiens et surtout de près de 260 000 volontaires qui assurèrent le ravitaillement et l'armement de l'armée de Giap. Des canons et de la DCA furent transportés sur plus de 400 kilomètres, par camions quand il y avait des routes, ou à pied ou sur des bicyclettes le long de pistes creusées à flanc de montagne. Au prix d'efforts surhumains, les pistes d'aviation sur lesquelles atterrirent au plus fort de la bataille 200 avions par jour pour ravitailler le camp furent prises sous le feu de la DCA du Vietminh. L'aviation française fut réduite à l'impuissance. Le 13 mars 1954 l'attaque fut lancée et le 7 mai, après 55 jours de combats acharnés, Dien Bien Phu tomba. L'inimaginable s'était réalisé, l'armée moderne d'une puissance impérialiste était vaincue par une armée de paysans pauvres dont la force était devenue invincible, car ils avaient le sentiment de défendre leurs terres et leur liberté.6
Sortie de guerre
Après leur défaite lors de la bataille de Diên Biên Phu, les Français renoncent à poursuivre un conflit ingagnable et, lors des accords de Genève de 1954, reconnaissent l'indépendance du pays.
La guerre a fait plus de 500 000 victimes.
Les accords de Genève du 24 juillet 1954 reconnaissent l'indépendance du Laos, du Cambodge et le partage temporaire du Viêt Nam en deux zones de regroupement militaire (l'Armée populaire vietnamienne au Nord du 17e parallèle, et le Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient au Sud de cette zone de démarcation militaire), pour une évacuation totale et complète de toute l'Indochine en 1955. La souveraineté de la République démocratique du Viêt Nam était reconnue par ces accords au nord du 17e parallèle, celle de l'État du Viêt Nam au sud de ce parallèle, et la réunification entre les deux zones était envisagée pour 1956, après référendum. Une Commission Internationale de Contrôle (CIC) avait été créée pour surveiller l'application des accords d'armistice. Elle était constituée par le Canada, la Pologne et l'Inde.
Les accords de Genève prévoyaient des élections en 1956, afin de former un gouvernement unifié pour tout le Viêt Nam. Toutefois, en parallèle de la conférence de Genève en juin 1954, l’empereur Bao Dai, chef de l'État du Viêt Nam a rappelé des États-Unis Ngô Dinh Diêm pour en faire son Premier ministre. À la suite des accords de Genève, dont l'État du Viêt Nam et les États-Unis n'avaient pas signé la déclaration finale, et ainsi libéré des obligations de respecter ces accords, Ngô Dinh Diêm organisa avec l'aval des États-Unis un référendum manifestement truqué, avec plus de voix favorables que d’électeurs, et créa la République du Viêt Nam le 26 octobre 1955, avec lui comme chef d’État. C'est contre cette dictature du régime de Diêm que s'est formé le Front national de libération du Sud Viêt Nam (dit également Viêt Cong) en 1956. Des éléments du Viêt Minh résidents au Sud ont alors repris le combat contre ce gouvernement, menant alors à la deuxième guerre d'Indochine de réunification, plus communément appelée guerre du Viêt Nam, qui durera de 1954 à 1975.7
La guerre du Viêt Nam (1954-1975)
Présentation générale
Après la guerre d'Indochine et l'échec de la France pour reconquérir l'Indochine à la suite de la victoire du Việt Minh à la bataille de Diên Biên Phu le 7 mai 1954, les accords de Genève divisèrent le pays en deux par une zone démilitarisée au niveau du 17e parallèle. Les deux parties du Viêt Nam connurent alors la mise en place de gouvernements idéologiquement opposés :
Au nord, la République démocratique du Viêt Nam (RDVN), régime communiste fondé par Hô Chi Minh en septembre 1945.
Au sud, la République du Viêt Nam (RVN), régime nationaliste soutenu par les Américains et proclamé par Ngô Dinh Diêm en août 1955, à la suite d'un coup d’État contre Bao Daï déguisé en référendum.
Ngô Dinh Diêm et son gouvernement refusèrent de tenir le référendum prévu au plus tard à l'été 1956 par les accords de Genève de 1954 ; de son côté, la République démocratique du Viêt Nam reprit de son côté les manoeuvres contre le régime sud-vietnamien, en annonçant son souhait de réunifier tout le pays sous son régime ; leur stratégie consista à s'appuyer sur le Front national de libération du Sud Viêt Nam (FNL, également appelé « Viêt-Cong », abréviation péjorative de « communistes vietnamiens »), en réactivant la guérilla au Sud par des ex-éléments du Viêt-Minh dès 1957 ; puis, à effectuer des infiltrations de cadres communistes et de matériels dès 1958 grâce à la réutilisation de la Piste Hô Chi Minh.
Dès le début du conflit, la RDVN fut soutenue par des aides logistiques sino-soviétiques alors que de son côté, la RVN fut progressivement « coadministrée » par un interventionnisme américain croissant au fil des années. Les États-Unis inscrivirent ce conflit dans une logique de guerre froide en s'appuyant sur une stratégie anti-communiste. L’expansion du communisme devait être stoppée conformément à la doctrine américaine de l’endiguement, afin d'empêcher un « effet domino » en Asie du Sud-Est. L'autoritarisme croissant de Diêm, et la répression de l'ensemble des opposants, s'avérèrent cependant inefficaces pour contenir l'insurrection, et ne firent au contraire que l'entretenir. En 1963, le président sud-vietnamien est renversé et tué au cours d'un coup d'État militaire approuvé par les Américains. Mais le nouveau régime, dénué de stabilité politique comme de réel soutien populaire, s'avère tout aussi inefficace que Diêm face aux insurgés, ce qui décide les États-Unis, jusqu'ici présents par le biais de conseillers militaires, à renforcer leur engagement. En 1964, les incidents du golfe du Tonkin, dont l'importance est délibérément gonflée par le gouvernement américain, permet au président Lyndon Johnson de faire adopter une résolution du Congrès qui lui laisse les mains libres pour intervenir au Viêt Nam. À partir de 1965, des troupes américaines sont massivement déployées au sol.
La stratégie américaine, qui influe également sur les situations au Laos et au Cambodge, s'avère cependant incapable de réduire l'insurrection du FNL : les trois pays de l'ex-Indochine française sont massivement bombardés, mais les frappes américaines - notamment l'opération Rolling Thunder qui vise directement le territoire du Nord Viêt Nam - échouent à interrompre la piste Hô Chi Minh par le biais de laquelle le Nord Viêt Nam ravitaille les combattants communistes du Sud.
Après huit ans de combats intensifs et un lourd bilan humain, l’intervention directe et massive des États-Unis prit fin avec la signature des accords de paix de Paris en 1973. Les combats entre forces vietnamiennes s'achevèrent avec la chute de Saïgon, capitale de la RVN, le 30 avril 1975. Après la victoire de la RDVN, les deux Viêt Nam furent unis conformément aux buts du FNL pour former l'actuelle République socialiste du Viêt Nam, dotée d'un gouvernement composé essentiellement du parti communiste et basé à Hanoï, jusqu'alors capitale de la RDVN.
Côté américain, cette guerre marqua toute une génération et dégrada considérablement l'image du pays. Considérée comme la première défaite militaire de l'histoire des États-Unis, cette guerre impliqua plus de 3,5 millions de jeunes américains envoyés au front entre 1965 et 1972.
Bilan
Bombardements
Au total, les États-Unis ont largué 7,08 millions de tonnes de bombes durant ce conflit (par comparaison, 3,4 millions de tonnes ont été larguées par l'ensemble des alliés sur tous les fronts de la Seconde Guerre mondiale).
Pertes humaines
Des millions de Vietnamiens sont morts des conséquences de la guerre. Les registres officiels sont difficilement consultables, quand ils existent, et nombreux parmi les tués furent littéralement déchiquetés par les bombardements. Il est ainsi très difficile de s'accorder exactement sur ce qui doit compter comme « victime de guerre du Viêt Nam » ; des gens sont encore aujourd'hui tués par des sous-munitions non explosées et des mines, particulièrement les bombes à sous-munitions. Les effets sur l'environnement des agents chimiques, tels que l'agent orange, un défoliant très utilisé par les Américains, ainsi que les problèmes sociaux colossaux causés par la dévastation du pays après tant de morts ont certainement réduit la durée de vie de beaucoup de survivants. Par ailleurs, la contamination d'une partie de sols entraîne aujourd'hui encore de graves problèmes de santé (malformations à la naissance, hypertrophie, rachitisme, cancer des poumons et de la prostate, maladies de la peau, du cerveau et des systèmes nerveux, respiratoire et circulatoire, cécité, diverses anomalies à la naissance) surtout dans les campagnes.
Les estimations de pertes les plus basses, basées sur les déclarations (à présent reprises) du Nord Viêt Nam étaient autour de 1,5 million de Vietnamiens tués. Le Viêt Nam a annoncé le 3 avril 1995 qu'un total d'un million de combattants et quatre millions de civils avaient été tués durant la guerre. La validité de ces chiffres n'a généralement pas été contestée.
Les pertes du Sud Viêt Nam sont estimées à 255 000 militaires et 430 000 civils tués, dont 80 000 en 1974, soit plus que toute autre année de guerre, alors que les forces américaines avaient été évacuées.
Le bilan pour les forces armées américaines est estimé à 58 177 soldats tués et 153 303 blessés pour un total de 8 744 000 militaires ayant participé à un moment ou à un autre à ce conflit.
Sur les 46 852 soldats australiens qui ont participé à la guerre du Viêt Nam, 492 ont été tués et 2 398 ont été blessés.
Officiellement, 16 militaires soviétiques sont morts durant ce conflit au Viêt Nam et 5 au Laos.
Le nombre de morts de 1965 à la fin du conflit se situerait au-dessus de trois millions. La question des victimes de la répression est controversée. Dans les années 1980, des estimations américaines situent le nombres de victimes causées par la répression et à l'exode après 1975 au-dessus du demi-million, dont 65 000 à 100 000 exécutions par le régime communiste, 150 000 à 175 000 prisonniers disparus, le reste étant des boat-people.
Pertes financières
Les opérations entre 1965 et 1975 ont coûté aux États-Unis 111 milliards dollars américains en dollars courant (686 milliards de $ valeur 2008 soit 716 milliards de $ valeur 2011), soit un maximum de 2,3 % de leur produit intérieur brut. Le budget de la Défense de ce pays a atteint un maximum de 9,5 % de leur PIB durant cette période.
Critiques et analyse
Guerre impérialiste
La guerre du Viêt Nam est très critiquée par les opinions publiques mondiales et domestique, la nouvelle gauche et certains vétérans anti-guerre américains considérant cette guerre comme « impérialiste ». À cause de cette guerre, beaucoup d'idées socialistes et révolutionnaires sont reprises par les partis politiques classiques à un niveau jamais vu depuis les années 1930. La guerre génère le plus fort mouvement anti-guerre de l'histoire des États-Unis, mettant fin à la conscription. Beaucoup de jeunes américains qui rejetaient « l'hypocrisie d'une démocratie » dont étaient exclus selon eux les afro-américain et les populations non blanches du tiers monde, deviennent « anti-impérialistes ».
Guerre idéologique
Raymond Aron explique qu'à la différence des Français en Indochine, de 1946 à 1954, les Américains ne défendent pas un empire mais un régime anticommuniste, dans le cadre de la guerre froide au Sud Viêt Nam, dans une stratégie de containment et conformément à la théorie des dominos. Et il précise qu'il n'y a pas non plus pour les Américains d'enjeu économique, de défense d'entreprises privées, nationalisées par l'ennemi.
Selon l'historien Mark Atwood Lawrence, alors que le monde se divise en deux blocs idéologiques antagonistes, la guerre du Vietnam « apparaît être connectée à la lutte mondiale entre le capitalisme démocratique et le communisme international ». Les historiens Mary Ann Heiss et Peter L. Hahn ont un avis similaire disant qu'« alors que le pays lui-même ne signifiait pas grand chose d'un point de vue stratégique ou économique pris indépendamment, le Vietnam est devenu partie d'un conflit bien plus large que les forces du capitalisme et du communisme menaient entre elles ».
Ou les deux
L’intellectuel Noam Chomsky dénonce la collusion entre le capitalisme et l'impérialisme via le complexe militaro-industriel qui est selon lui le seul à tirer profit de la guerre, comme évoqué par Lénine dès 1916, précise-t-il. Pour lui, la guerre du Viêt Nam est un échec politique car le conflit devient un symbole pour les pays en voie de développement de la résistance à la politique des États-Unis et crée une opposition politique intérieure très forte ; et l'échec est aussi économique, la guerre ne créant aucun gain et accentuant le déclin économique. James Petras et Robert Rhodes ou John Pilger, autres auteurs « anti-impérialistes », considèrent cependant qu'au long terme la victoire vietnamienne a été une victoire à la Pyrrhus, le coût humain de la guerre étant exorbitant pour le Viêt Nam et les États-Unis reprenant selon eux leur contrôle « impérialiste » sur tous les pays même les plus nationalistes, après la chute du communisme, et « recolonisant » le Viêt Nam.
Conséquences de la guerre
Divisé depuis 1954 le Viêt Nam est réunifié, de la frontière de Chine à la pointe de « Camau » le 2 juillet 1976 pour créer la « République socialiste du Viêt Nam ». Saïgon est renommée Hô-Chi-Minh-Ville en l'honneur du précédent président de la RDVN.
En plus du problème prioritaire et urgent du ravitaillement résolu par Mme Nguyen Thi Binh, signataire des accords de paix de Paris au nom du Front national de libération du Sud Viêt Nam, il y eut le problème d’une « catastrophe sociologique » sans précédent pour une population rurale agglutinée dans des villes de garnison, depuis 1946, vivant d’une « économie des poubelles », des déchets des armées et des fournitures militaires dont le « marché aux voleurs » était célèbre, avec les drogues et la prostitution tout autour.
La plus grande conséquence sur le développement sud-est-asiatique est le fait que les plus grands « cerveaux » du Viet Nam (le Viêt Nam était très développé avant la guerre) ont, soit fui aux États-Unis avec les Américains, soit été décimés/envoyés dans des camps de rééducation par les communistes. Du peu d'intellectuels qui ont survécu à la catastrophe, très peu ont pu trouver un travail car une bonne partie d'entre eux était contre le gouvernement. Le gouvernement les a par conséquent privés de travail.
Les Sud-Vietnamiens qui ont fui leur pays constituent une force économique aux États-Unis et ailleurs. Depuis les années 1990, la diaspora vietnamienne contribue à redynamiser l'économie du pays.
Le génocide cambodgien (1,7 million de victimes, soit 21 % de la population) découle directement de la guerre civile qui fit rage au Cambodge dans les années 1970 et cette dernière est à relier à la guerre du Viêt Nam.
La Chine a profité de l'après-guerre pour s'emparer du territoire longeant la frontière entre la Chine et le nord du Viêt Nam, ainsi qu'une partie des îles dont le sous-sol regorge de pétrole.8
De la réunification à la libération
La fin de la guerre suscitent l'espoir au sein d'une partie de la population du Sud, lassée à la fois de la guerre et de la corruption du régime sudiste. Mais, très rapidement, les Nord-Vietnamiens imposent leur autorité, réduisant les ministres du Gouvernement révolutionnaire provisoire, officiellement au pouvoir au Sud, à un rôle figuratif. La « concorde et la réconciliation » promises pour l'après-guerre se traduisent dans les faits par des cours et des camps de rééducation, qui ne sont pas réservés aux seuls collaborateurs du régime sudiste : de nombreux cadres du FNL, soupçonnés d'avoir été trop longtemps influencés par « la culture occidentale bourgeoise et décadente », sont également arrêtés. Selon les ONG, plusieurs centaines de milliers de personnes (le chiffre de 700 000 est avancé) auraient transité par les camps de rééducation. Le FNL est par la suite fusionné avec le Front de la Patrie du Viêt Nam. En novembre 1975, une conférence consultative politique réunit les dirigeants du Nord et du Sud pour décider de l'organisation des élections d'une assemblée nationale pour le Viêt Nam réunifié. Les députés de l'Assemblée nationale vietnamienne sont élus en avril 1976 : le 2 juillet, le Viêt Nam est officiellement réunifié sous le nom de République socialiste du Viêt Nam. Hanoï, de capitale du Nord Viêt Nam, devient celle du Viêt Nam unifié ; l'ancienne capitale sudiste, Saïgon, est quant à elle rebaptisée Hô-Chi-Minh-Ville.
Le Parti des travailleurs annonce son intention de mener dans tout le pays une « triple révolution », culturelle, idéologique, mais aussi scientifique et technique. En décembre 1976, le 4e congrès du Paris, qui reprend pour l'occasion son nom d'origine de Parti communiste vietnamien (PCV), affiche une ligne prosoviétique, annonce son intention de créer « un homme nouveau » sous le « régime du maître collectif socialiste » et prône le retour à la campagne d'une grande partie des villes et des régions surpeuplées. Des populations - dans des circonstances infiniment moins dramatiques que la politique menée par les Khmers rouges au Cambodge voisin, mais néanmoins sous la coercition - sont déplacée à la campagne, dans des régions parfois hostiles. Des cadres qualifiés, mais ayant travaillé sous l'ancien régime, sont évincés des postes à responsabilité au profit de bureaucrates communistes souvent moins compétents. Les cours hebdomadaires de propagande politique deviennent obligatoires. Dans la deuxième moitié des années 1970, alors que la pays traverse de très graves difficultés économiques au sortir de la guerre et que la radicalisation du régime se poursuit, la fuite des populations s'accélère. Environ trois millions de personnes quittent le Viêt Nam au fil des années : pour la seule année 1979, 250 000 « boat-people » fuient le pays, dans des conditions parfois dramatiques. Sur le plan intérieur, un plan quinquennal est lancé pour collectiviser à marche forcée des terres agricoles du Sud est lancée ; la collectivisation est cependant hâtive et les résultats économiques ne sont pas à la hauteur. Ce n'est qu'en 1980 que le Viêt Nam réunifié adopte sa nouvelle constitution, qui présente le Parti communiste comme « la force unique qui dirige l'État et la société ». En 1977, la République socialiste du Viêt Nam est admise à l'ONU. En 1978, le Viêt Nam rejoint le Conseil d'assistance économique mutuelle, l'organisme de coopération économique du bloc de l'Est. Assez vite, les dirigeants se rendent compte que la socialisation à marche forcée de l'ancien Sud Viêt Nam n'a pas produit les résultats escomptés. L'année 1979 marque le début de la prise de conscience par les autorités des difficultés économiques du pays ; à partir de l'année suivante, les petites entreprises privées, bien que non reconnues par la loi, sont de nouveau tolérées au Sud.
Au niveau régional, le Viêt Nam s'impose comme une puissance dominante en mettant le Laos voisin, où les communistes ont également pris le pouvoir, sous son influence. Au Cambodge, au contraire, les relations avec le régime des Khmers rouges se dégradent immédiatement ; Pol Pot expulse en effet les minorités vietnamiennes et ambitionne d'annexer l'ex-Kampuchea Krom, considéré comme le berceau des Khmers. À noël 1978, l'hostilité entre les deux pays débouche sur un conflit ouvert : le Viêt Nam envahit le Cambodge, renverse en deux semaines le régime du Kampuchéa démocratique et installe un nouveau régime communiste, la République populaire du Kampuchéa. L'Asie du Sud-Est devient ainsi un front de la rivalité sino-soviétique, le Viêt Nam étant soutenu par l'URSS et les Khmers rouges par la Chine. Quelques semaines plus tard, la Chine attaque le territoire vietnamien en représailles pour son invasion du Cambodge ; le conflit avec la Chine ne dure que quelques semaines et s'achève par le retrait des troupes chinoises, chacun des deux camps revendiquant la victoire. De leur côté, les Khmers rouges, la droite cambodgienne et les partisans de Sihanouk reprennent le combat contre les troupes d'occupation vietnamiennes ; le Viêt Nam, en sus de ses graves difficultés économiques, se trouve pris dans un conflit cambodgien coûteux, qui lui vaut de surcroît l'isolement international.
Le Viêt Nam suit, durant une décennie, une ligne communiste rigide, sous l'influence de Lê Duẩn, secrétaire général du PCV, et des autres « idéologues » comme Lê Đức Thọ et Trường Chinh. Le camp conservateur tient les rênes du pouvoir au détriment des « pragmatiques » plus modérés, comme le premier ministre Phạm Văn Đồng ou le général Võ Nguyên Giáp. En 1982, lors du 5e congrès du Parti, la ligne orthodoxe est renforcée et plusieurs modérés, parmi lesquels Giáp et l'ancien dirigeant du FNL Nguyễn Văn Linh, sont écartés du bureau politique.
La situation économique du Viêt Nam, en partie à cause du fardeau du conflit cambodgien, demeure très préoccupante, le soutien de l'URSS ne suffisant pas à combler les manques. En 1980, le Viêt Nam est l'un des pays les plus pauvres de la planète. En 1985-1986, le pays connaît une période de récession, notamment en raison d'une réforme monétaire malheureuse qui entraîne une très forte inflation, suscitant le désordre économique et le mécontentement social. La dette extérieure du Viêt Nam est de 1,9 milliard de dollars et son budget est en déficit permanent.
Lê Duẩn meurt en juillet 1986 ; en décembre de la même année, le Parti communiste vietnamien tient son 6e congrès, qui marque une étape décisive dans l'évolution idéologique. Phạm Văn Đồng, Lê Đức Thọ et Trường Chinh, évoquant leur grand âge, se retirent du bureau politique. Nguyễn Văn Linh est élu secrétaire général du Parti : soutenu par les réformistes, il prône le Đổi mới (« le changement pour faire du neuf »), une ligne réformatrice qui suit de peu la perestroïka soviétique. Un ensemble de mesures sont prises pour libéraliser l'économie et, dans une certaine mesure, la vie intellectuelle. En 1987, il invite les intellectuels à s'exprimer librement. La ligne conservatrice entrave cependant la mise en œuvre de certaines directives du Đổi mới et les quelques revues apparues à la faveur du relatif vent de liberté sont vite contraintes à fermer. Les changements économiques, si leur ampleur demeure limitée, n'en sont pas moins réels : la loi sur l'agriculture de 1987 garantit aux familles le droit à l'usage des sols pour une longue durée ainsi que celui de leur cession, ce qui marque la fin de l'agriculture collectivisée et planifiée. Les investissements étrangers au Viêt Nam font l'objet de l'une des législations les plus libérales de l'Asie du Sud-Est. L'arrêt du soutien financier soviétique contribue à pousser le Viêt Nam de se retirer du Cambodge : les dernières unités de l'Armée populaire vietnamienne quittent le pays en 1989, mettant un terme à l'une des principales causes de l'isolement diplomatique du Viêt Nam. Les réformes économiques amènent par ailleurs des Việt Kiều (membres de la diaspora vietnamienne) à revenir au pays, les autorités vietnamiennes encourageant désormais leur retour.
En 1988, le secteur familial privé est reconnu. Les subventions des entreprises étatiques sont supprimées et, au nom de la rentabilité, des charrettes de licenciements qualifiés officiellement de « mises à la retraite » touchent le secteur public. La fin du bloc de l'Est et la perte d'influence de l'URSS, qui prive le Viêt Nam de son principal protecteur et renforce son isolement international, pousse le gouvernement vietnamien à faire le choix de l'ouverture. Le 7ème congrès du PCV, en juin 1991, maintient le cap sur l'efficacité et la rentabilité et le gouvernement vietnamien proclame désormais son souhait d'être « ami de tous les pays de la communauté internationale dans la lutte pour la paix, l'indépendance et le développement ». Les relations avec la Chine sont normalisées la même année. Au début des années 1990, le Viêt Nam réduit son inflation et atteint progressivement une bonne santé économique : en 1992, une nouvelle constitution est adoptée, qui stipule que « L'État développe une économie marchande à plusieurs composantes [secteurs d'État, coopératif et privé] suivant le mécanisme de marché géré par l'État selon une orientation socialiste ». 2 000 entreprises d'État sont fermées. En juillet 1993, les États-Unis mettent fin à leur veto aux transactions financières des organismes internationaux avec le Viêt Nam. Le pays devient une destination touristique appréciée. Malgré la dette de 145 millions de dollars du Viêt Nam, le FMI reprend son assistance financière au pays. Le président Clinton lève en 1994 l'embargo commercial américain contre le Viêt Nam ; l'année suivante, le Viêt Nam et les États-Unis rétablissent leurs relations diplomatiques. Le pays rejoint également l'ASEAN. Le Viêt Nam devient le deuxième exportateur mondial de riz et réduit de manière spectaculaire son taux de pauvreté.
La libéralisation économique ne va cependant pas de pair avec l'accroissement des libertés politiques, et la nomenklatura communiste se réserve une large part des retombées financières du « miracle économique vietnamien ». La corruption demeure très présente et, dans les années 1990, 80 % des personnes emprisonnées pour « crime économique » sont des membres du PCV. Alors que le PCV, parti unique, conserve le monopole du pouvoir, l'expression publique demeure très surveillée ; les groupes religieux sont parmi les plus actifs pour réclamer davantage de liberté d'expression, la pratique religieuse connaissant un regain dans le pays. L'économie du Viêt Nam demeure par ailleurs modeste à l'échelle régionale et la crise asiatique de 1997 contribue à révéler ses fragilités. 1997 est une année de triple crise pour le Viêt Nam : outre la crise économique régionale, le pays est marqué par plusieurs scandales financiers et par le soulèvement des paysans de la province de Thái Bình qui protestaient contre la corruption et réclamaient une meilleure distribution des fruits de la croissance. Le Viêt Nam connaît alors une pause économique, pendant laquelle sont prises de nouvelles réformes, qui renforcent et structurent l'économie privée naissante et abolissent des monopoles d'État.
Le 9e congrès du Parti, en 2001, confirme le choix d'une « économie socialiste de marché » et de la cohabitation entre une libéralisation économique et un régime politique autoritaire. En 2007, le pays devient membre de l'OMC. Le Parti continue de contrôler la vie politique du Viêt Nam mais doit désormais se montrer attentif aux changements sociétaux d'un pays en pleine évolution.9
À l’aube de l’année du chat (2011)
Quelques jours avant l’année du Chat, le Parti Communiste Vietnamien clôturait son 11e congrès à Hanoi.
Malgré un renouvellement des principaux responsables tout concorde pour que la politique suivie depuis 1986 (le fameux Đoi moi, le renouveau, c’est-à-dire l’acceptation de l’économie de marché « à orientation socialiste ») se poursuive. Nguyen Tan Dũng a été reconduit à son poste de Premier ministre malgré les scandales politico-financiers qui ont jalonné son dernier mandat : la quasi-faillite de Vinashin le constructeur naval national ou la polémique sur l’exploitation des mines de bauxite vietnamiennes par la Chine.
L’accroissement régulier du taux de croissance depuis des années (même s’il a été moindre en 2008/2009) a permis à la grande majorité des Vietnamiens, d’année en année, de vivre mieux économiquement. Certes, la répartition des richesses est très inégale entre les régions, entre les villes et les campagnes, entre une nouvelle classe moyenne émergente et les classes populaires. Dans l’ensemble, jusqu’à une date récente, chacun trouvait une amélioration régulière de son pouvoir d’achat quitte à exercer plusieurs activités lucratives.
Depuis deux ans, l’inflation aux alentours de 10% a sérieusement écorné le pouvoir d’achat en particulier dans la classe ouvrière. De nombreuses grèves sauvages (en principe une grève doit être autorisée par un syndicat officiel) se sont multipliées dans les grandes usines de textiles ou de chaussures à capitaux étrangers pour des augmentations de salaires ou pour le respect de la dignité des travailleurs en particulier dans les usines taïwanaises et coréennes.
L’agriculture reste un secteur essentiel du pays. La grande majorité des Vietnamiens vit à la campagne et l’agriculture a un rôle non négligeable dans les exportations. Toutefois elle n’est pas très moderne et nécessite des investissements importants. Mais si cette modernisation devait conduire à une réduction de la main d’œuvre agricole et par conséquent à un exode rural massif, cela générerait des tensions aux conséquences incalculables car les grands centres urbains seraient dans l’incapacité d’accueillir ces migrations.
Durant deux décennies, le développement du Viêt Nam a été assuré par des exportations massives vers l’Europe et les USA grâce aux bas salaires pratiqués dans le pays. Ces exportations rapportaient des devises qui permettaient d’importer des biens d’équipements. Mais « à cause de la crise mondiale, les exportations vers Europe et les États-Unis ont décliné puis augmenté moins vite alors que les importations continuaient de croître. Et les flux d’investissement étrangers qui compensaient le déficit commercial se sont largement taris. En 2009 le déficit des échanges commerciaux est de 10 milliards de $ soit 17% du PIB ».
Aujourd’hui le marché intérieur vietnamien est inondé de produits manufacturés chinois. Le déficit commercial envers la Chine s’accroît plus vite qu’envers les autres pays avec pour conséquence la vente de matières premières et énergétiques vers celle-ci et l’acceptation des investissements chinois dans des secteurs essentiels de matières premières comme la bauxite. Certains craignent que cette dépendance vis-à-vis de la Chine ne fasse basculer le pays vers une vassalisation de fait (le Viêt Nam vécut sous la domination chinoise pendant plus de 1000 ans et l’histoire nationale commence avec les sœurs Trung qui ont combattu les Chinois de 14 à 43 après J-C).
Par ailleurs la querelle entre les deux pays qui chacun revendique les îles Paracels et Spratley dans la mer de Chine (et surtout les richesses naturelles qui s’y trouvent) exacerbe encore davantage les tensions.
En décembre 2007, des manifestations spontanées de jeunes qui se regroupaient via les téléphones portables ou Internet pour manifester devant l’ambassade chinoise de Hanoi (les vidéos étant aussitôt diffusées sur Youtube) indiquaient l’ampleur d’un sentiment national voire nationaliste dans la jeunesse. C’était aussi la découverte de la maîtrise des nouvelles technologies par la jeunesse urbaine. Plus de la moitié des 80 millions d’habitants a moins de 30 ans. Aujourd’hui plus de la moitié de la population possède (au moins) un téléphone portable, l’accès à Internet est très largement répandu jusque dans les campagnes.
C’est ce qui explique la rigueur avec laquelle des « cyberdissidents » sont condamnés. Outre la contestation sociale, la contestation politique, très faible et liée essentiellement à des groupes de Viêt Kieu à l’étranger, c’est l’agitation dans les milieux chrétiens qui a retenu l’attention dans les dernières années. Les Catholiques en particulier ont massivement manifesté à Hanoi en 2008 pour le retour à l’église d’un terrain situé en plein centre ville jadis de l'ancienne Délégation apostolique. Ces manifestations pacifiques de plusieurs milliers de personnes ont été « gérées » par le pouvoir sans violence. Preuve aussi que le pouvoir est suffisamment solide pour laisser s’exprimer une certaine contestation.
En 2001 les minorités ethniques du centre avaient organisé des manifestations monstres, en 1997 des manifestations paysannes violentes avaient pris pour cibles des responsables locaux corrompus. Fait nouveau depuis deux ou trois ans, les violences policières sont dénoncées et la population, lors de divers incidents, n’hésite pas à s’en prendre violemment aux forces de l’ordre. Ce fut le cas en mai 2010 dans la province de Ha Tinh dans le Nord du pays. Considérant que la police était responsable de la mort d’un jeune qui fuyait un contrôle de police (pour défaut de port de casque) des échauffourées eurent lieu, des véhicules de la police furent incendiés. Ces violences ne remettent pas en cause le pouvoir en place, mais témoignent d’une attitude radicale qui tranche avec le passé. On peut penser que, dans le futur, la contestation pourrait prendre des formes radicales.10
Violentes émeutes anti-chinoises (2014)
Les 13 et 14 mai 2014 de nombreuses émeutes ont éclaté : en cause la politique agressive de Pékin, militaire et économique, qui suscite des réactions croissantes dans la région.
L’ampleur des émeutes populaires qui ont éclaté au Vietnam est impressionnante. Quelque vingt mille ouvriers ont tout d’abord manifesté dans une zone industrielle de la province de Binh Duong dans le sud du pays, non loin d’Ho Chi Minh-Ville (Saigon), finissant par incendier ou piller environ 250 usines. Le mouvement de colère, qui a fait de très nombreux blessés, s’est propagé dans le centre, notamment à Ha Tinh où, selon une source hospitalière, il y aurait eu plus de 20 morts.
Deux jours auparavant, le 11 mai, un millier de personnes avaient défilé dans la capitale, Hanoï, non loin de l’ambassade de Chine, à la suite d’un grave incident naval opposant la flotte chinoise à des garde-côtes vietnamiens : Pékin a en effet décidé d’installer une plateforme de forage pétrolier dans l’archipel des Paracels revendiqué par le Vietnam. D’autres manifestations se sont déroulées à Saigon et Danang.
Le refus de la pression militaire et économique chinoise
La crise diplomatique ouverte au Vietnam résume les deux principales sources de tension entre les pays de la région et la Chine : territoriale et sociale. Pour garantir son accès à l’océan Pacifique, Pékin a décrété sa souveraineté sur l’ensemble de la « mer de Chine du Sud » (une appellation évidemment rejetée par les autres États riverains) et utilise sa puissance navale pour l’imposer de force. Tous les pays d’Asie du Sud-Est ayant une façade maritime sur cette zone sont concernés : Vietnam, Malaisie, Philippines…
Par ailleurs, les capitaux chinois et taïwanais ont, souvent de concert, beaucoup investi dans cette région. Les conditions de travail y sont particulièrement mauvaises, les syndicats pratiquement exclus ou impotents, la discipline dictatoriale et les possibilités de promotion de Vietnamiens très réduites : l’encadrement est trusté par des Taïwanais et Chinois.
Ainsi, les usines attaquées ces jours d’émeutes au Vietnam étaient chinoises, taïwanaises, coréennes, singapouriennes, voire thaïlandaises ou même vietnamiennes. Il y a un aspect de révolte sociale que l’on retrouve – et ce n’est pas un paradoxe – dans les résistances ouvrières en Chine même à l’encontre des transnationales asiatiques.
Le ressentiment antichinois est profond dans la population. Le gouvernement cherche à l’instrumentaliser à son profit, le Parti communiste espérant y trouver légitimité et en profitant pour faire taire les critiques. Pourtant, autant il est clair que les manifestations contre l’incident naval du 7 mai étaient « facilitées » par le PCV (même si des opposants y ont participé, au côté de vétérans et de membres des organisations de jeunesse officielles), autant il semble probable que les émeutes ouvrières ont débordé les limites prévues par un régime dont la politique économique vise à favoriser l’investissement étranger, le tourisme et le marché. Les nouveaux rassemblements prévus le dimanche 18 ont d’ailleurs été interdits.
Ces événements montrent à quel point les tensions sociales et géopolitiques s’aggravent en Asie orientale. Un contexte qui favorise dans chaque pays la montée de nationalismes de puissances (Chine, Japon…) et/ou xénophobes dont les Chinois de la diaspora sud-est asiatique pourraient notamment être victimes.11
Le Vietnam aujourd'hui
Aujourd'hui, le Vietnam est réunifié sous le nom de République socialiste du Vietnam. C'est un pays dont la population a doublé depuis 1954, avec 90 millions de Vietnamiens, dont 30 % ont moins de 15 ans. Ses dirigeants disent construire le socialisme et avancer sur la voie du communisme, et des portraits de Marx et de Lénine décorent toujours les tribunes des congrès du Parti communiste. Le régime mis en place en 1954 au Nord-Vietnam, puis étendu en 1975 au reste du pays, n'a pourtant rien de communiste.
Beaucoup parlent aujourd'hui du Vietnam comme d'un nouvel Eldorado, où les capitalistes trouveraient une main-d'œuvre très bon marché, des infrastructures et une stabilité politique propices à leurs affaires. Le salaire moyen dans l'industrie au Vietnam serait de 101 dollars par mois, soit encore moins de la moitié du salaire moyen en Chine (217 dollars) ou en Thaïlande (234 dollars), ce qui en dit long sur la politique des dirigeants vietnamiens et sur la situation de la classe ouvrière, dans un pays où elle est censée être au pouvoir.
Si le Vietnam s'est libéré - et à quel prix ! - de l'occupation coloniale directe, il n'est pas libéré de l'emprise de l'économie impérialiste, et les paysans et les ouvriers vietnamiens n'en ont pas fini avec l'oppression. La politique des dirigeants nationalistes, comme des dirigeants chinois et d'autres pays voisins, y est pour quelque chose. Mais avant tout les responsabilités du colonialisme et de l'impérialisme français et américains sont écrasantes.12
Sources