De l'Antiquité au Moyen Âge
Vers la fin de l'âge du bronze un certain nombre de mouvement de populations se produisit parmi lesquels les Bryges qui vinrent s'établir dans les régions méridionales de l'Albanie et du nord-ouest de la Grèce. Les Illyriens apparurent au XXe siècle av. J.-C., à une époque charnière entre l'âge du bronze et l'âge du fer. Les archéologues les associent à la culture de Hallstatt. Leur civilisation se développa rapidement, dès le VIIe siècle av. J.-C., au contact des Grecs qui établirent, notamment à Épidammon (Durrës) et à Apollonie (près de Fier), des colonies dont subsistent d’importants vestiges.
Les Illyriens, qui débordaient largement des limites des pays aujourd’hui occupés par des Albanais, se divisèrent progressivement en petits États ennemis que les Macédoniens soumirent. Le royaume illyrien du IVe siècle av. J.-C. est ainsi vaincu en -359 par Philippe II de Macédoine, père d'Alexandre le Grand.
Les Illyriens reprirent leur indépendance ensuite et le royaume d’Épire eut son heure de gloire avec Pyrrhus. L'Empire romain commença la conquête de cette région au IVe siècle av. J.-C. L’ensemble du pays devait finalement passer, non sans mal, sous la domination de Rome au IIe siècle av. J.-C. La majeure partie de l'Albanie actuelle était intégrée dans la province d'Illyrie, créée en -9. Peu à peu la civilisation romaine se répandait, surtout sur les côtes et le long de voies de pénétration (la via Egnatia, en particulier). L’assimilation devait être telle que l’Illyrie, christianisée dès le Ier siècle (avec saint Asti à Durrës et saint Donat à Vlora), fournit, au IIIe siècle, plusieurs empereurs. Après l'éclatement de l'Empire romain en 395, elle devint province de l'Empire byzantin. Suivront plusieurs vagues d'invasions barbares (Goths, Huns), puis le déferlement slave des VIe et VIIe siècles et elle fut soumise au royaume de Bulgarie au VIIIe siècle. Les populations autochtones se réfugièrent alors dans les montagnes. On voit apparaître le terme Albanais en 1081 dans un écrit d'un empereur byzantin.1
Le Moyen Âge
De 1272 aux années 1280, la région se trouve sous le contrôle de Charles d'Anjou (frère de Saint Louis, installé d'abord en Sicile), qui se proclame rex Albaniae. Le territoire de ce royaume a la forme d'un rectangle dont les sommets sont aujourd'hui à Bar (anciennement Tivar), Prizren (Dardanie), Ohrid et Vlora (sud de l'Albanie actuelle). Cela ne correspond qu'à une partie seulement du territoire sur lequel vivaient les tribus identifiées comme Illyriennes dans l'Antiquité.
Les Normands, qui gouvernaient le sud de l'Italie, conquirent Durrës en 1081. Les Byzantins reconquirent l'Albanie en 1083. Des Normands y retournèrent en 1107 et encore en 1185 mais furent rapidement expulsés. En 1190, le prince albanais Progon réussit à instaurer un État indépendant qui se maintient jusqu’à la moitié du XIIIe siècle.
L'historiographie fait apparaître l'existence de plusieurs principautés albanaises avec l'effondrement de l'empire de Dusan et les premières incursions ottomanes dans l'ouest des Balkans autour de 1385. De puissants seigneurs albanais dirigeaient la plupart des régions albanophones des Balkans, de Kosovo à Arta.
Ces principautés étaient le despotat de Gjergj Balsha de Shkodër, puissante famille catholique albanaise qui avait réussi à travers des alliances matrimoniales avec les Serbes, (Balsha I, II et III) à régner sur l'empire de Zeta (État historique) (actuels Albanie du nord, Kosovo et Monténégro), le despotat des Aranit régnant sur les territoires de Topia, de Durrës à Ohrid, le despotat d'Arta qui s'étendait jusqu'au golfe de Corinthe, la principauté des Zenebish (basée à la ville de Gjirokastër), et celle des Muzaka (régnant de Berat à Kastoria en Macédoine).
Les territoires de ces principautés n'étaient pas stables à cause des divisions et regroupements qui se faisaient en relation avec des partages d'héritages, des mariages et l'évolution des rapports de force. Lors de l'attaque ottomane de la Bataille de Kosovo (1389), dans laquelle prirent part toutes les forces balkaniques (Albanais, Hongrois, Vlaques, Serbes et Bosniaques), la défaite fut avant tout une défaite albanaise. Si ces forces semblent avoir accepté la direction du Prince Lazare, c'est vraisemblablement parce qu'il était plus directement concerné, la confrontation se faisant au sud de la Serbie. Environ un quart de toutes les forces mobilisées de la coalition étaient Albanais. Les plus grands chefs féodaux albanais, tels Gjergj II Balsha seigneur de Shkodër, et Teodor II Muzaka, seigneur de Berat, ont participé avec leurs troupes au champ de bataille. La conséquence immédiate de la défaite fut l'extension de la domination ottomane sur les serbes et les albanais du nord.
La prise de Constantinople et le sac de la ville par les Croisés en avril 1204 constituent un événement majeur pour le destin de la région. Le schisme de 1054 n'avait pas été vécu comme tel par la grande majorité des chrétiens. Mais le pillage de Constantinople par les chevaliers de l'Europe occidentale fut ressentie dans le monde hellénique comme une agression. La prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, entrainera l'Église orthodoxe de Grèce dans une alliance avec l'Empire ottoman qui se consolidera avec le temps contre l'Église catholique romaine. Avec l'occupation ottomane définitivement acquise en 1501, date où la République de Vénise signe le traité de cession de l'Albanie Vénitienne à la Turquie, les populations albanaises connaîtront une première division religieuse : rite catholique romain au Nord, et gréco-catholique au Sud.
Gjergj Kastrioti (Skanderberg)
Après la chute de Constantinople, les incursions turques dans la péninsule se font de plus en plus insistantes. En dépit d’une résistance rassemblée derrière le seigneur Gjergj Kastrioti (v. 1403-1468), dit Skanderbeg, fils du prince d'Épire Gjon Kastrioti (Jean Castriote) et de l'aide de la République de Venise, l'Albanie succombera à l'occupation ottomane à la fin du XVe siècle. Pendant près d’un quart de siècle, ce personnage — salué par les papes Nicolas V et Pie II du nom de « champion du Christ » — infligea de rudes défaites aux troupes turques, sans pouvoir toutefois les chasser pour toujours.
En mourant, Georges Kastriot Skanderbeg laissera entre les mains des Vénitiens la principauté d’Arbëri qu’il avait fondée. Il semblerait que les princes chrétiens ne comprirent pas à temps le rôle immense que Skanderbeg eût pu jouer dans les guerres contre les Turcs au moment décisif où ceux-ci prenaient décidément pied en Europe. Ils ne surent pas lui venir en aide, aussi dut-il se borner à une guerre purement défensive. Fréderic Gibert dira dans l’étude de l’histoire des pays d’Albanie en 1914 « […] nous pouvons donc avancer qu’il [Skanderbeg] doit être placé au rang des plus grands généraux dont l’Histoire fait mention et que les Turcs furent bien avisés en le nommant : Prince Alexandre en mémoire à Alexandre le Grand ». Outre le pape Nicolas X qui lui décerna le titre de « Champion de la Chrétienté », Élisabeth Ire d’Angleterre, connue pour la plus anticatholique priait pour Georges Kastriot Skanderbeg catholique. Voltaire écrivit que « si les empereurs grecs (de Byzance) avaient été de la trempe de Scanderbeg, l’Empire d’Orient (Empire byzantin) aurait pu être sauvé ». James Wolfe, le champion du Québec, a qualifié Georges Kastriot Skanderbeg de « plus grand général de l’histoire à la tête d’une petite armée ». Napoléon Ier, dans ses mémoires qu’il dicta à Sainte-Hélène, considéra Georges Kastriot Skanderbeg parmi l’un des quatre plus grands généraux de tous les temps.
Occupation ottomane
Asphyxies de la langue albanaise et de la foi chrétienne
L'histoire albanaise marquée par l'occupation s'est révélée particulièrement douloureuse sur le plan de la langue albanaise, au point de faillir la faire disparaître, comme tout sentiment d'appartenance collective. L'interdiction totale d'écoles en langue albanaise durant quasiment cinq siècles d'occupation ottomane eut pour conséquence un taux d'illettrisme extrêmement élevé, évalué à environ 90 % au début du XXe siècle. Pour les Albanais qui pouvaient recevoir un enseignement, il leur était imposé d'aller à Istanbul pour apprendre le turc. Si quelques-uns pouvaient avoir accès à un enseignement en Albanie du sud (Épire du nord), cet enseignement n'était alors qu'en langue grecque. Ce phénomène était dû à la forte influence de l'Église orthodoxe grecque au sud de l'Albanie depuis le schisme avec l'Église catholique romaine et à la permission accordée à l'Église orthodoxe grecque par l'Empire ottoman de maintenir les écoles et la liturgie en langue grecque (comme ce fut le cas pour les Serbes en slavon).
L'absence d'une langue albanaise écrite, enseignée et diffusée auprès de la population, pendant presque cinq siècles, affaiblit considérablement la circulation des idées et le réveil d'un sentiment national dans la lutte contre l'Empire ottoman. Les difficultés de transport dans un pays de relief très accidenté n'y contribuèrent sans doute pas. La liturgie en langue étrangère dans un tel contexte (en grec, latin, et slavon) eut également pour effet de distendre les rites et la foi chrétienne. Toutefois, l'albanais étant une langue de tradition fortement orale, il réussit à survivre à cette asphyxie de cinq siècles.2
Par ailleurs, le peuple albanais était soumis à un "impôt sur le sang" ; les familles de plus de sept membres étaient contraintes de faire don d'un de leurs enfants au Sultan. Ainsi, les enfants chrétiens des familles albanaises dominantes furent souvent convertis à l'islam, puis éduqués en Turquie. Certains devinrent de redoutables guerriers dans la garde d'élite du sultan, les janissaires. D'autres jouèrent un rôle non négligeable dans les milieux dirigeants.
Sur le terrain, l'influence ottomane devint prépondérante dans les plaines, mais les zones montagneuses permirent aux Albanais (Gegs au nord et Tosks au sud) de conserver un mode de vie ancestral, patriarcal, qui perdure encore parfois aujourd'hui.3
Échec des campagnes autrichiennes (XVIIe siècle) et austro-russe (XVIIIe siècle)
Au cours du XVIIe siècle, les Impériaux eurent à faire avec les Turcs, et durant la campagne de 1689 leur général Piccolomini franchit la Save et pénétra par le Kosovo, où la route lui fut facilitée par Mgr Pjetër Bogdani jusqu'à Prizren. Les Autrichiens avancèrent de Prizren (Kosovo) à la vallée de Vardar, battant le Turc Mahmoud Begovitch, s'alliant avec les chrétiens albanais. Néanmoins, les Ottomans réussirent à faire entrer en conflit une partie des Albanais musulmans contre les Albanais chrétiens, et le duc de Holstein qui remplaça Piccolomini après sa mort ne sut pas comprendre ses alliés albanais, et les froissa de telle sorte qu'ils le forcèrent à rentrer en Hongrie entraînant dans la retraite le Patriarche Arsène II Cernogevitch et les habitants de la Vieille Serbie. Cet événement laissa place à une persécution sans merci par les ottomans des Albanais catholiques du nord, laissés seuls face à la riposte turque. Une partie d'entre eux fut obligée de s'islamiser pour échapper à la mort, islamisation qui s'étendit vers 1700 dans le Sandjak de Novi-Bazar où les Turcs établirent de force des Slaves musulmans albanisés.
Lorsque les Austro-russes envahirent l'Albanie du Nord en 1737, les tribus catholiques (Shkodër, Hoti, Kelmendi, etc.) et orthodoxes (Kuçi, Piperi, Gruda, etc.) crurent leur heure de libération arrivée. Malheureusement le chef des Alliés, le colonel autrichien Lentulus, manqua de décision et rétrograda du sandjak de Novi-Bazar, abandonnant ses auxiliaires à la vengeance des Turcs pour une deuxième fois, qui, néanmoins, ne purent en venir à bout qu'après deux sanglantes répressions en 1740. Cette expédition manquée eut également une influence sur les progrès de l'islam.
L’histoire de l’Albanie sous l'occupation ottomane, du XVIe siècle jusqu’à 1912, fut marquée par une succession de révoltes albanaises anti-ottomanes durement réprimées. Les plus sévères furent celles des Bushati à Shkodra (1796) et celle d’Ali Pacha (1822) en Épire.4
Un passé de pauvreté et d’oppression
Petit pays de moins de 30 000 km2 et de 3 440 000 habitants, l’Albanie est l'un des pays les plus pauvres du continent européen. Les commentateurs ajoutent volontiers que son économie délabrée résulte de cinquante ans de régime dit communiste. C’est tendancieux et stupide car, depuis son indépendance, à partir de 1912, l’Albanie a toujours été la région la moins développée de l’Europe. Le premier chemin de fer, par exemple, n’a été construit qu’en 1948, si l’on fait abstraction des lignes construites pour des besoins militaires par l’armée italienne qui a occupé le pays pendant la Deuxième Guerre mondiale.
La courte histoire de l’Albanie moderne, comme celle de tous les États voisins des Balkans, a été profondément marquée par les rivalités entre grandes puissances impérialistes, agissant directement ou par l’intermédiaire de petites puissances régionales. À commencer par la naissance même d’un État albanais indépendant.
Les territoires habités par les Albanais étaient depuis plus de quatre siècles sous la domination de l’empire ottoman. Mais l’empire ottoman en décrépitude ne se survivait depuis bien longtemps que parce que les appétits des grandes puissances les puissances impérialistes britannique, française ou allemande, ou encore l’Autriche-Hongrie et la Russie se neutralisaient. Et dans les quelque quarante années à cheval sur le XIXe siècle finissant et le XXe qui commençait, les éveils des différentes nationalités présentes dans les Balkans et les revendications territoriales de celles qui avaient déjà réussi à se constituer en États, ouvrirent de nouveaux champs de manœuvre devant les impérialismes rivaux. Il en résulta une succession de guerres dites « balkaniques », jusqu’à ce que la dernière en date se transforme en guerre mondiale, la première de ce nom.
C’est une de ces guerres balkaniques qui a fourni aux chefs politiques albanais l’occasion de proclamer l’indépendance par rapport à un empire ottoman en décomposition. Cela fut fait le 28 novembre 1912. Encore fallait-il que les grandes puissances consentent.
Après avoir envisagé toutes sortes de combinaisons laisser à la Turquie une suzeraineté nominale sur une Albanie autonome, dépecer la région habitée par des Albanais entre les États voisins de Serbie, du Monténégro et de Grèce, ou encore l’attribuer tout entière au jeune impérialisme italien voisin les grandes puissances, réunies à Londres en juillet 1913 pour conclure l’une des guerres balkaniques optèrent finalement pour une Albanie indépendante. Sans doute parce que cette solution ne renforçait pas trop l’un des camps rivaux ou un des États voisins par rapport aux autres et préservait ainsi l’avenir.
Toujours est-il que l’Albanie moderne n’est pas née à Tirana, mais à Londres. C’est également à Londres que furent tracées ses frontières. Ce tracé laissait hors des frontières du nouvel État près de la moitié des Albanais de la région, partagés entre le Monténégro, la Macédoine et surtout la Serbie. Aujourd’hui encore, 40 % de la population albanaise vivent dans les pays voisins de l’Albanie, pour l’essentiel dans le Kosovo à majorité albanaise, et dans la république de Macédoine, née de la décomposition de l’ex-Yougoslavie. Mais, ce découpage arbitraire laissait dans une région du sud de l’Albanie une minorité grecque, source encore de tensions futures.
Les puissances impérialistes, dans leur extrême sollicitude pour les Albanais, se sont même occupées de leur trouver un roi, en la personne d’un obscur prince allemand. Mais le prince en question n’eut que six mois pour se familiariser avec les charmes pastoraux des montagnes albanaises avant d’être chassé par une insurrection populaire qui laissa le pays pendant plusieurs années dans un état d’anarchie, où le pouvoir se disputait entre un certain nombre de seigneurs féodaux et de chefs de clan. Et pendant la Première Guerre mondiale, bien que l’Albanie fût neutre, elle n’en fut pas moins occupée par les troupes de trois puissances qui, de rivales, étaient devenues ennemies : l’Italie, l’Autriche-Hongrie et il fallait bien qu’elle fût dans le coup ! la France (sans parler des passages occasionnels des troupes de la Serbie, du Monténégro et de la Grèce).
La paix revenue, l’Albanie a au moins échappé à un dépeçage entre l’Italie et la Grèce, pourtant prévu dans un traité secret signé en 1915, en pleine guerre, toujours à Londres. Mais il a fallu encore deux ans, après la fin de la guerre, pour que les troupes des puissances ayant des visées diverses sur le pays : les troupes italiennes, grecques et françaises finissent les unes après les autres par le quitter.
L’Albanie fut donc rétablie dans ses frontières des accords de Londres de 1913. Mais il fallut encore trois années de lutte entre bandes armées, d’insurrections et de manœuvres, où les puissances voisines étaient souvent dans les coulisses, pour qu’un grand féodal, chef de clan, poussé en avant par l’Italie mussolinienne, stabilise la situation à son profit. Après une brillante ascension qui le vit successivement boucher en chef de la répression d’une insurrection, ministre de l’Intérieur, Premier ministre, puis chassé pour quelque temps du pays par une insurrection et revenu à la tête de troupes levées à l’étranger, il devint président de la République, avant de s’attribuer en 1928 le titre de roi des Albanais sous le nom de Zog I.
Avec l’approche de la nouvelle guerre mondiale, l’impérialisme italien n’éprouva cependant plus le besoin d’en passer par un homme de paille autochtone. Le 7 avril 1939, les troupes de Mussolini occupèrent le pays et cinq jours après, une assemblée fantoche proclama le roi d’Italie Victor-Emmanuel III, roi d’Albanie. Dès lors, le pays, toujours l'un des plus pauvres d’Europe, conservant toujours des structures sociales féodales, voire pré-féodales, était de surcroît réduit au rang de colonie italienne, fournisseuse de matières premières et de produits alimentaires, et base stratégique pour de nouvelles aventures de l’impérialisme italien dans les Balkans.
De la résistance au régime d’Enver Hodja
C’est dans le combat contre l’occupation italienne, puis, après la capitulation italienne devant les Alliés, contre l’occupation allemande, que se sont formés les groupes armés de résistance, dont allait émerger le principal d’entre eux, celui animé par un parti fraîchement né de l’unification de plusieurs groupes s’intitulant communistes et dirigé par Enver Hodja.
Pendant quarante ans, l’Albanie a été ce que les journalistes friands de formules ont alors appelé « le pays le plus stalinien d’Europe de l’Est ». L’Albanie est en tout cas le pays qui est resté le plus longtemps sous la direction d’un parti unique, issu du courant stalinien, le Parti du travail albanais. En effet, à partir du moment en 1989 où la bureaucratie soviétique laissa clairement entendre, par la voix de son chef d’alors, Gorbatchev, qu’elle se désintéressait de ces pays de l’Est qui, naguère, constituaient son glacis, les régimes dits « démocraties populaires » abandonnèrent à grande vitesse les uns après les autres leurs références au « socialisme » ou au « communisme ». L’Albanie seule sembla résister à la vague.
Mais il est vrai qu’à la fin des années quatre-vingt, cela faisait longtemps que l’Albanie ne faisait plus partie des « démocraties populaires » proprement dites et n’était plus subordonnée au contrôle de la bureaucratie de Moscou.
La force politique incarnée par le Parti du travail albanais et personnifiée pendant plus de quarante ans par Enver Hodja s’est certes constituée dans le courant stalinien. Elle semblait même en constituer la variante la plus orthodoxe puisque le Parti du travail continua à se revendiquer de la personne de Staline bien longtemps après que les nouveaux chefs de la bureaucratie soviétique furent allés jusqu’à débaptiser villes, rues et places pour faire oublier jusqu’au nom de feu le petit père des peuples. Porté à la tête de son parti en 1941 en tant que stalinien, Hodja est mort en 1987 toujours en stalinien.
Mais, en politique, les étiquettes ne représentent qu’une parcelle de la réalité, voire ne la représentent pas du tout. Produits du mouvement stalinien, Hodja et les siens l’étaient plus encore de la situation de cette Albanie sous développée, archaïque sur le plan social, jouet surtout des grandes puissances, et objet de convoitise de la part des États voisins. Hodja et son parti incarnaient avant tout une politique nationaliste visant à bâtir, à consolider, au besoin par la terreur, un appareil d’État national indépendant. Pendant la même période historique, le tiers monde en a connu quelques autres, de ces leaders « nationalistes-progressistes » dont le qualificatif de progressiste résumait la volonté de moderniser la société de leur pays, de la débarrasser de ses structures les plus anachroniques, de l’unifier et, avant tout, de résister autant que faire se pouvait à toute mainmise extérieure, politique ou économique.
L’époque et la géographie ont fait que cette volonté politique-là s’est exprimée dans la phraséologie stalinienne. Mais, malgré l’histoire mouvementée de ses alliances, Hodja est resté fidèle jusqu’au bout à ses objectifs nationalistes. Ou, plus exactement, c’est précisément cette volonté politique de se préserver de toute mainmise extérieure, qu’elle vienne des puissances impérialistes ou des puissances « amies » du camp dit socialiste, qui explique l’histoire chaotique des alliances d’Enver Hodja.
Il y eut d’abord la rupture avec la Yougoslavie. Enver Hodja devait pourtant beaucoup à Tito. C’est avec l’aide de ce dernier qu’il avait réussi à unifier un mouvement stalinien albanais fractionné et à s’imposer comme son chef. C’est encore avec son aide que son mouvement de résistance s’était imposé, dans la violence, aux autres mouvements (ceux notamment qui voulaient rétablir la monarchie et qui étaient en général pro-occidentaux). C’est surtout la résistance yougoslave qui servit d’exemple, et à l’occasion, de soutien à la résistance albanaise. Les deux pays furent d’ailleurs les seuls de tous les pays de l’Est à profiter de l’effondrement de l’appareil militaire nazi et à s’emparer du pouvoir sans la présence et l’aide directe des troupes soviétiques.
C’est le fait d’avoir bâti l’ossature de l’appareil d’État dans le mouvement de résistance armée contre l’occupation étrangère qui a valu au régime de Hodja comme à celui de Tito dans la Yougoslavie voisine, malgré leur commun caractère dictatorial un certain consensus dans la population.
Mais, au lendemain de la guerre, Tito était trop puissant et trop proche pour ne pas être menaçant pour l’indépendance de l’État albanais. Les dirigeants yougoslaves ne cachèrent pas à l’époque leur intention de faire de l’Albanie la septième république fédérée de la Fédération yougoslave. L’idée n’était certes pas aberrante dans ces Balkans morcelés, d’autant moins que la politique des dirigeants yougoslaves visait même, au- delà, à la constitution d’une fédération balkanique, englobant en plus la Bulgarie.
Cette politique a trouvé un écho même chez certains des acolytes d’Enver Hodja. Mais ce n’était pas la politique de ce dernier. Il chercha l’appui de l’Union soviétique. Il le trouva d’autant plus facilement que Staline se préparait à affronter Tito, dont il trouvait l’indépendance excessive.
Lors de la rupture entre l’URSS et la Yougoslavie en 1948, Hodja choisit tout naturellement le parti de la première contre celui de la seconde. Préférer un protecteur lointain à un protecteur plus proche et donc plus menaçant, allait être une constante dans la politique du régime albanais.
Pendant un peu plus de douze ans, l’alliance avec l’Union soviétique a préservé l’État albanais de toute aventure du côté de la Yougoslavie mais, plus encore, a aidé à résister contre toute pression venant de l’Ouest.
En outre, l’aide économique de l’Union soviétique et la possibilité d’échanges avec une Albanie pauvre mais disposant cependant de richesses minières appréciables, ont été des facteurs de survie économique pour l’Albanie.
À partir de 1960 cependant, lorsque la pression soviétique sur l’appareil d’État et sur l’économie sembla devenir trop forte, et surtout lorsque Moscou s’engagea dans une politique de rapprochement avec les puissances occidentales, dont l’Albanie pouvait craindre les conséquences face aux prétentions italiennes sur son économie ou aux prétentions grecques sur telle partie de son territoire, Enver Hodja choisit l’appui de la Chine contre l’Union soviétique.
Pendant quelque dix-huit ans, la Chine relaya l’URSS comme alliée diplomatique de l’Albanie et comme partenaire économique et commercial. La Chine avait beau être un pays aussi pauvre que l’Albanie, sa taille à elle seule permit à l’économie albanaise d’accéder à une certaine division du travail, à certaines compétences et à des aides.
La boucle fut bouclée lorsque, en 1978, l’Albanie d’Enver Hodja finit par rompre avec la Chine également, essayant de survivre tant bien que mal, avec une économie largement autarcique, les frontières hermétiquement fermées, avec une mentalité de « forteresse assiégée » imposée d’en haut, au nom d’une bouillie idéologique mélangeant un vocabulaire stalinien avec un nationalisme forcené.
Pendant les plus de quarante années du règne d’Enver Hodja, prolongées de trois ans encore par celui de son successeur Ramiz Alia, l’Albanie a été une dictature féroce. Mais cela n’épuise pas complètement son rôle car le tiers monde, dont l’Albanie fait partie malgré le continent sur lequel elle se trouve, en a connu bien d’autres, des dictatures qui, en plus, ont ruiné économiquement leur pays.
Ce qui n’était pas tout à fait le cas en Albanie.
La dictature d’Enver Hodja cherchait, en effet, à réaliser ce que son prédécesseur d’avant la guerre n’avait même pas tenté : liquider l’héritage féodal, les traditions tribales, tenter de créer une industrie nationale et, surtout, unifier un État qui, entre les deux guerres, était plus une coalition de bandes armées plus ou moins puissantes qu’un État au sens moderne du terme, et le rendre capable de résister aux pressions impérialistes. Au moins pour ce qui est de l’appareil d’État, Enver Hodja a réussi, en tout cas tant que lui et son successeur ont été au pouvoir. Ils ont su forger un appareil d’État disposant d’une armée et d’une police politique puissantes et nombreuses par rapport à l’importance numérique de la population, et dont les successeurs du régime d’Enver Hodja, y compris dirigé par ses adversaires politiques pro-occidentaux, ont hérité.
Sur le plan de la vie sociale, la dictature d’Enver Hodja n’a pas été sans analogie avec celle de Kemal Ataturk, en Turquie. C’est par la violence policière qu’il a liquidé les bandes armées et le pouvoir des chefs de clan féodaux sur certaines campagnes. C’est par la violence policière encore qu’il a voulu résoudre la question de la religion, dans ce pays à majorité musulmane mais comportant une importante communauté catholique et aussi une importante communauté orthodoxe. C’est le seul pays de l’Est qui a fini par interdire complètement la religion, par fermer tous les édifices religieux et par se proclamer en 1967 le « premier État athée du monde » (il est bien difficile cependant de dire quelle a été dans cette décision la part du « progressisme » anti-religieux et quelle a été celle de la volonté de ne tolérer dans le pays aucune structure qui aurait pu fournir un abri à une opposition à la dictature).
C’est d’en haut également qu’une langue albanaise unifiée fut imposée à la place des deux principales variantes dialectales, pratiquées respectivement dans le nord et dans le sud du pays.
C’est encore avec des moyens policiers que le régime a combattu certains des aspects les plus rétrogrades de la société albanaise comme l’oppression traditionnelle des femmes, les mariages arrangés, l’endogamie tribale. En faisant en sorte que dans ce pays, où, en 1938, 95 % des femmes étaient analphabètes, en 1982, 44 % des cadres moyens et supérieurs se recrutaient parmi elles.
C’est toujours par la violence policière que le régime imposa une politique de création d’une industrie lourde, à partir des matières premières existantes comme le chrome (l’Albanie en est le troisième producteur mondial), le pétrole ou le bitume. Cette politique d’industrialisation, effectuée sans faire appel ni aux capitaux étrangers ni même à des emprunts à l’extérieur interdits même par la constitution ! a demandé un effort considérable, payé en maintenant au plus bas le niveau de vie des travailleurs et des paysans, ne fit certes pas de l’Albanie un pays industriel. Mais la centralisation étatique et les aides pendant quelque temps de l’URSS et de la Chine firent surgir des complexes chimiques, de grandes entreprises industrielles (textile, sucre, centrale hydroélectrique, voire combinat sidérurgique) et surtout une classe ouvrière quasi-inexistante avant la guerre.
Si, pas plus en Albanie que dans la Turquie de Kemal Ataturk, la dictature policière n’était à même de liquider ce que la société avait de plus anachronique, l’Albanie de 1990 n’était cependant plus l’Albanie d’avant l’occupation mussolinienne.
Le retour vers le monde impérialiste
Après la chute du couple Ceausescu en Roumanie, en décembre 1989, concluant une chaîne de changements successifs de régimes dans les pays de l’Est, il était devenu évident que l’Albanie ne pouvait survivre en autarcie économique et politique. Jusqu’alors, la transition des dictatures se prétendant communistes et soumises au contrôle de Moscou, à des régimes se prétendant plus ou moins démocratiques et ouverts à l’Occident, s’était déroulée dans tous les pays de l’Est de manière pacifique. Elle s’était déroulée dans une complicité tacite entre les dignitaires du régime déchu (quand ce n’était pas ceux-là mêmes qui avaient pris la tête de la transition) et les dirigeants de l’opposition pro-occidentale. Tout cela sous la surveillance et avec l’aide des dirigeants politiques du monde occidental.
Cela n’était pas évident au départ. Oh, certes, pas parce que les tenants des appareils d’État des pays de l’Est tenaient aux formes économiques et sociales qui leur avaient été imposées pendant la guerre froide par Moscou ! La tendance à s’éloigner de Moscou et à renouer avec l’Occident avait été, au contraire, une constante des États de « démocraties populaires » pendant les quatre décennies de leur histoire.
Quant à sacrifier l’économie étatisée et planifiée au profit du marché capitaliste, l’aspiration la plus forte dans ce sens venait précisément des couches dirigeantes où se mélangeaient et se soudaient, depuis plus ou moins longtemps suivant le pays, les apparatchiks de l’économie et de la politique et une authentique petite bourgeoisie.
Mais un changement de régime, le passage d’une dictature qui se prétendait « socialiste » ou « communiste » au parlementarisme pro-occidental et ouvertement pro-capitaliste, pouvait se révéler difficile à contrôler d’en haut.
Durant la décennie précédente, l’Occident avait été confronté, dans un autre contexte et avec des données différentes au départ, au problème de la transition de Franco en Espagne, de Salazar/Caëtano au Portugal et de la dictature plus récente des colonels en Grèce, à des régimes parlementaires. Cela s’était déroulé sans problème pour l’ordre impérialiste, mais non sans mal, au moins dans le cas du Portugal.
Dans le cas des pays de l’Est aussi, le problème était d’éviter que la transition soulève des illusions autres que passives, qu’elle suscite en tout cas une intervention des masses, soit pour la hâter, soit, au contraire peut-être, pour défendre le régime existant, ou qu’elle conduise à des affrontements entre les deux.
La transition s’est donc déroulée au mieux, du point de vue des grandes puissances, dans tous les pays de l’Est. Seulement en Roumanie a-t-il fallu procéder à une « insurrection spectacle » pour se débarrasser du couple Ceausescu qui se cramponnait un peu trop au pouvoir.
Restait donc l’Albanie. C’est finalement dans ce pays, encore une fois l'un des plus pauvres de l’Europe, dont la production nationale par tête d’habitant avoisine celle de la Mauritanie, que la transition a eu le plus de mal à se dérouler. Bien que, là aussi, l’ancienne équipe dirigeante, considérée comme la plus stalinienne de toutes, ait montré son sens des responsabilités en sachant s’effacer, le moment venu, pour céder la place à une opposition dite démocratique, elle-même issue des rangs de l’ancien parti stalinien. Mais, dans le cas de l’Albanie, les problèmes sociaux se sont mêlés dès le début au processus politique, prenant une forme, par périodes, explosive.
L’initiative du changement est venue du successeur de Hodja, Ramiz Alia lui-même. Oh, très prudemment ! Cela commença par des mesures, comme par exemple l’assouplissement du code pénal, tolérant désormais la fuite illégale hors du pays, ou la propagande religieuse, passible jusqu’alors de la peine de mort.
En juin 1990, l’Assemblée nationale albanaise décidait la libre circulation des ressortissants albanais. Aussitôt, plusieurs milliers de personnes envahirent les ambassades occidentales à Tirana, demandant des visas pour partir. D’un seul coup, tous les ambassadeurs des grands pays (États- Unis, France, Allemagne notamment) découvrirent que leurs locaux de fonction nécessitaient des travaux de restauration urgents, et fermèrent les uns après les autres leur ambassade à Tirana. Cette fois, ce ne fut pas la dictature du dedans mais les puissances occidentales qui fermèrent leurs portes devant ceux qui fuyaient la pauvreté générale et la pénurie qui s’aggravait. Et ce ne fut certes pas la dernière fois...
Dès lors, les tentatives de fuite, en particulier vers l’Italie, devinrent périodiquement un mouvement de masse. Un mouvement désespéré, relayé par moments par des grèves ouvrières comme celle des mineurs de la grande mine de charbon de Valias, par des émeutes comme celle de Shkodër, par des manifestations étudiantes autour de revendications politiques. Ramiz Alia céda sur le seul terrain où il pouvait céder : sur le terrain politique. Le 11 décembre 1990, suite à une manifestation d’étudiants, il autorisa le multipartisme. C’est l’occasion que saisit un nommé Sali Berisha, cardiologue de son état, membre et cadre moyen du parti stalinien par ailleurs, pour rendre sa carte du parti et déclarer la fondation d’un « Parti démocratique ».
Nouvelle vague d’émeutes et d’exodes en février 1991. Le 22 février de la même année, grandes manifestations à Tirana au cours desquelles les statues omniprésentes d’Enver Hodja furent déboulonnées. Ramiz Alia continua à reculer, toujours sur le terrain politique. Il essaya de donner un nouveau visage à son régime en nommant Fatos Nano, un jeune économiste mais toujours membre du parti, à la tête du gouvernement. Le gouvernement Fatos Nano organisa des élections qui allaient avoir lieu en avril 1991. C’était une façon élégante pour l’équipe qui assumait encore l’héritage d’Enver Hodja de dégager en touche et de céder éventuellement la place à une autre équipe, plus à l’aise pour incarner la rupture avec l’ancienne dictature.
C’est donc encore le très stalinien Ramiz Alia et son acolyte Fatos Nano qui inaugurèrent cette politique qui allait marquer toute la période ultérieure et qui a consisté à tenter d’assurer le bon déroulement de la transition en offrant des élections « en- veux-tu-en-voilà » chaque fois que la situation s’est tendue et que des problèmes sociaux ont pris le dessus. Une politique dans laquelle l’ancien parti stalinien, bientôt rebaptisé Parti socialiste et son principal rival, le Parti démocratique de Sali Berisha, censé incarner une orientation pro-occidentale, allaient jouer une partition à deux voix. Rivaux certes, mais surtout complices.
Mais, voilà que, ô surprise, ces élections d’avril 1991, que la presse occidentale appelait par avance les « premières élections libres en Albanie depuis quarante cinq ans », redonnèrent « démocratiquement » le pouvoir à ceux qui le détenaient déjà au Parti du travail de feu Enver Hodja. La presse occidentale titra alors : « Le réflexe conservateur des paysans a permis la victoire des communistes », et d’expliquer : « effrayés par la possibilité d’un retour des beys, c’est-à-dire des anciens seigneurs féodaux, les paysans ont préféré l’ancien Parti communiste ». Le Parti du travail obtint en tout cas une majorité très confortable avec 64,5 % des votants. À la fin du mois, Ramiz Alia qui avait accédé au pouvoir quatre ans plus tôt en tant que successeur de Hodja à la tête du parti stalinien, était cette fois « démocratiquement » réélu président de la République par le parlement. Pour faire preuve de sa volonté réformatrice, Ramiz Alia débaptisa la république populaire socialiste d’Albanie en république d’Albanie.
Mais ni les bulletins de vote, ni même les changements de régime n’ont la vertu de remplir les ventres vides. À peine un mois après les élections victorieuses, le 18 mai, se déclencha une grève générale de quinze jours pour revendiquer des augmentations de salaire de 50 à 100 %. Et le 5 juin, incapable de rétablir l’ordre malgré la menace de faire intervenir l’armée, le gouvernement dit « communiste » démissionna, deux mois après sa victoire aux élections. Quelques jours après, sans doute encore pour faire une concession sur le terrain politique, faute de vouloir en faire sur le plan des revendications économiques, le Parti des travailleurs s’est rebaptisé Parti socialiste.
Se succédèrent alors des combinaisons diverses. Un gouvernement dit de « stabilisation nationale » d’abord, où le Parti démocratique de Sali Berisha accepta de se compromettre en collaborant avec ses « ennemis communistes ». Puis, il en démissionna pour céder la place à un gouvernement de techniciens. Mais, pendant ce temps-là, l’économie déjà pauvre, censée être privatisée, s’effondrait. En deux ans, la production industrielle avait baissé de 50 à 60 % et la moitié des terres n’était plus ensemencée. La pénurie devenait catastrophique.
Au mois de décembre 1991, dans la plupart des grandes villes, éclatèrent des émeutes de la faim. Les émeutiers prirent les entrepôts et les dépôts de nourriture et de vêtements pour se partager le peu qui s’y trouvait. L’envoyé spécial du Monde écrivait, faisant parler un habitant de la ville de Fushe-Arrëz, où l’émeute avait pris la forme la plus violente, causant une quarantaine de morts : « Nous n’avons plus rien à manger, les écoles sont fermées car il n’y a plus de chauffage. Si cela continue, nous pourrons être encore plus violents. Pour nous venger, certains seraient capables de mettre le feu aux mines et aux combinats ». Et l’envoyé d’ajouter : « Plus de 50 % des habitants de la ville sont au chômage et il suffit de voir des gamins de dix ans pieds nus dans des sandales de fortune alors qu’il fait moins de 5° pour comprendre ! ». La vague des émeutes de la faim se propagea dans tout le pays.
Alors, avec la complicité de l’équipe au pouvoir et de l’opposition, aux masses réclamant de quoi manger, on offrit de nouveau des élections ! Et, à la fin du mois de mars 1992, les élections eurent lieu en effet. Cette fois, c’est le Parti démocratique qui remporta les deux tiers des sièges. Quatre jours après, Ramiz Alia, élu pourtant pour cinq ans un an auparavant, fit un dernier geste politique responsable : il présenta sa démission pour laisser la place, le 6 avril 1992, à Sali Berisha.
Les commentateurs glosaient sur la fin du système communiste. « Les peuples des pays asservis n’ont pas voulu se contenter d’une liberté rationnée et d’une économie de marché édulcorée », écrivait le 6 avril 1992 le journal Le Monde. Eh bien, en effet, on allait donner aux masses la liberté de mourir de faim dans un pays dominé désormais par un marché non édulcoré, c’est-à-dire sous la coupe de margoulins albanais ou italiens, soucieux de s’enrichir vite, quand ce ne fut pas celle de mafias albanaise, italienne et, par la suite russe ! Les puissances occidentales fêtèrent la victoire de Sali Berisha. Elles l’aidèrent même un peu financièrement, l’Italie surtout. Oh, pas par générosité excessive même par rapport à un régime qui se prétendait démocratique, mais pour que la stabilisation du régime arrête le flux de réfugiés vers la Grèce ou vers l’Italie ! Et surtout, grâce à l’accession au pouvoir d’un gouvernement se proclamant partisan d’un capitalisme sans entraves, l’impérialisme italien retrouvait enfin sa zone d’influence traditionnelle. Les mesures de privatisation, commencées sous Fatos Nano, accélérées sous Sali Berisha, n’ont pas fait surgir une bourgeoisie albanaise (si ce n’est sous forme de chefs de gang mafieux). Elles déblayent en revanche le terrain devant les investisseurs venus d’Italie. Oh, pas pour investir dans les grandes entreprises créées pendant la période d’industrialisation forcée ! Ces « combinats » restent désespérément fermés et leurs ouvriers au chômage. Sans doute le resteront-ils, ou ne seront-ils remis en marche que partiellement, juste pour leurs secteurs rentables du point de vue capitaliste. Mais, en revanche, la toute relative stabilisation des premières années de Sali Berisha a attiré un certain nombre de patrons italiens, spécialisés dans les secteurs demandant peu d’investissement matériel et beaucoup de main-d’œuvre, attirés par des salaires représentant moins d’un dixième, voire d’un vingtième des salaires italiens. Elle a attiré encore plus des commerçants et des trafiquants de toutes sortes, sans parler de la mafia des Pouilles. Mais tout cela n’a pas permis à l’économie de revenir, même au niveau du début des années quatre-vingt.
Et si, en avril 1992, les agences de presse répercutaient cette phrase d’un jeune manifestant sa joie le soir de l’élection de Sali Berisha : « Sali Berisha, c’est l’étoile du monde », l’étoile n’a pas tardé à se ternir, de grèves en manifestations, en passant par des émeutes de la faim sporadiques.
Sa période de grâce passée, Sali Berisha essaya de trouver un nouveau dérivatif dans le nationalisme. L’attitude du gouvernement de la Grèce voisine s’y prêta. Athènes encouragea le nationalisme anti-albanais sous toutes les formes. Sur son propre territoire d’abord, avec des chasses à l’homme périodiques contre les immigrés albanais, clandestins ou non. Vis-à-vis de l’Albanie elle-même ensuite, en revendiquant les territoires albanais habités par la minorité grecque. Sali Berisha reprit la balle au bond. Tout en étant très discret sur le sort des Albanais du Kosovo, il se lança dans une campagne anti-grecque. Cela ne suffit cependant pas à faire oublier la corruption généralisée et la plongée continue de la majorité de la population dans la misère. Une misère d’autant plus difficile à supporter qu’à l’uniformité de la pauvreté généralisée des dernières années de Ramiz Alia se substitua l’accroissement visible des inégalités. Le luxe ostentatoire des nouveaux riches, souvent d’anciens ou de récents apparatchiks, contrastait avec la misère de la majorité.
Pendant que les experts internationaux se réjouissaient de la relative stabilisation des premières années du règne de Sali Berisha, la misère faisait resurgir des maladies dignes du moyen-âge comme le choléra.
L’échéance électorale législative de mai 1996 a donné encore une majorité des deux tiers au parti de Sali Berisha. Mais, comme cela s’est produit à plusieurs reprises déjà, ce résultat a plus réjoui les chancelleries occidentales que la population albanaise.
La nouvelle majorité au parlement a permis encore à Sali Berisha de se faire réélire, en mars 1997, président de la République. Mais, au moment même où ce Parlement-croupion désignait Sali Berisha comme successeur de lui-même, les émeutes, parties du sud du pays, se transformaient dans cette région en insurrection armée.
L’insurrection de février-mars 1997
Pendant les quelque six semaines allant du milieu de janvier 1997 au 28 février, les manifestations contre le gouvernement se sont transformées en émeutes, puis, les émeutes en insurrection armée. Le point de départ de ces manifestations a été l’effondrement de sociétés financières escrocs, notoirement liées à l’équipe au pouvoir, qui ont ruiné des dizaines de milliers de petits épargnants. Mais, de toute évidence, la colère contre le gouvernement, contre la pauvreté, contre la situation sans issue dans laquelle se trouve la majorité de la population, était ressentie bien au-delà de ceux qui se sont fait piéger dans l’espoir d’un gain rapide.
Partie de la ville de Vlora, l’insurrection a embrasé en quelques jours le tiers sud du pays. La population s’est emparée des dépôts d’armes, a pris les casernes avec la neutralité bienveillante des militaires, s’est affrontée avec le SHIK, la police politique du régime. Les tentatives du régime de briser l’élan en envoyant des chars ici, des hélicoptères là, et en donnant l’ordre aux troupes de tirer, se sont soldées par un échec cuisant. L’armée a fondu, les casernes ont été désertées, la police politique a fini par se terrer et une partie des militaires a rejoint l’insurrection. Au lieu d’être contenue, l’insurrection a atteint les villes du Nord et encerclé la capitale, Tirana.
L’insurrection a été une insurrection populaire, avec le soutien et même la participation directe d’une grande partie de la population, dans le sud en tout cas. Pour la première fois depuis bien longtemps en Europe, une révolte populaire a su s’armer et disloquer l’appareil d’État. Mais elle a tourné en rond, faute de perspectives et faute d’organisations pour en incarner.5
La démission de Berisha
Berisha démissionne le 24 juillet 1997 sous la pression des manifestations à Tirana et dans tout le pays et après avoir déclaré l’état d’urgence et mis en place le couvre-feu sur tout le territoire de la République. Sa mauvaise gestion de l’Albanie de l’après période communiste est la cause principale de la détérioration de l’État albanais, ce qui a amené les révoltes de 1997 et la perte du pouvoir par le Parti Démocratique.
Fatos Nano qui était emprisonné est alors acquitté et libéré. La même année son parti remporte les élections et Nano est nommé Premier ministre d'Albanie pour la deuxième fois.
En 1998, il démissionne suite à un coup d'État causé par l'assassinat d'un des membres du parti démocratique albanais. Le parti socialiste reste cependant au pouvoir et remporte les élections de juin 2001. Le 25 juillet 2002, Fatos Nano est renommé Premier ministre, pour la troisième fois. Il démissionne le 1er septembre 2005 après la défaite de son parti aux législatives de juillet.
Le 3 juillet 2005, le Parti démocratique remporte les élections législatives, avec 74 députés sur 140. Berisha est alors nommé Premier ministre en 8 septembre 2005.
Durant son nouveau mandat, Berisha se concentre sur la lutte contre la corruption et contre les groupes criminels organisés (mafia…). Malgré certains résultats, le taux de corruption demeure plus élevé que dans les pays voisins.
L’Albanie dans l’Otan : is it « the miracle of freedom » ?
Par Fatos Lubonja, écrivain et dissident albanais.
Dix-huit ans après la chute de la dictature communiste, l’Albanie a officiellement ratifié le 4 avril 2009 son adhésion aux structures de l’Alliance atlantique. Unanimement saluée par les médias et la classe politique, notamment par le Parti démocratique (PD) du Premier ministre Sali Berisha, celle-ci est partout qualifiée de « miracle de la liberté ». Un non-sens pour l’éditorialiste Fatos Lubonja, pour qui ces slogans cherchent surtout à détourner les Albanais des vrais problèmes de leur pays.
« Shqipëria në NATO : the miracle of freedom ». Ce slogan anglo-albanais est affiché en plein centre de Tirana, à côté d’autres slogans tels que « L’Albanie dans l’Otan, votre liberté, votre avenir ». Ces derniers couvrent presque toute la façade du Palais de la culture. À mon sens, ce slogan synthétise la propagande qui nous pousse à célébrer l’intégration de l’Albanie à l’Otan, ratifiée le 4 avril. Cet événement est considéré par les médias comme le plus important pour l’Albanie depuis l’indépendance. Restons sérieux !
Je pense qu’une telle emphase est nuisible pour tous les habitants de ce pays, pour la classe politique dans son ensemble et surtout pour le Parti démocratique (PD), qui tente de s’approprier l’événement. Cette joie est exagérée et comme toute exagération, elle produit un effet contraire à celui escompté. C’est aussi une insulte à l’intelligence et à l’expérience des Albanais instruits et informés. Une politique qui dédaigne cette partie de la société, et qui vise plutôt à manipuler les ignorants, est une mauvaise politique.
« Quelle « liberté » ?
Considérons tout d’abord la polysémie et les multiples dimensions de la notion de « liberté ». On nous la présente actuellement dans le sens de « liberté nationale ». Or, il ne faudrait pas oublier que les armées et les traités militaires ne sont jamais le fait de la liberté : c’est la menace qui pèse sur celle-ci ou le besoin de la défendre ou de la garantir qui sont à l’origine des forces militaires.
L’Otan fête cette année ses 60 ans d’existence et l’Alliance occidentale se voulait à sa création une protection contre les ennemis de l’époque, l’URSS et ses alliés. On disait aussi, à la création de l’Otan, qu’il s’agissait d’une stratégie pour maintenir les États-Unis « au centre du système », la Russie « hors » de celui-ci et l’Allemagne « sous contrôle ».
Tous les efforts pour refonder l’Otan, après la disparition du vieil ennemi communiste, étaient justifiés par la crainte de voir apparaître un éventuel nouvel ennemi, ou le besoin de maintenir quelqu’un d’autre en « dehors » ou « sous contrôle ». Mais, de fait, ils visaient aussi à créer un nouvel ennemi.
Le fait qu’aujourd’hui nous ayons toujours besoin d’organisations militaires de ce type n’est pas une preuve de liberté mais témoigne au contraire que celle-ci est encore menacée, qu’elle a besoin d’être défendue.
Par conséquent, considérer l’entrée dans l’Otan comme un « miracle de la liberté », comme si cette dernière pouvait accoucher d’une armée, est une manœuvre politique pathétique et insensée. La liberté est un mot qui sied à la paix, à la créativité, à la construction, non à la guerre, aux menaces, à la destruction. « Si tu aimes la paix, prépare la guerre », me rétorquera-t-on ! C’est partiellement vrai, comme le sont tous les dictons. Mais l’histoire a montré que préparer des guerres a souvent engendré des conflits plutôt que la paix ou la liberté.
Toute vérité étant contextuelle, si l’on tient compte de notre situation géopolitique, notre liberté nationale pourrait être menacée par nos voisins italiens, grecs, serbes, monténégrins ou macédoniens, qui ont déjà tous occupé notre territoire au cours de l’histoire. Sauf que certains sont membres de l’Otan et d’autres souhaitent le devenir. Si l’on se place dans la perspective kosovaro-serbe, les risques de guerres et les solutions bellicistes aux problèmes des Balkans et en particulier du Kosovo, semblent révolus. Alors, enfler autant la question de la liberté nationale, à l’occasion de l’adhésion albanaise à l’Otan, me semble déplacé. Et cela l’est encore plus si l’on envisage un avenir commun et pacifique entre voisins.
Le retour de la propagande
Dans ce contexte, ce slogan pathétique nous rappelle forcément l’époque de la Guerre froide où nous nous vantions d’être dans le camp des personnes libres face aux exploités et aux opprimés. Mais pouvons-nous voir le monde actuel de manière aussi manichéenne, comme si ceux qui sont entrés dans l’Otan avaient accédé à la lumière et ceux qui n’en font pas partie restaient dans l’obscurité et l’oppression ? Cette vision est manipulatrice et éculée, car depuis la fin de la Guerre froide – où la séparation du monde en deux camps opposés faisait sens – de l’eau est passée sous les ponts.
La globalisation rend le monde toujours plus complexe et plus interdépendant, et, dans le contexte actuel, l’Otan n’est pas une solution d’avenir. Il représente un passé qui, malheureusement, n’est pas encore dépassé. N’oublions pas que l’Otan est accusée par une partie de la planète (même dans le camp occidental) d’être un instrument de domination des États-Unis. Sa relation à la liberté reste donc problématique et contradictoire. Il suffit de rappeler le cas de l’Irak, où la majorité des pays membres de l’Otan refusèrent d’intervenir aux côtés des Américains.
À qui sert la propagande ?
La politique albanaise utilise pompeusement la propagande en présentant l’adhésion du pays à l’Otan comme l’antichambre de l’entrée dans l’Union européenne. On en est bien loin. Les Européens ont beau insister pour nous l’expliquer, nos politiques jouent les sourds-muets. Ce sont deux faits tout à fait différents. L’entrée dans l’Union européenne a d’autres exigences. Revenons-en à la liberté, considérée cette fois dans le sens des « libertés sociales » si menacées en Albanie, non pas par les étrangers, mais par les Albanais eux-mêmes.
Enver Hoxha, nous le savons fort bien, prétendait défendre la liberté nationale et patriotique, alors que le pays était transformé en une prison géante. Le lien entre la liberté et l’Otan n’est pas sans nous rappeler la démagogie de cette époque, durant laquelle les libertés étaient inexistantes et où l’avenir semblait plus noir que jamais.
« Liberté, vous avez dit liberté ? »
Nos hommes politiques doivent se souvenir de cette expérience quand ils élaborent ce genre de slogans et qu’ils titillent nos sensibilités. Car nous ne pouvons profiter de ces libertés.
On ne peut pas dire que les Albanais sont libres quand la plupart d’entre eux sont prisonniers de la pauvreté et de l’insécurité. On ne peut pas dire que les Albanais sont libres quand un tiers d’entre eux préfère vivre comme des citoyens de seconde zone à l’étranger plutôt qu’en Albanie.
On ne peut pas dire que les Albanais sont libres dans un pays où l’expression « la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres » est appliquée sous la forme « ta liberté menace la liberté d’autrui ».
On ne peut pas dire que les Albanais sont libres dans un pays où, tout comme dans le passé, ils n’ont pas leur mot à dire sur ce qu’il adviendra de l’endroit où ils vivent.
On ne peut pas dire que les Albanais sont libres quand, dans leur majorité, ils sont confrontés à un système sanitaire qui n’assure pas un droit fondamental, celui à la vie.
On ne peut pas dire que les Albanais sont libres quand l’éducation nationale cultive l’ignorance – la mère de tous les maux.
On ne peut pas dire que les Albanais sont libres dans un pays où le crime organisé circule en toute impunité dans des 4×4 de luxe aux vitres teintées.
On ne peut pas dire que les Albanais sont libres dans un système où, au lieu de la loi, c’est le diktat du plus fort qui prévaut et où pour survivre, il faut souvent se prostituer au pouvoir.
Et surtout : on ne peut pas dire que les Albanais sont libres dans un pays où la classe politique contrôle toutes les institutions qui garantissent la liberté et la justice.
Ce sont ces manquements aux libertés sociales et individuelles que les Albanais vivent au jour le jour. C’est pourquoi les slogans qui qualifient l’adhésion à l’Otan de « miracle de la liberté », aussi grands qu’ils puissent être, aussi haut qu’on puisse les scander, ne font que laisser les Albanais froids, indifférents et sceptiques.6
La colère populaire s'exprime
Le vendredi 21 janvier 2011 une manifestation a dégénéré en affrontements violents dans la capitale, Tirana. La police a ouvert le feu, faisant des dizaines de blessés et trois morts, devant le siège du gouvernement.
Cette manifestation était organisée par le Parti Socialiste albanais pour réclamer la démission du Premier ministre et la tenue d'élections législatives anticipées. En fait, la crise politique qui a éclaté couvait depuis plus d'un an. Elle a commencé après les législatives de juin 2009 dont personne même pas l'opposition n'a jamais reconnu les résultats. Le Parti Socialiste d'Albanie est issu du parti stalinien au pouvoir jusqu'en 1992. Il fait aujourd'hui partie de l'Internationale socialiste. Revenu aux affaires en 1997, il est de nouveau dans l'opposition depuis qu'en 2005, le Parti Démocrate l'a remplacé au pouvoir.
Le Premier ministre Sali Berisha, membre du Parti Démocrate, a accusé l'opposition de tentative de coup d'État. Le dirigeant du Parti Socialiste, Edi Rama, maire de Tirana, ayant d'ores et déjà appelé à une nouvelle manifestation pour le vendredi 28 janvier, Sali Berisha a lancé une menace à peine voilée déclarant que Rama prenait sur lui la responsabilité de ce qui pourrait arriver en cas de nouveaux affrontements.
Deux clans rivaux qui se disputent le pouvoir
En fait, du point de vue de la population albanaise, les partis politiques, pour ne pas dire les clans qui s'affrontent, sont les mêmes depuis près de vingt ans, et n'offrent pas de perspectives différentes.
En 1991, le régime pseudo-communiste hérité du dictateur Enver Hodja s'adapta à la situation nouvelle créée par la chute du Mur de Berlin et la dissolution du « bloc de l'Est ». Le multipartisme fut introduit en Albanie. Sali Berisha, déjà lui, ancien membre du Parti Communiste albanais, créa alors le Parti Démocrate. Et depuis vingt ans, c'est une succession sans fin de gouvernements dirigés soit par le Parti Démocrate, soit par le Parti Socialiste.
Un pays pauvre, une population qui lutte
L'Albanie, qui compte un peu plus de trois millions d'habitants, est l'un des pays les plus pauvres d'Europe. En 2009, elle a intégré l'OTAN et posé sa candidature à l'Union européenne, mais celle-ci tergiverse, tant elle redoute l'arrivée massive des Albanais fuyant la misère. Elle leur ferme déjà depuis longtemps ses frontières, ce qui se traduit par le fait que des milliers d'immigrés tentent chaque année de gagner l'Italie ou la Grèce sur des embarcations de fortune.
Mais l'Albanie a connu aussi des grèves, des manifestations étudiantes, des émeutes de la faim, ainsi que le soulèvement populaire de 1997, dont la répression avait fait plus de 2 000 victimes. La colère populaire est certainement vive encore aujourd'hui, et il faut espérer que dans la crise actuelle les travailleurs albanais se trouvent des représentants capables de défendre réellement leurs intérêts, sans servir de force de manœuvre aux clans qui se partagent le pouvoir.7
Une coalition de gauche au pouvoir (2013)
Après quatre années de polémiques et de tensions depuis les élections législatives de 2009, contestées, le parti, alors au pouvoir, de Sali Berisha a dû céder la place à une coalition dite de gauche en juin 2013. Le déroulement jugé correct des élections a permis au pays d’obtenir le statut de candidat, à condition qu’il poursuive ses efforts dans la lutte contre la corruption et mène une série de réformes judiciaires et administratives.
Le pays avait en partie échappé à la récession de 2009 et enregistrait une croissance de plus de 3 % par an jusqu’en 2012. Mais l’économie a connu en 2013 un net ralentissement, avec une croissance dépassant à peine 1 %. Les exportations ont décru et la consommation a stagné en raison d’une diminution des transferts de revenus issus de la diaspora. La croissance devrait rester faible en 2014, alors que les investissements productifs, en chute depuis 2012, ne connaîtront qu’une augmentation de l’ordre de 2 %.
À son arrivée au pouvoir, le nouveau Premier ministre, Edi Rama, a demandé un audit de la dette publique qui avait soutenu la croissance antérieure et a dû être réévaluée pour 2013 (passant de 60 % à 70 % du PIB). Le gouverneur de la banque centrale est sous verrous en attente de procès pour gestion laxiste (rendue responsable d’un vol de cinq millions d’euros, commis pendant quatre ans par un des employés). Parallèlement, un programme drastique de réduction des dépenses budgétaires, a été établi pour obtenir l’aide du FMI. Il entraîne le report de dépenses d’investissements publics, dans le but de faire passer le déficit annuel de 6 % du PIB en 2013 à 3 % en 2014.
Ces nouveaux choix remettent en cause les politiques de régulation des prix de distribution de l’énergie et de l’eau que le gouvernement Berisha avait gérées de façon à gagner (en 2009) les élections. Rappelons qu’en 2008, la Société CEZ, à dominante tchèque, avait acquis le contrôle de 76 % de la distribution d’énergie albanaise. Le conglomérat pratiquait alors des prix élevés – justifiés selon lui par les coûts – contestés par le régulateur albanais qui devait payer la facture à CEZ, tout en assurant un prix subventionné aux particuliers. En 2013, Tirana a voulu rompre la licence accordée à CEZ en refusant de payer la facture aux tarifs pratiqués et en rendant cet organisme responsable des ruptures d’approvisionnement d’électricité et d’eau dans plusieurs régions du pays. La nouvelle coalition au pouvoir semble décidée à régler ces impayés et à appliquer les normes du FMI. L’austérité produit donc un ralentissement de la croissance.
Un motif d’optimisme pour l’Albanie (et pour la Grèce) a été la confirmation du projet de corridor énergétique TAP (Trans-Adriatic-Pipeline) qui traversera les deux pays pour acheminer le gaz d’Azerbaïdjan vers l’Italie, rendant caduc le projet de gazoduc Nabucco. Au total, on note une amélioration sensible de la situation du commerce extérieur : les exportations (dominées par les minéraux, les carburants et l’électricité) ont augmenté depuis 2009 ; le déficit commercial, qui reste important, est passé de près de 30 % du PIB en 2011 à moins de 20 % en 2013. Si l’UE est le principal partenaire (avec 70 % des exportations et 63 % des importations) – l’Italie venant en première position – la Chine est le troisième pays fournisseur et a doublé sa part dans les exportations albanaises depuis 2008.
Le système bancaire est confronté à la montée des prêts non performants et à la baisse des crédits offerts à l’économie, alors que les banques parentes s’efforcent de réduire leur endettement. Mais depuis 2012, la Banque d’Albanie incite à la filialisation des succursales étrangères de façon à pouvoir les inclure dans son champ de supervision (des banques grecques sont concernées pour l’instant).
L’ensemble de ce panorama a renforcé les pronostics de croissance faible, estimée à 1,3 % pour 2014.8
Sources :